Mon berceau/Les noms des rues de Paris

Bellier (p. 263-270).

LES NOMS DES RUES DE PARIS


QUALIFICATIFS DÉMODÉS OU IMMORAUX — GLORIFICATION DES ALLEMANDS — INVASION DE LA QUINCAILLERIE — RÉFORMES URGENTES — LEÇONS D’HISTOIRE — HOMMAGE AUX GRANDS HOMMES, LA VILLE DE PARIS RECONNAISSANTE.

Lorsque l’on parcourt Paris, on est vraiment stupéfait du nombre incalculable de noms de rues qui choquent la vue, le bon sens, plus, le sentiment patriotique de la population.

On nous dit toujours que le Conseil municipal de la Grand’ville est abominablement révolutionnaire et qu’il va changer tout cela ; pour moi, je trouve, au contraire, qu’il est très timoré, très popote, très mou, et je me demande avec inquiétude quand il se décidera enfin à apporter un peu d’esprit de suite dans cette indispensable modification des noms de nos rues.

Je veux laisser de côté tous les noms bizarres ou trop pornographiques, dans leur verdeur, que nous a légués le passé ; tous ceux qu’il serait si facile de critiquer dans le premier arrondissement, autour des Halles, par exemple. Mais enfin n’est-il pas absurde de relever, dans Paris, les rues Achille, Alphonse, Amélie, Berthe, Bertrand, Blaise, Blanche, Caroline, Charlot, Christine, Clément, Crespin, Élisabeth, Ernest, Ernestine, Hélène, Jacob, Jeanne, Lambert, Léonie, Léontine, Raoul, Stanislas, Vincent, Vital ?

Je ne cite ici que celles qui me tombent sous les yeux, mais les passages qui portent un petit nom sont aussi fort nombreux et les rues qui portent un nom de saint encore plus nombreuses ; c’est absurde et cela ne rime à rien ; on n’a qu’à déclarer tout de suite que tous les saints du paradis auront le droit de servir de patron à une rue de Paris, ça sera plus simple, ou que le Conseil municipal fasse comme avec la rue Denfert-Rochereau, qu’il s’en tire par un calembour, que la rue Ernest devienne rue Ernest Renan, la rue Lambert, rue Lambert Thiboust, la rue Jeanne, rue Jeanne Hachette, je suppose, et alors la chose deviendra compréhensible.

Maintenant, voulez-vous que nous voyions un peu ensemble avec quelle rage étourdissante nous rendons hommage aux grands hommes (!) allemands ? Écoutez un peu cette nomenclature écourtée et vous serez stupéfaits de notre naïveté, car je vous jure bien que les vrais grands hommes français ne sont point tenus en si grand honneur que cela à Berlin.

Citons au hasard les rues Beethoven, Erlanger, Gutenberg, Herschel, Leibnitz, Mozart, Ruhmkorff, Goëthe, etc., etc. ; c’est à croire, ma parole d’honneur, que nous sommes devenus le Panthéon du Waterland : c’est un peu trop bête à la fin. Et les rues Monsieur, Madame, Mademoiselle, Monsieur-le-Prince, etc., à quoi cela rime-t-il ?

Mais ce n’est pas tout. Vous croyez peut-être qu’il nous suffit d’être envahis par un tas de noms de calendrier, sans valeur, sans couleur, sans raison, et par un autre tas de noms de tous les plus ou moins grands hommes allemands, anglais, italiens, autrichiens, etc., toute la triple-alliance en un mot ? Quelle erreur est la vôtre ! Jusqu’à présent nous cheminions doucement dans une routine archiséculaire, où nous étions dupes à force d’être naïfs envers les étrangers, mais voilà que maintenant nous tombons dans le grotesque, le bouffon et le trivial.

Ainsi, dans le dix-septième arrondissement, aux Ternes, M. Émile Allez donne à une rue le nom de son gendre, M. Aumont-Thiéville, puis il meurt, et sa veuve donne à une rue son propre nom d’Émile Allez ; en vertu de quelle délibération du Conseil municipal, S.V.P. ? Il s’agit là de rues libres, non grillée, et l’on se demande avec stupéfaction où nous allons, si tous les clincailliers de Paris, comme disait Cherbuhez, si tous les marchands de vieux fourneaux arrivent à donner ainsi, sans difficulté, leurs noms aux voies de Paris.

Et que l’on ne vienne pas nous dire que le Conseil municipal n’est pas renseigné, ou est surpris dans sa bonne foi, et qu’il peut confondre un épicier avec un grand peintre ou un illustre compositeur, par exemple.

Un journal du matin expliquait dernièrement les formalités ; elles ne sont pas minces, jugez-en plutôt :

« La pose d’une plaque indicatrice de rue ou d’un numéro de maison, à Paris, nécessite des formalités assurément exagérées.

L’ingénieur de la voie publique doit fournir un plan accompagné d’un rapport, qui doit être approuvé par arrêté préfectoral. Ampliation de cet arrêté est ensuite adressée à l’entrepreneur chargé de la pose. Au moment où l’on commence ce dernier travail, avis de tout changement apporté dans le numérotage des maisons est donné à la préfecture de police, au directeur des postes et télégraphes, au directeur des contributions directes. C’est alors seulement qu’un nom de rue ou un numéro de maison a reçu son existence légale.

La plaque indicatrice du nom de rue doit être posée à hauteur du réverbère le plus rapproché. Quant aux numéros des maisons, ils doivent être placés, autant que possible, au-dessus de la porte principale, en mettant toujours les numéros pairs à droite et les numéros impairs à gauche de cette porte.

Par tolérance, quand une maison a au-dessus de sa porte principale un écusson, on peut y placer le numéro. »

On sait donc exactement à quoi s’en tenir à l’Hôtel-de-Ville, et lorsque toute une famille de négociants en vieux fourneaux et en jeunes marmites, donne ses noms et prénoms obscurs aux rues d’un quartier, c’est que le Conseil municipal est complice et c’est là précisément ce qui est intolérable.

Comment, mais avec ces vocables vieillots, absurdes ou étrangers qui se prélassent aux coins d’un trop grand nombre de nos voies publiques, on croirait, en vérité, que nous sommes pauvres en grands hommes, que le génie est rare chez nous, que les esprits qui ont honoré l’humanité font défaut dans notre race et que nous sommes obligés d’aller mendier chez les Allemands ou les fumistes, les Italiens ou les marchands de vieilles ferrailles, un peu de gloire !

Allons donc, c’est absurde et il est temps, plus que temps, en vérité, que le Conseil municipal se décide à faire le grand lavage que l’on nous promet depuis de si longues années.

Ceci dit, une fois pour toutes, qu’il me soit permis de terminer par un souhait bien modeste, mais pratique, nonobstant : que Paris imite simplement ce qui se fait dans un grand nombre de villes de province et ce sera un progrès — à tous les points de vue — surtout à celui de l’enseignement populaire, car cela sera la permanente et impérative leçon de choses qui portera ses fruits, n’en doutez pas.

Exemple : confectionnez vos plaques bleues, messieurs les conseillers municipaux, de la manière suivante :

RUE ALEXANDRE DUMAS
Romancier français
1803-1870
AVENUE VICTOR HUGO
Poète français
1802-1885

Les deux dates indiqueront les années de la naissance et de la mort. Voulez-vous un autre exemple :

AVENUE DE L’ALMA
Victoire des Français sur les Russes
20 septembre 1854

Avec ce procédé si simple, messieurs du Conseil municipal et vous, monsieur le Préfet de la Seine, croyez-moi, vous instruirez notre brave jeunesse parisienne, vous lui apprendrez le culte des grands hommes, vous lui ferez sucer en venant au monde l’amour de la patrie, à son insu, en courant le matin à l’atelier ou à l’école et cela vaudra infiniment mieux, sera infiniment plus pratique et plus patriotique que d’exalter le nom d’un philosophe prussien ou d’un marchand de moutarde, dont le seul titre est d’être devenu millionnaire sur le dos de ses malheureux ouvriers, qu’il a fait turbiner toute leur vie comme des nègres, pour arriver plus promptement à l’édification de sa scandaleuse fortune[1].


  1. La présente chronique a paru dans le Premier Arrondissement, le 11 décembre 1892, et je suis fort heureux de pouvoir ici remercier publiquement le Conseil municipal de Paris d’avoir bien voulu s’en souvenir, en appliquant mes idées, dans sa mémorable séance du 22 février 1893.

    Du reste, pour l’édification de mes lecteurs, voici un extrait de la discussion, qu’ils pourront retrouver à la page 393 du Bulletin municipal officiel, portant la date du jeudi 23 février 1893 :

    M. Patense, rapporteur. — En terminant. Messieurs, nous devons aussi rappeler des propositions de nos collègues MM. Maurice Binder et Lampué, dont nous n’avons pas été saisis, mais qui nous ont paru heureuses et que nous voudrions voir appliquer le plus possible.

    Nos collègues demandent que, au-dessous du nom, les plaques portent les titres, la profession, ou une indication s’il s’agit d’un nom de ville de bataille, etc. Cela serait un très bon enseignement pour les jeunes gens, et que de noms qui, dépourvus des titres et qualités de leur patron, perdent ainsi tout intérêt pour la population !

    Nous invitons l’Administration à examiner cette proposition et à l’appliquer chaque fois que cela sera possible.

    Voici quelques exemples qui nous paraissent très applicables :

    JUNOT
    Général français
    1771-1813

    CHARLES ROBIN
    Médecin français
    Membre de l’Institut

    Nous reconnaissons très volontiers que l’Administration se trouvera quelquefois en présence de titres difficiles à exprimer dans le cadre très étroit de ces plaques ; aussi nous lui demandons de le faire chaque fois qu’elle le pourra et non pour tous invariablement.

    M. Vaillant. — Je rappelle que la proposition que j’ai faite est plus étendue que les conclusions de la Commission.

    J’avais demandé que l’on fît placer sur les monuments historiques des plaques rappelant les faits qu’ils sont destinés à célébrer.

    De même, comme certaines rues portent des noms historiques, il est utile que des plaques apprennent on rappellent à la population les événements qui s’y rattachent.

    Je demande que la Commission étudie les moyens de donner le plus de développement possible à ce mode d’enseignement de l’histoire nationale.

    Et plus loin, à la même séance, on pourra retrouver, à la page 394, la motion suivante de notre excellent ami Vaillant, de ce vieux républicain sans peur et sans reproche :

    M. Vaillant, — J’ai l’honneur de déposer la proposition suivante :

    « Le Conseil,

    Considérant :

    Que la proposition de MM. Vaillant, Chauvière et Longuet, adoptée le 24 juillet 1891 et invitant l’Administration à faire apposer sur ou près les monuments historiques de Paris des plaques indicatrices des faits principaux de l’histoire de ces monuments, n’est que très incomplètement, lentement et imparfaitement appliquée.

    Invite de nouveau l’Administration à faire placer sur tous les monuments historiques de Paris, sur tous les édifices et toutes les constructions de réel intérêt historique, artistique et municipal, ou dans leur voisinage immédiat, une plaque indiquant les dates et faits essentiels de leur histoire.

    Signé : Vaillant, Chauvière, Charles Longuet. »

    Renvoyée à la 4e Commission.

    Bravo, Vaillant, bravo, Chauvière, voilà de la bonne instruction civique et républicaine et, encore une fois, merci d’avoir bien voulu prêter une oreille attentive aux propositions du modeste chroniqueur du Premier arrondissement, qui n’a d’autre mérite que d’être, lui aussi, un vieux républicain-socialiste et un citoyen qui aime passionnément son pays natal : la bonne Ville de Paris !P. V.