Maison de la Bonne presse (p. 56-59).


CHAPITRE XIV


Car en affirmant à Raibaud, dans les circonstances que l’on sait, qu’avant de l’avoir rencontré elle n’avait jamais aimé, Maud était sincère. Le sentiment qu’elle avait éprouvé pour Sturner n’était en rien comparable à celui qui l’avait entraînée vers Raibaud dès qu’elle avait vu celui-ci.

Lorsqu’elle était arrivée à Paris, en proie à toutes les appréhensions pouvaient inspirer à une nature comme la sienne les débuts d’une délicieuse comédie, elle ne songeait qu’à jouer de son mieux un rôle difficile. Sa fausse idylle avec Sturner avait été pour elle une expérience sentimentale qu’elle croyait définitive ; et elle était persuadée qu’en tant que sentiment sincère et désintéressé, capable à l’occasion de rendre meilleur, l’amour constituait un idéal inaccessible.

Aussi, lorsque Sturner lui avait dit : « Vous savez ce qu’il a été convenu pour Simpson ? N’allez pas vous enticher de lui, Edith Ligget se le réserve… » Maud s’était bornée à sourire, en haussant les épaules. Sous ce rapport, elle se sentait si sûre d’elle, dans son égoïsme, dans sa fièvre de cupidité et de jouissance, dans sa volonté de tout faire pour réussir…

De fait, elle vit Simpson, pourtant au moins aussi beau physiquement que Sturner, sans être le moins du monde troublée, et ce fut avec la plus absolue tranquillité qu’elle commença à jouer près de lui son rôle de fiancée.

Et puis, l’on s’était rendu rue Portalis, et elle avait vu Raibaud, elle n’avait même vu que lui.

Physiquement, Raibaud était peut-être moins bien que Sturner ou Simpson. Mais plus sympathique que celle du premier, sa beauté était aussi plus expressive que celle du second. D’autre part, tout de suite, Maud avait senti en lui une conscience et un caractère. Confusément, elle avait eu alors la révélation de ce que devait être le véritable amour qu’elle ignorait encore, celui où la beauté morale de l’être aimé exerce attraction au moins égale à celle de la beauté physique, et qui, procédant des aspirations les plus élevées, finit par mettre en jeu les plus nobles sentiments.

Mais sur le moment, ces choses ne furent qu’entrevues par Maud, qui ne comprit pas tout d’abord combien était grande la différence qui moralement séparait Raibaud de tous ceux que la jeune femme avait connus jusqu’alors. Certes, elle se rendait compte que le docteur n’était pas une nature commune. Mais elle ne sut pas résister à l’entraînement de ses sentiments, manqua de réserve, et finit par indisposer contre elle un homme qui, pourtant, n’était que trop porté à l’aimer.

Le jour où elle comprit son erreur, elle se rendit également compte qu’elle se trouvait dans une situation sans issue. Car, comment persuader Raibaud qu’elle n’avait jamais aimé que lui tant qu’il la croirait la véri- table Miss Strawford ? Et impossible de détromper le jeune homme sans risquer non seulement sa nouvelle fortune, mais sa vie ; car dévoiler la vérité, ce serait trahir, et Sturner n’était pas homme à pardonner une trahison.

Ce fut alors que, maudissant cet amour importun, elle avait essayé de s’étourdir et d’oublier, en se jetant dans le tourbillon des plaisirs parisiens. En vain, d’ailleurs : toujours et partout, l’image de Raibaud la suivait. Elle finit par abandonner l’espoir de vaincre et d’oublier, et revint rue Portalis, résignée à souffrir sans espoir, et à se contenter pour tout bonheur de voir Raibaud de temps en temps.

Du reste, elle n’en persistait pas moins dans sa complicité volontaire, Même malheureuse, il lui semblait impossible de renoncer à ses rêves de richesse et de jouissance. Au contraire, dans son inconsciente amoralité, elle estimait que ceci seul pouvait la consoler de cela. Et puis, déjà, elle se sentait la prisonnière de sa faute, et ne croyait pas qu’il lui fût possible. le voulût-elle, de s’affranchir du joug criminel dont elle était l’esclave.

Des remords, pourtant, finirent par s’éveiller en elle, jour après jour sous des influences diverses.

La fréquentation de Thérèse Aramond lui inspira notamment des réflexions qui la troublèrent, et un jour vint où elle ne put penser sans rougir au contraste qui existait entre sa propre existence et celle de cette enfant qui l’accueillait avec tant de confiance.

De même, et probablement du fait que son rôle l’avait obligée à fréquenter de nouveau l’église, elle constatait en elle un réveil encore vague mais réel, du sentiment religieux.

Enfin, au fur et à mesure que le temps s’écoulait, ses complices, ef notamment Edith Ligget, se montraient plus confiants vis-à-vis d’elle ; et mieux éclairée, Maud avait fini par redouter que Miss Strawford ne fût pas la seule victime immolée à la cupidité ou à la vengeance de Sturner.


Ce matin-là, de bonne heure, Edith Ligget avait été appelée au téléphone.

Lorsqu’elle était revenue près de Maud, celle-ci avait remarqué quelque chose d’insolite dans l’attitude de sa complice, et s’était informée s’il y avait du nouveau.

Miss Ligget avait répondu négativement. Mais tout le reste de la matinée elle avait manifesté les symptômes d’une agitation mal contenue ; et après déjeuner, contrairement à son habitude, elle était sortie seule, sans demander à Maud de l’accompagner, en disant qu’elle se rendait chez son dentiste.

Alors, l’idée vint naturellement à Maud qu’il se préparait décidément quelque chose qu’on avait intérêt à lui cacher. Peut-être venait-on de se décider à supprimer la véritable Miss Strawford.

Cette seule supposition bouleversa Maud qui, sous l’impulsion d’un sentiment irraisonné, s’habilla rapidement et sortit presque immédiatement derrière sa complice, dans l’intention de la « filer ».

Ce fut ainsi qu’en suivant dans le taxi qu’elle avait eu la chance de rencontrer la limousine où elle avait vu monter Edith, elle était arrivée à temps pour sauver Aramond, auquel elle était à cent lieues de songer.

Plus encore que le crime lui-même, les circonstances dans lesquelles il avait été perpétré révoltèrent alors la jeune femme, qui sentit protester en elle tout ce qui était resté de bon et d’humain.

Ç'avait été pour elle comme une révélation soudaine. Pour la première fois, elle s’était rendu nettement compte de quels criminels elle était devenue la complice. Et, sous le coup de l’indignation mêlée d’une sorte d’horreur qui la soulevait, elle avait parlé, elle avait tout dit.

Mais elle n’avait parlé que pour se soulager, et aussi pour obéir a ce sentiment bien humain qui porte un coupable à essayer de se décharger d’une partie de sa propre responsabilité sur un plus coupable que lui ; et lorsque, après s’être séparée d’Aramond, elle rentra à l’hôtel, elle regrettait presque d’avoir parlé, et tremblait à la pensée d’avoir été vue et reconnue en train de sauver Aramond.

D’autres part, une pensée grandissait en elle, qui, peu à peu, lui nait insupportable : Raibaud, en effet, allait savoir, et comme il allait la mépriser !…

Et elle ne savait ce qu’elle redoutait le plus, de la crainte d’être immolée à la vengeance de ses complices, ou de celle de se voir méprisée par l’homme qu’elle aimait.