Bellier (p. 271-282).

CONTÉ


UN GRAND HOMME DU PREMIER ARRONDISSEMENT — SON RÔLE EN ÉGYPTE — L’AÉRONAUTE ET L’INVENTEUR DES CRAYONS — FANTAISIES DE LA POSTÉRITÉ.

Conté qui était un inventeur de premier ordre, un grand patriote et un vrai savant, n’est guère connu aujourd’hui que par ses crayons ; cependant, il est intéressant de remettre en lumière cette grande figure, qui fut l’une des gloires les plus pures de la France, aussi bien que du premier arrondissement, et c’est pourquoi j’ai résolu de consacrer ces quelques lignes à sa mémoire.

Et puis, ne fut-il pas un des premiers vulgarisateurs de la science aéronautique et, en ma qualité de président de la Société des Aérostiers civils de la Seine, j’avoue que ce côté tout spécial de ses rares aptitudes ne saurait me laisser indifférent.

« Conté — disait Napoléon — qui était à la tête des aéronautes : homme universel, ayant le goût, les connaissances et le génie des arts ; précieux dans un pays éloigné, bon à tout, capable de créer les arts de la France au milieu des déserts de l’Arabie. »

« Conté a toutes les sciences dans la tête et tous les arts dans la main, » affirmait Monge. Et Berthollet ne craignait pas d’écrire que : « Conté est la colonne de l’expédition d’Égypte et l’âme de la colonie ».

La ville de Séez, auprès de laquelle il était né, a bien élevé, en 1852, une statue à N.-J. Conté, en gravant sur le piédestal les paroles de Napoléon Ier, ce qui n’empêche que, par une singulière fantaisie de la renommée, qui s’attache souvent aux petites choses, c’est l’inventeur seul des crayons qui est resté populaire et qui a tué le savant aux yeux de la postérité. Il est vrai, pour excuser cette dernière, que les crayons ont rendu beaucoup de services, ce qui expliquerait en quelque sorte l’inconsciente reconnaissance de la foule.

J’ai là, sous les yeux, une courte biographie que ses petits-fils, MM. Desvernay, qui vendent encore modestement les crayons de leur aïeul, dans la rue de Rivoli, lui ont consacrée il y a quelques années, et je crois que le plus simple est d’en tirer les extraits les plus saillants de la vie relativement si courte, et cependant si bien remplie, de Nicolas-Jacques Conté, né le 4 août 1755 ; avec ses étonnantes facultés, il arrivait juste à point pour jouer un rôle important et — ce qui vaut mieux — utile, dans cette fin si tourmentée du siècle dernier.



À neuf ans, il fabriquait, avec un couteau, un violon qui a servi dans les concerts et qui doit encore exister aujourd’hui ; à quatorze ans, il repeignait un panneau pour l’Hôtel-Dieu de Séez et tout le monde était étonné de ses dispositions artistiques. Bientôt il s’adonnait à l’étude de la physique et de la chimie, et ses découvertes, se succédant sans interruption, ne tardaient pas à le placer au premier rang des savants de l’Europe.

Il y a même dans cette constatation quelque chose d’étrange qui prouve bien que chaque homme arrive avec ses qualités, ses aptitudes propres et, qu’à tout prendre, on n’est maître ni de son intelligence, ni de sa destinée ; tant mieux pour ceux qui ont le bon lot et qui sont bien doués par la nature ; c’était, certes, le cas de Conté.

Le comité des monnaies ne pouvait pas arriver à frapper une médaille commémorative : Conté est appelé et invente la machine à fabriquer les monnaies.

À la première école des Aérostiers de Meudon, qui remonte à 1796, il améliore les tissus, produit le gaz hydrogène à bon marché, découvre des vernis imperméables et sans action sensible sur le gaz, et, en dehors de ses cours aux élèves aérostiers, écrit un traité sur l’aérostation.

C’est pendant une de ses expériences sur les gaz et vernis qu’il fut victime de la terrible explosion qui lui enleva l’œil gauche.

Vous croyez peut-être qu’à peine guéri physiquement, il est guéri de ses expériences ? Allons donc, Conté est né inventeur comme d’autres naissent épiciers ou sénateurs, comme dit la chanson. Il faut qu’il aille de l’avant, qu’il découvre, et ce sera là son éternel titre de gloire, son titre impérissable à notre reconnaissance, c’est qu’il faut qu’il découvre, dans l’intérêt même de la France ; c’est à croire que les époques héroïques font les âmes bien trempées, élèvent et purifient celles qui le sont déjà.

Aussi Conté restera-t-il comme le type de l’inventeur patriote — deux jolis mots que l’on est heureux de voir réunis ensemble et qui ne devraient jamais se trouver séparés. Malheureusement, le plus souvent, les inventeurs patriotes sont jetés au fond des cachots, comme Turpin, par des ministres fanatiques, qui sont les plats valets de l’Angleterre et de l’Allemagne.

Donc, à peine guéri, le voilà de nouveau sur la brèche, reprenant ses expériences. C’est alors que le Directoire le nomma chef de brigade d’infanterie, commandant les établissements aérostatiques.

C’est de Meudon que partirent les aérostats pour les armées de la République. L’Entreprenant Entreprenant, le Céleste, l’Hercule et l’Intrépide rendirent des services qui sont encore présents à l’esprit des hommes qui s’occupent de stratégie militaire.

Sur ces entrefaites, le gouvernement fondait le Conservatoire des Arts-et-Métiers et Conté était chargé de mener à bien l’entreprise, avec Vandermonde et Leroy ; de plus, on lui donnait le titre de démonstrateur au Conservatoire des Arts-et-Métiers.

Conté était en train de chercher et de découvrir — car pour lui c’était tout un — des couleurs nouvelles pour la peinture à l’huile, le pastel, la miniature, le lavis et l’émail et un baromètre solide, pouvant servir à une foule d’expériences, lorsqu’il dût partir avec l’expédition d’Égypte, en qualité de chef du corps des aérostiers.

Alors commença pour lui une vie extraordinaire de travail, d’activité invraisemblable, de surmenage intellectuel et physique qui constitue une véritable épopée, dont sa famille garde pieusement le souvenir. Elle a raison, car là, comme partout, comme toujours, c’était pour la France qu’il allait se dépenser.

À Alexandrie, il fallait construire, en deux jours, au phare, des fourneaux à boulets rouges. Conté les construisit et la flotte anglaise, non seulement ne put débarquer, mais se retira.

Peu de temps après, l’Institut d’Égypte était fondé au Caire et Conté y entrait dans la classe de physique, à côté de Berthollet, Dolomieu, Geoffroy, Delile, Larrey, Des Genettes, qui étaient bien véritablement l’élite des savants français.

Pendant la terrible révolte du Caire, Bonaparte atterré, à son retour, s’écrie :

« — Que devenir, nous n’avons plus même d’outils. »

— Nous en ferons ! répondit simplement Conté, et pendant ces sanglantes journées, à la tête de ses aérostiers, il fut aussi héroïque que son collaborateur et ami, Monge. Kléber, pour reconnaître tant de courage chez le savant, lui remit une épée d’honneur que nous avons vue dans les mains d’un de ses petits-fils.

Oui, tout manquait en Égypte, mais les Français étaient des héros, dans le sens le plus large du mot, et c’est ainsi qu’avec une poignée d’amis trempés comme lui, Conté improvisa une fabrique de draps, des moulins, des tanneries, des arsenaux, une poudrière, et, sur ses loisirs, cet homme extraordinaire représentait les monuments, les mœurs, les coutumes, les manufactures primitives des Orientaux, etc., etc., en cent cinquante aquarelles dont plusieurs sont parvenues jusqu’à nous.

N’est-ce pas le cas de citer ici la lettre que lui adressait Chaptal, par ordre du premier Consul ?

« Le gouvernement, informé des services que vous rendez à l’armée d’Orient, me charge d’être auprès de vous l’interprète de sa satisfaction. L’Europe vous devait des découvertes utiles, l’Égypte vous devra presque tous ses arts.

« Il vous est glorieux d’attacher votre nom à tous les monuments qui doivent à jamais illustrer l’Égypte ; il est permis de s’enorgueillir lorsque, comme vous, on peut dire : « J’ai construit le premier moulin, j’ai formé la première fabrique, j’ai préparé le premier acier, j’ai fondu le premier canon. »

Et moi, j’ajouterai : N’est-il pas douloureux de constater qu’aujourd’hui tout ce qui a été obtenu par tant de patriotique ténacité, par tant de génie presque, soit tombé au pouvoir des sauterelles rouges, grâce à la duplicité, plus, à la lâcheté de certains de nos hommes d’État qui, comme M. de Freycinet, rêvent d’abandonner toutes nos colonies à l’Angleterre. Cette politique a un nom dans l’Histoire : c’est de la haute trahison !

Rentré en France, on lui laissa le choix entre les plus brillantes récompenses, Conté répondit : « Je désire que les hommes qui ont servi sous mes ordres reçoivent de l’avancement. »

Cependant, Bonaparte faisait figurer le chef des aérostiers de l’expédition d’Égypte parmi les premiers décorés de la Légion d’honneur.

La Société d’encouragement de l’industrie nationale fut créée sur ses conseils et, lorsqu’il fallut publier les résultats de l’expédition scientifique d’Égypte, le ministre Chaptal pensa à lui ; Conté entra dans la commission comme commissaire du gouvernement, chargé des travaux d’impression et de gravure.

C’est alors qu’il inventa une machine à graver sur le cuivre, qui économisa 300,000 francs au gouvernement, rien que sur ce travail, tout en donnant une exécution aussi irréprochable que celle de l’artiste le plus habile.

On a prétendu que les Anglais avaient inventé cette machine à graver, c’est absolument faux, d’autant plus faux que Conté en avait déjà inventé une, moins parfaite, à la vérité, avant l’expédition d’Égypte.

Il me faudrait des colonnes pour rappeler toutes les inventions de Conté ; je citerai seulement ici celles dont il fit part aux séances de la Société d’encouragement de l’industrie nationale.

La machine à broyer le plâtre, l’emploi des forces des vagues de la mer comme moteur pour élever l’eau dans les marais salants, les machines d’irrigation, une machine hydraulique sans piston ni soupape, les ballons-télégraphes, le baromètre en fer, un électromètre, un hydromètre et un pyromètre, et enfin le fameux crayon artificiel.

On était en 1794, la guerre venait d’être déclarée à l’Angleterre qui possédait le monopole du graphite de la seule mine de Borrowdale, dans le Cumberland ; comment faire pour donner des crayons à nos officiers, à nos ingénieurs ?

Comme toujours, on s’adresse à Conté qui crée une substance propre à remplacer la plombagine anglaise ; son crayon — excellent et à bon marché — était inventé, et il fallut le forcer pour prendre un brevet.

Cette découverte, remontant au mois d’avril 1794, est donc bien encore purement française, quoi qu’aient pu dire nos rivaux.

Je ne veux pas allonger outre mesure cette simple note.

Usé par l’excès de travail, Conté mourait d’un anévrisme le 15 frimaire an XIV (6 décembre 1805), âgé seulement de 50 ans et 4 mois.

Si le lecteur veut des détails sur la fabrication si curieuse des crayons Conté, sur les gammes chromatiques de leurs couleurs, sur la façon victorieuse avec laquelle ils luttent contre la concurrence étrangère, qu’il aille trouver les petits-fils du grand Conté, MM. Desvernay, il sera sûr d’être le bienvenu.

Pour moi, je n’ai voulu rappeler ici, en parlant de Nicolas-Jacques Conté, que ses remarquables travaux, comme initiateur dans l’art de l’aérostation et dire que son nom, aussi bien que sa maison, honoraient profondément notre premier arrondissement.