Maison de la Bonne presse (p. 51-56).


CHAPITRE XIII


Un sosie… Le sosie de la véritable Mary…

Comment Aramond ne s’était-il pas douté plus tôt de la vérité, de la vérité qui lui apparaissait si simple à présent, et qui, dans un coup de lumière soudain, lui expliquait tout, ou à peu près tout ?

Et, tandis que le taxi continuait à rouler vers Paris, la fausse Mary, le visage baissé, racontait son histoire, en courtes phrases hachées, par, bribes.

Elle était née à Springfield, dans l’Illinois. Fille unique, elle se souvenait avoir vu ses parents dans l’aisance. Jusqu’à seize ans, elle avait été en pension ; c’était même là qu’elle avait appris le français. Puis, son père avait fait de mauvaises affaires, s’était découragé et laissé aller. Ç'avait été la pauvreté, et la jeune fille avait dû quitter la pension et entrer dans un bureau, comme dactylo.

Dactylo, elle qui avait toujours rêvé d’être riche, afin de pouvoir goûter à tous les plaisirs et à tous les enivrements de la vie. À la pensée d’être obligée de travailler pour vivre, et de se voir condamnée à jamais à cette existence médiocre, une amertume emplissait son cœur, une sourde rancune contre la vie et contre les hommes, un sentiment d’envie mauvaise qui englobait tous les heureux et surtout toutes les heureuses de ce monde.

Si sa mère avait vécu, peut-être, malgré tout, Maud eût-elle pu résister à l’influence de l’ambiance, aux tentations de l’exemple, et aussi à l’entraînement de sa propre nature. Mrs Clawbony était en effet catholique et pratiquante, et avait élevé son enfant dans sa foi. Tant qu’elle vécut son influence et son exemple réussirent à contre-balancer l’exemple et l’influence du dehors. Mais elle mourut, alors que Maud venait à peine d’avoir dix-sept ans. Et la jeune fille resta seule avec un père devenu alcoolique, à peine digne de son respect, et qui ne pouvait être pour elle ni un guide ni un appui.

Elle n’avait pas encore dix-huit ans lorsqu’elle connut Silas Sturner, rencontré par hasard au cours d’un voyage. L’aima-t-elle réellement ? Elle crut du moins l’aimer assez pour lui promettre de devenir sa femme, bien qu’à cette époque le jeune homme ne fût qu’un modeste employé.

Mais la guerre vint. Silas fut mobilisé, partit pour l’Europe. Maud reçut quatre lettres de lui. Puis plus rien…

La jeune fille s’informa, et finit par apprendre que son fiancé avait été officiellement porté au nombre des disparus. On sait dans quelles circonstances[1].

Elle attendit. Des mois s’écoulèrent, puis une année. L’on était toujours sans nouvelles de Sturner. Peu à peu, Maud s’habituait à l’idée de la mort de son fiancé, s’étonnant en elle-même du peu de chagrin qu’elle ressentait. Elle finit par comprendre qu’en réalité elle n’avait pas dû aimer Silas. Il lui avait plu, physiquement par sa beauté hautaine, moralement parce qu’elle sentait en lui une intelligence supérieure et dominatrice, qui lui inspirait confiance en son avenir. La pensée d’être aimée d’un tel homme, elle qui se savait à peine jolie, flattait aussi sa vanité. Mais surtout, il était un maître qu’obscurément elle redoutait, auquel, de caractère plutôt faible, elle n’osait résister, et qui lui avait comme imposé sa tendresse.

Quoi qu’il en fût, Maud finit par se lasser d’attendre un fiancé qu’autour d’elle tout le monde affirmait mort. Depuis longtemps déjà, un riche négociant de Chicago la poursuivait de ses assiduités. Elle finit par consentir à l’épouser, sans amour, uniquement par intérêt, pour pouvoir enfin vivre ce qu’elle appelait la vie des riches.

Riche, elle le fut quatre mois. Puis son mari, comme jadis son père, fit de mauvaises affaires. Lui, du moins, essaya de lutter. Mais il tomba malade et mourut ruiné.

Maud redevint libre. Mais en redevenant libre, elle était redevenue pauvre.


Entre temps, elle avait appris le retour imprévu de Sturner, que tout le monde croyait mort, et qui n’avait été que fou.

Tout d’abord, connaissant le caractère de Silas, Maud avait tremble, redoutant sa vengeance. Puis elle sut qu’il était venu à Chicago, où elle habitait alors, mais sans chercher à la voir, et se rassura un peu.

Or, quinze jours après la mort de son mari, Sturner se présentait chez elle, à Springfield, où elle venait de revenir.

Comme à sa vue elle était devenue pâle et tremblante, il sourit, d’un sourire où il y avait on ne savait quelle amertume mélancolique et hautaine :

— Lorsque j’ai appris votre mariage, Maud, ma première pensée a été d’aller vous tuer. Mais, depuis, j’ai compris qu’en somme il n’y avait rien de votre faute dans ce qui est arrivé. Peut-on, en effet, vous reprocher de n’être qu’une femme, une pauvre femme comme les autres ? Maintenant, c’est fini, j’ai cessé de souffrir. Je ne vous aime plus, Maud. Du moins comme autrefois. Mais nous pouvons rester amis. Amis ou alliés. Je suis venu parce que j’ai besoin de vous, Maud…

Il la regardait, calme et froid ; et, déjà, de sentir peser sur elle son regard de maître, comme autrefois elle subissait l’emprise de cette volonté dominatrice.

C’est alors qu’il lui avait parlé de sa ressemblance véritablement extraordinaire avec Miss Strawford, puis proposé de se substituer à celle-ci, dans le but de s’emparer de sa fortune.


Pour décider Maud à devenir sa complice, Sturner avait fait miroiter à ses yeux l’appât de la richesse, et lui avait promis la moitié de la fortune de Miss Strawford. En d’autres termes, Sturner se contenterait d’encaisser pour sa part un million de dollars, laissant le reste à la disposition de la fausse Miss Strawford.

L’opération ne présenterait aucun risque pour la jeune femme. Tout était prévu. Maud serait mise à même de copier exactement la personnalité de son sosie, non seulement en public, mais encore dans l’intimité. Son rôle lui serait d’ailleurs singulièrement facilité du fait que l’amie intime de Miss Strawford était complice, et resterait près de Maud pour la conseiller et la guider en cas de besoin. D’autre part, Maud connaissait le français, et il lui suffirait de le pratiquer pendant quelque temps pour le parler aussi correctement que Miss Strawford.

Pour plus de sécurité, la substitution devrait s’opérer loin de Pittsburg, c’est-à-dire loin des témoins familiers de l’existence de Miss Strawford, au cours d’un voyage auquel Miss Ligget déciderait son amie.

Comme familiers, il ne resterait près de Mary que la fidèle Louise, la professeur Degenève et enfin Harry Simpson.

Or, il serait facile d’écarter Louise, dont le clairvoyant attachement était à redouter.

Pour le professeur, une fois à Paris, il réintégrerait certainement son home, et d’ailleurs le manque de perspicacité de ce médiocre observateur en faisait un personnage peu à craindre.

Mais réussirait-on à donner aussi facilement le change à un fiancé aussi épris que l’était Simpson ?

Là était la seule difficulté sérieuse de l’opération, difficulté qui nécessita une préparation préalable.

On imagina, en effet, de provoquer une modification artificielle dans le caractère et la façon d’être de Mary, afin que celle-ci apparût changée à tous les yeux, mais surtout à ceux de son fiancé, bien avant le voyage projeté. Dans ce but, Miss Ligget se chargea de faire absorber de temps a autre à son amie, sans que celle-ci pût s’en douter, quelques gouttes d’une drogue qui, sans compromettre positivement la santé de Mary, agissait néanmoins sur son état physique, et surtout sur son moral et sa volonté


Une fortune qui serait encore d’au moins un million de dollars. La vraie richesse… La grande vie… Paris, ses attraits, son luxe, ses plaisirs. Même dans ses rêves les plus audacieux, jamais Maud redevenu pauvre n’avait osé espérer cela.

D’ailleurs, même si elle en avait eu l’intention, elle était incapable d’opposer un refus aux sollicitations de Sturner et de l’emprise dominatrice de son ancien fiancé.

Elle céda donc, tout de suite, presque sans hésitation.

Ce ne fut qu’après avoir dit oui qu’elle songea à formuler quelques objections, notamment celle-ci :

— Devrai-je donc jouer mon rôle jusqu’au bout vis-à-vis de Simpson, c’est-à-dire l’épouser ?

Sturner s’était alors mis à rire, de son rire froid.

— Si votre future… collaboratrice Edith Ligget vous entendait, elle vous arracherait les yeux. Deux mots vont vous faire comprendre la situation, Maud : depuis son enfance, Miss Ligget aime en secret le beau Simpson — car il s’agit d’un très beau façon, vous verrez — et sans le faire voir, en veut à mort à son amie de lui avoir été préférée. En conséquence, à partir du moment où vous personnifierez Miss Strawford, il faudra commencer par vous montrer froide, puis insupportable vis-à-vis de votre fiancé, pour finalement l’amener à vous rendre votre parole. Miss Ligget ne nous prêtera son concours qu’à cette condition.

Toutefois, de ce côté, il ne faudrait pas aller trop vite en besogne, car, au début, on aurait besoin de Simpson pendant un certain temps. Avec celle de Miss Ligget, sa compagnie constituerait en effet quelque chose comme une consécration indiscutable de la personnalité officielle de la fausse Miss Strawford.

De même, après que Maud aurait pris sa place, on aurait encore besoin de la véritable Mary.

Car, pour plusieurs raisons, dont une des principales était qu’il se disait fort pressé, Sturner entendait encaisser son million de dollars à Paris même. C’était donc la moitié de la fortune de Miss Strawford qu’il faudrait faire venir d’Amérique. Et pour une opération de cette envergure, il était prudent de s’entourer de toutes les garanties de succès. En conséquence, on déciderait d’une manière ou de l’autre la véritable Miss Strawford à écrire de sa propre main à son sollicitor et à ses banquiers les instructions nécessaires, que la fausse Mary enverrait de Paris.

Entre temps, Maud s’entraînerait méthodiquement à imiter l’écriture et surtout la signature de son sosie, et au début, un accident opportun viendrait à point pour en expliquer l’imperfection, mais seulement lorsque les instructions de la véritable Mary seraient parvenues à qui de droit.


Bref, l’ingénieur apprit avec un indicible soulagement que Miss Strawford, la vraie, était encore vivante.

Mais était-ce encore pour longtemps ?

— Que fera-t-on ensuite de Miss Strawford ? avait demandé Maud à son ancien fiancé.

Alors, Sturner avait légèrement froncé les sourcils :

— Un conseil, Maud : il ne faudra pas être trop curieuse, mais vous contenter des explications que je croirai devoir vous donner. Ce que votre sosie deviendra lorsqu’elle aura cessé de nous être utile, vous n’avez pas à vous en occuper.

— Il est pourtant nécessaire que je sache si c’est définitivement ou nom que je dois renoncer à ma véritable personnalité.

— C’est définitivement. Dès que vous serez devenue Miss Strawford, Maud Clawbony aura officiellement cessé d’exister. Vous n’aurez d’ailleurs à vous occuper de rien. Il vous suffira de vous mettre solidement dans la tête que Maud Clawbony est morte, et que vous êtes pour jamais Mary Strawford..

Et, pour finir, de sa voix froide, Sturner Favait avertie : désormais, elle était liée et ne pouvait plus se dédire. La récompense était royale. Mais en cas de trahison, ou seulement de défaillance, ou d’imprudence, le châtiment serait impitoyable, et d’ailleurs uniforme, quelle que pût être la faute : la mort, sans phrases, et même sans avertissement préalable.

— Et Sturner ne menace jamais en vain… ajouta la fausse Mary en frissonnant. C’est la mort que je risque en vous dévoilant la vérité, Monsieur Aramond. Et j’ai peur, je ne veux pas mourir… Je ne veux pas mourir, mais je ne peux plus garder pour moi ce secret terrible, qui m’affole. J’ai eu tort de e pas assez réfléchir, avant d’accepter la proposition de Sturner. J’ai été éblouie par la perspective de la vraie richesse, je n’ai pas voulu me demander de quel prix je payerais l’enivrement de connaître enfin les plaisirs et les jouissances enviés depuis si longtemps. C’était comme une folie, une folie froide et mauvaise.

— Après tout, me disais-je, pourquoi la vie est-elle si inégale et si injuste ? Pourquoi pour les uns la pauvreté et la misère, pour les autres la fortune et tous les enivrements ? Pourquoi ne serait-ce pas à mon tour d’être riche ? Je n’ai pas à m’occuper de ce que pourra devenir cette Mary Strawford que je ne connais pas…

Tel était mon état d'âme les premiers jours : au fond, je ne me faisais pas d’illusions, je sentais bien que la spoliation ne pouvait aller sans le crime, et j’acceptais obscurément d’être moralement la complice de ce crime, Depuis, mes idées ont changé. Je ne vois plus les choses de même, et me demande comment j’ai pu volontairement devenir la complice d’une aussi criminelle machination.


On avait dépassé Nanterre et l’on approchait de Paris,

Maud se tut.

Aramond restait silencieux.

Revenu de son premier saisissement, il réfléchissait, coordonnant intérieurement tous les éléments de l’audacieuse intrigue, essayant de discerner les possibilités d’agir.

— Comme vous devez me mépriser … prononça soudain Maud en relevant la tête

— Je vous plains surtout… répondit-il doucement.

— Merci… murmura-t-elle, les larmes aux yeux.

Sur une question de l’ingénieur, elle affirma encore que c’était bien Miss Strawford elle-même qui avait écrit de sa main les instructions relatives au transfert de la moitié de sa fortune à Paris.

Pour pouvoir la manœuvrer plus facilement, on lui avait communiqué une fausse lettre de Simpson, dans laquelle celui-ci se disait de nouveau prisonnier, et avertissait sa fiancée que sa vie à lui dépendait de sa docilité à elle. De plus, on se servait encore à l’occasion de la drogue utilisée à Pittsburg par Miss Ligget, et qui annihilait dans une certaine mesure la volonté.

Bref, entre les mains de ses ravisseurs, Miss Strawford était devenue la plus docile des victimes. Du reste, très bien traitée. Elle ne manquait de rien, et l’on avait pour elle, avait-on affirmé à Maud, non seulement tous les soins, mais tous les égards désirables.

La jeune femme ignorait, d’ailleurs, l’endroit où la véritable Mary était retenue prisonnière.


Le taxi stoppait : l’octroi.

Avez-vous encore quelque chose à me demander ? interrogea alors Maud. Car il va falloir nous séparer.

— Avant tout, il faudrait connaître le nom de la localité où se trouve Miss Strawford, car nous ne pouvons absolument rien tenter avant d’être renseignés à ce sujet.

— J’essayerai… murmura Maud avec effort, et d’un ton où l’on sentait une certaine appréhension.

Alors, Aramond lui dit avec autorité :

— Maintenant que vous vous êtes confiée à moi, il faut aller jusqu’au bout, et nous aider dans la mesure du possible à sauver Miss Strawford. Agissez, naturellement, avec toute la prudence désirable, mais ne soyez pas paralysée par la crainte. Et dès que vous vous sentirez en danger, venez rue Portalis, où vous trouverez un asile, et où vous serez sous notre protection. Nous vivants, nul ne touchera à un cheveu de votre tête, je vous l’affirme.

— Vous comptez donc mettre vos amis au courant ? demanda-t-elle.

— Il le faudra bien. Je crains, en effet, que mes brûlures ne me rendent indisponible pendant quelques jours, et puis, de toutes façons, si je veux agir utilement, je ne puis agir seul. Vous pouvez, d’ailleurs, être certaine le la discrétion de mes amis comme de la mienne.

— Ce n’est pas cela… murmura-t-elle. Mais que vont-ils penser de moi ? M. Raibaud surtout… ajouta-t-elle en rougissant, trahissant ainsi sa préoccupation intime.

  1. Voir les Prétendants de Miss Strawford.