Maison de la Bonne presse (p. 49-51).


CHAPITRE XII


Aramond en était quitte pour ses souliers racornis, le bas de son pantalon disparu, et des brûlures assez sérieuses aux pieds et aux jambes.

Il fallut l’aider à marcher, puis à monter dans le taxi sauveur, qui, sur l’ordre de Mary, reprit immédiatement, à vitesse moyenne, la route de Paris.

À moitié étendu sur la banquette, et tout secoué encore, Aramond regardait avec gratitude la jeune fille assise en face de lui.

— Vous m’avez sauvé, Miss… C’est vous qui m’avez sauvé. Et de quelle mort !…

Elle ne répondit pas. Il répéta :

— Vous m’avez sauvé, Miss…

Et comme elle ne semblait même pas l’avoir entendu, il la regarda mieux. et vit qu’elle rêvait, le regard fixe, son doux visage devenu étrangement sombre.

Alors il songea à ce qu’avait d’inattendu, pour ne pas dire d’extraordinaire, l’intervention de Miss Strawford, et il se tut, essayant de réfléchir.

Peu à peu, il se remettait de son émotion terrible, et ses idées redevenaient nettes ; mais plus il réfléchissait, moins il parvenait à comprendre. Autour de lui, les ténèbres s’épaississaient toujours davantage, le mystère devenait presque hallucinant.

Un long soupir de Mary troubla soudain le silence qui régnait entre eux deux. La jeune fille regarda autour d’elle comme quelqu’un qui s’éveille, et voyant le regard de l’ingénieur fixé sur elle, elle essaya de sourire, d’un sourire triste et contraint :

— Etes-vous mieux, à présent, Monsieur Aramond ?

— Assez bien, oui, Miss. Merci. À part mes brûlures, naturellement, qui commencent à me taquiner un peu. Mais c’est supportable.

Et comme elle se taisait :

— Tout de même, sans vous, Miss, reprit-il, j’étais intégralement converti à l’état de grillade…

Elle ne put s’empêcher de sourire, puis son visage redevint sérieux. Et pensivement :

— Oui… murmura-t-elle. Je suis arrivée à temps. Par hasard, d’ailleurs…

Elle parlait lentement, comme en hésitant.

Par hasard… répéta-t-elle. J’essayais de suivre l’auto de cet homme, pour savoir où Edith et lui se rendaient.

Edith ? s’écria Aramond. Parleriez-vous de Miss Ligget ?

Mary pencha affirmativement la tête.

— Elle était donc dans l’auto avec Fredo ? demanda encore l’ingénieur.

— Fredo ? répéta Miss Strawford d’un air étonné.

Puis, soudain :

— Ah ! oui, c’est un des noms de cet homme. Oui… reprit-elle ; Edith était bien dans l’auto que j’essayais de suivre. Une limousine…

— C’est cela… murmura Aramond. Elle devait être à l’intérieur, c’est pourquoi je ne l’ai pas vue.

— Ils se sont donc arrêtés en vous voyant ?

— Oui.

— Sans vous porter secours, naturellement ?

L’ingénieur serra les poings.

— C’est Fredo qui, me voyant indemne, a mis le feu au réservoir d’essence.

— Oh !… fit Miss Strawford. En vérité ?

— En vérité, Miss. Je le verrai toujours allumer son briquet, froidement.

Miss Strawford baissa la tête. Puis son visage se durcit.

— C’est assez… murmura-t-elle. Décidément, c’en est assez. Je ne veux plus… Je ne peux plus…

Elle répéta, avec une agitation grandissante :

— Je ne peux plus. Écoutez-moi, Monsieur Aramond. Vous êtes un honnête homme. Je sais que vous êtes un honnête homme. Mais promettez- moi le secret. Il faut me promettre le secret…

Surpris, l’ingénieur attendait, pressentant il ne savait quel coup de théâtre qui serait l’éclaircissement du mystère.

— Vous me promettez le secret, Monsieur Aramond ?

— Je promets, Miss.

— Du reste, je sais — on sait — que sans avoir rien découvert encore, vous soupçonnez depuis longtemps quelque chose. Auriez-vous fini par discerner la vérité ? Je ne sais. Dans tous les cas, cette vérité est celle-ci. Ecoutez bien, Monsieur Aramond…

— J’écoute, Miss,

— Eh bien !… Oh ! mon Dieu… s’interrompit-elle en cachant soudain dans ses mains son front empourpré, Mais il le faut… reprit-elle en relevant la tête. Il le faut, sans quoi, de complice, je deviendrais à mon tour criminelle…

Et, regardant fixement l’ingénieur, elle prononça lentement :

— Où croyez-vous que se trouve actuellement Miss Strawford ?

— Comment ?… s’écria Aramond surpris. Mais… devant moi…

Alors, la jeune fille éclata d’un rire nerveux :

— Oui… Oui… Jusqu’ici, j’ai assez bien joué mon rôle… Mais je n’en peux plus. Devant vous, je jette le masque. Car je ne suis pas Miss Strawford, Monsieur Aramond…

Aramond regardait la jeune fille, la bouche ouverte, muet de stupeur.

— Je ne suis pas Miss Strawford… répéta-t-elle. Mon véritable nom est Maud… Maud Clawbony… L’ancienne fiancée de Silas Sturner.