Garnery (Comédie en un actep. 5-9).

MIRABEAU
AUX
CHAMPS-ÉLISÉES,

COMÉDIE EN UN ACTE ET EN PROSE.


Les ombres doivent être coſtumées chacune dans leur genre.

L’ouverture doit être une muſique douce & paiſible, mêlée de quelques traits plaintifs.

Le théâtre repréſente les Champs-Eliſées.

Toutes les ombres ſont errantes dans le fond du théâtre, quand le rideau ſe lève. On doit voir un eſpèce de nuage imitant une vapeur, elle ſe diſſipe inſenſiblement. Cette vapeur doit terminer la pièce à la fin du chœur.


Scène PREMIERE.

J.-JACQUES, VOLTAIRE, MONTESQUIEU.
Voltaire.

Je te dis encore, Monteſquieu, les tems ſont changés. Les ſiècles de l’ignorance ont diſparus : la lumière s’eſt répandue ſur toute la terre ; tes principes ſur les gouvernemens ne ſont plus de ſaiſon ; partout l’homme reconnoît les loix de la nature, partout ſa douce morale ſe fait ſentir dans les cœurs. J. Jacques a déployé, mieux que nous, cette loi divine.

J. Jacques.

Voltaire, ne m’envie point cet avantage : tu as poſé les premières baſes de tout ce qui s’eſt opéré de grand & d’utile en France.

Voltaire.

Nons fûmes ennemis ſur la terre, quand nos véritables principes devoient nous rapprocher : quand nous tendions tous deux au même but : mais la gloire, la jalouſie, je n’en fus pas exempt. Ah ! combien de fois tu m’as fait trembler. (à part) le boureau ! il brûloit le papier avec ſa plume de feu.

J. Jacques.

Nous ne nous reſſentons plus, dans ce ſéjour de la paix, de ces inquiétudes terreſtres. Mais, Monteſquieu eſt bien ſombre. Quoi ! tu parais ſouffrir de notre converſation : ta mémoire ne fauroit périr : tes ouvrages ont encore beaucoup de partiſans dans tout l’univers ; mais voudrois-tu prétendre que les hommes fuſſent partout les mêmes ? Il n’est qu’une vérité : tout change l’homme utile ne meurt jamais, & quelque fois la nouvelle forme du gouvernement Français, tes écrits n’en ſeront pas moins immortels.

Montesquieu.

L’indulgence te ſied bien : il t’eſt permis d’être généreux, quand tes écrits l’emportent ſur les miens ; mais les crois-tu bien propres à l’eſprit français ; le gouvernement eſt, dans ce moments ſans force & ſans dignité ; le commerce eſt anéanti, & le marchand eſt en faillite ; le délabrement des trois ordres a produit la pénurie dans les finances ; les manufactures ſont déſertes ; l’ouvrier ſans travail, le pauvre ſans ſecours ; les arts & les talens ont diſparus avec les émigrans.

Voltaire.

Ils reviendront, & tout ſe rétablira ſous une meilleure forme.

J. Jacques.

L’état étoit énervé ; le miniſtère étoit vicieux ; le peuple, écraſé d’impôts, ſouffroit ſes maux ſans murmurer dans ſon horrible eſclavage ; fatigué de la tyrannie qu’on exerçoit ſur lui ſans pitié, il a reconnu ſes droits, ſa force. Peut-être a-t-il été trop loin ; mais c’eſt l’effet de toutes les révolutions.

Montesquieu

Combien de victimes périront avant d’arriver à ce point de perfection que vous eſpérez. Le généreux Deſilles, ce jeune militaire, partiſan de la bonne cauſe n’a pas moins été aſſaſſiné par ſes propres ſoldats.

Voltaire.

Ils étoient gagnés ; mais après ce récit qu’il nous a fait de l’état actuel de la France, de la prévoyance des légiſlateurs, de la vigilance des citoyens à diſſiper les complots des factieux, tu dois avoir actuellement plus de confiance à une révolution auſſi ſagement dirigée. Mirabeau ſurtout a l’art de contenir les deux partis ; je n’en ſuis pas étonné ; ſon génie devoit un jour détruire les deſpotes ; les fers, la priſon, l’exil, les baſtilles, rien n’a pu le détourner de ſa vaſte carrière. Que ce grand homme ſoit encore vingt ans ſur la terre, & je te promets, Monteſquieu, que la France rependra une nouvelle ſplendeur.

Montesquieu

Je crains, au contraire, que la nouvelle constitution n’ait point cette énergie que tu lui ſupposes. Les trois ordres ſont indubitablement nécessaires à l’esprit d’un gouvernement monarchique. Le caractère français est changeant : c’est par son inconstance qu’il aime tout ce qui flatte sa vanité. J’ai travaillé pour le bien de mon pays, et suivant vous je n’ai fait qu’un ouvrage ! Mais croyez-vous, l’un et l’autre cette constitution bien affermie ?

Voltaire.

Il n’y a pas de doute : tout est actuellement, je gage, dans le meilleur ordre.

J. Jacques.

Il y a long-temps que nous n’avons eu des nouvelles de la France ; il y a long-temps qu’il n’a paru aux Champs-Élisées de bons patriotes.

Montesquieu.

Je ſuis aux aguets de quelqu’arrivant. Je suis aussi curieux que vous de connoître l’état actuel de ce royaume. Voici Henri IV avec Desilles ; il ſemble qu’ils veulent nous éviter : laiſſons-les s’entretenir à leur aise. (Ils sortent.)