Mon berceau/L’Archipel du premier arrondissement

Bellier (p. 80-87).

L’ARCHIPEL

DU PREMIER ARRONDISSEMENT

LE PONT-NEUF — MOINES ET BANDITS — PROSTITUTION FÉODALE —
LES PÂTÉS DE CHAIR HUMAINE — LE VERT-GALANT.


Voilà un titre qui est fait pour intriguer plus d’un lecteur, il me semble ; c’est que je veux parler du bon vieux temps, appelé ainsi par antinomie, n’en doutez point.

Aujourd’hui les Parisiens ne connaissent que la Cité et l’île Saint-Louis, eh bien ! autrefois il y avait un archipel à la place de ces deux îles ; la Cité a absorbé petit à petit ses sœurs et couvre précisément la partie actuelle qui s’étend du boulevard du Palais au terre-plein du Pont-Neuf et qui appartient au premier arrondissement. J’ai pensé qu’il serait peut-être intéressant d’y faire à grands traits une promenade rétrospective.

D’abord, sous les Gaulois, alors que nos premiers pères n’étaient que de pauvres pêcheurs, logés dans de misérables huttes de feuillage et de boue, la Cité s’appelait l’île des Corbeaux ; puis plus tard elle prit le nom d’île du Palais, jusqu’en 508.

Le terre-plein du Pont-Neuf formait une petite île connue sous le nom de la Gourdaine ; longtemps solitaire, déserte, stérile, elle ne fut transformée qu’en 1607, époque à laquelle Henri IV la donna au premier président de Harlay.

À côté se trouvaient les îles aux Juifs et aux Treilles ; au nord l’île de Bucy était séparée par un étroit canal de l’île aux Juifs. La Motte aux Papelards — désignation suggestive qui se passe de commentaires, n’est-ce pas ? — se trouvait à l’extrémité. C’est la réunion de toutes ces îles et de tous ces îlots qui a donné à la Cité sa longueur actuelle de 2 140 mètres sur une largeur moyenne de 500 mètres environ.

Cette île aux Juifs ou aux vaches, ou du passeur aux vaches, se trouvait tout à fait à l’extrémité ouest de la Cité. C’est là que s’est accompli un grand crime historique. C’est là que le 11 mars 1314, on dressa le bûcher de Jacques de Molay, le grand maître des Templiers, et c’est à l’emplacement même du bûcher que se dresse aujourd’hui la statue équestre de Henri IV, le roi sceptique par excellence.

Le Pont-Neuf — autrefois — commencé le 31 mai 1588 par Jacques Androuet du Cerceau, relia l’île du Passeur aux Vaches à la Cité.

Dès 1775 le Pont-Neuf était en ruine et depuis on n’a cessé de réparer ce jeune vieillard.

Je ne veux pas refaire ici l’histoire du Pont-Neuf, si connue, si populaire dans l’esprit des Parisiens, parler de la Samaritaine qui était un établissement hydraulique, destiné à alimenter d’eau les gens du quartier, avant d’être la maison de bains célèbre, avec son palmier empanaché de fumée et qui fait la joie des enfants ; ni des maisons bâties sur ses parapets, lors de la fameuse restauration de 1775 et qui lui donnaient un si curieux cachet : nos anciens s’en souviennent encore ; ni de l’émeute de 1648 qui mit tout à coup en pleine lumière le cardinal de Retz, venant haranguer le peuple, avec ses habits pontificaux, au beau milieu du pont et obtenant la délivrance de l’infortuné Pierre Broussel, le père du peuple ; ni de Tabarin et de Gautier-Garguille qui amusèrent tant nos pères, et, en Français malins qu’ils étaient, inventèrent le vaudeville.

À quoi bon ? tout cela est connu, tout cela a été popularisé par l’image, par le théâtre, par la plume de plus de mille écrivains, et je veux plutôt faire un saut en arrière dans ce que fut cette partie si curieuse du premier arrondissement de 500 à 1500, pendant une période de 1000 ans environ.

Quand on cherche, à force de patience, d’étude, de savoir, de divination rétrospective, d’imagination et de volonté, à revivre la vie si curieuse de nos ancêtres dans notre bonne ville de Paris, dans la Cité, pendant cette longue et atroce période de barbarie, de fanatisme et de cruauté qui s’appelle le Moyen-Âge, on peut affirmer hautement que l’on est empoigné par un sentiment autre que l’intérêt ou la curiosité, ou même la terreur. C’est tout cela et c’est plus : on est stupéfait.

Sous Saint-Louis, par exemple, il n’y a pas si longtemps que cela relativement, de 1226 à 1270, la Cité, divisée en un certain nombre de quartiers noirs, infects, aux rues tortueuses, innombrables, sordides, étroites, était couverte d’un nombre incalculable — je souligne avec intention — d’églises et de couvents, renfermant des prêtres dépravés, des moines pouilleux et des religieuses perverties.

Mais là, bien entendu, je parle de cette débauche sanguinaire dont on n’a plus d’idée aujourd’hui ; à côté de tous ces frocards des deux sexes, grouillant dans une promiscuité aussi honteuse qu’impossible à décrire, même en latin, les nobles, les gens d’armes, les reîtres, armée de bandits à la solde d’une noblesse plus criminelle encore ; en bas, le peuple crevant de misère et, au milieu de tout cela, la Cour de France !

Mais ce n’est pas tout ; il fallait bien pourvoir aux plaisirs de messieurs les moines et prêtres du temps, de messieurs les soudards ; aussi, dans le quartier Saint-Denis de la Châtre, en pleine Cité, se trouvait la fameuse rue de Glatigny, connue sous le nom de Val d’Amour. Les dames au corps gent, folles de leur corps, une tasse d’argent accrochée à la ceinture pour offrir à boire aux frocards ou aux soudards qui montaient chez elles — quand leur domicile n’était pas dans un coin bas comme un terrier à lapin — se tenaient assises sur les bornes, un livre de prières à fermoir doré à la main. Jamais, non jamais, on ne vit plus atroce débauche, plus profonde corruption, alliées à plus hypocrites superstitions, à plus lâche fanatisme : ce brave Louis IX, vivant au milieu de cette pourriture, est devenu un saint ; il y a évidemment là une grâce d’État que je ne veux pas chercher à approfondir, car je n’arriverais pas à comprendre.

Les rues n’étaient pas pavées et formaient des cloaques immondes, quoique l’on ait prétendu que Philippe-Auguste avait commencé à faire paver les rues de la Cité, et les cochons du temps se roulaient avec volupté dans cette fange, sous les yeux hébétés des prostituées, des moines et des soldats qui formaient l’entourage fort malpropre d’une cour fanatique et bête : et c’était ça la monarchie française !

Je comprends maintenant pourquoi les orléanistes la regrettent avec désespoir ; c’est ça qui amuserait le prince Gamelle, l’amoureux transi des vieilles grues !

Silvestre a prétendu quelque part que le cochon, animal essentiellement propre, poétique et sentimental, avait été dépravé par le contact de l’homme ; quand on a le courage de fouiller nos vieilles annales, de voir ce qu’était la Cité, ce morceau du premier arrondissement, on ne tarde pas à croire qu’il doit avoir raison.

C’est encore dans la Cité que se trouvait la rue des Marmousets, de marmon (marbre), marmous (singe) ou simplement marmot.

Je cite ces étymologies parce qu’elles ont fait la joie des soi-disants savants, toujours heureux d’épater le public.

Là, un barbier célèbre rasait ses clients, c’était simple : premier mouvement, il vous coupait le cou d’un autre… coup de rasoir ; second mouvement, il vous flanquait dans sa cave par une trappe ; troisième mouvement, comme sa cave était commune avec celle de son excellent compère et voisin, le pâtissier, il s’empressait, de concert avec lui, défaire avec votre carcasse d’excellents pâtés de chair humaine dont raffolait toute la population parisienne qui, d’ailleurs, ignorait le procédé, je dois le dire.

Aussi, un bon et doux moine, le père Dubreuil, s’empresse d’ajouter, en racontant cette histoire véridique, qui mit toute la Cité en l’air lorsqu’on la connut, que ces pâtés étaient excellents, « d’autant plus que la chair de l’homme est plus délicate à cause de la nourriture ».

C’est exquis, n’est-ce pas, cette assurance du prêtre en question qui a l’air de parler en connaissance de cause ?

Aujourd’hui, le premier arrondissement ne possède plus l’île aux Juifs ou du Passeur aux Vaches, ni l’île de la Gourdaine, ni celle de Buci, ni l’île aux Treilles, ni la Motte aux Papelards.

C’est moins pittoresque, c’est possible, mais la grande Révolution a balayé, assaini et purifié ce coin de terre empoisonné par mille ans de féodalité féroce et de théocratie imbécile, et je trouve que nous devons en avoir une fameuse reconnaissance à nos pères.

Après la guerre, l’ex-jolie petite île du Passeur aux Vaches a vu la foule venir un instant écouter au frais, par les beaux soirs d’été, les chansonnettes du café-concert du Vert-Galant ; puis un skating à roulettes lui a succédé, au moment de la grande fureur de ce sport, qui devait être détrôné par la bicyclette.

Depuis quelques années on a fait de cette île un petit square très propret, très ombragé, charmant et néanmoins peu fréquenté.

C’est bas, il faut descendre tout exprès par un escalier rapide derrière la statue de Henri IV, beaucoup de passants l’ignorent. Cependant, on y fume délicieusement un cigare à l’ombre d’arbres superbes — un surtout est véritablement imposant et étend horizontalement ses branches comme des bras de géant — en évoquant doucement les ombres falotes de ce passé sinistre, fait de boue et de sang.