Maison de la Bonne presse (p. 33-36).


CHAPITRE VIII


Lorsque, deux jours plus tard, dans l’après-midi, Raibaud se présenta au Terminus, il trouva Miss Strawford seule dans sa chambre.

— Harry vient de sortir, et Edith est chez elle en train d’écrire. Mais en cas de besoin Flory est là, dans la pièce voisine. Car je pense que vous venez pour l’opération, n’est-ce pas ? ajouta-t-elle en indiquant la trousse que le jeune homme tenait sous son bras.

Elle levait sur lui ce regard à la fois timide et anxieux qui le troublait toujours.

— Je vais voir, Miss… répondit simplement Raibaud.

Posant sa trousse sur un guéridon, il prit avec précaution la petite main fiévreuse que la jeune fille lui tendait, et, après avoir examiné le doigt malade :

— L’opération est décidément indispensable, dit-il. Vous êtes toujours résolue, Miss ?

Un peu pâle, Miss Strawford pencha affirmativement la tête :

— Faites, docteur…

Raibaud regarda autour de lui. Je ne doute pas de votre courage, Miss. Mais l’opération est réellement douloureuse, et peut-être serait-il préférable que quelqu’un fût là, votre amie ou votre femme de chambre, dans le cas où vous vous trouveriez mal.

— Je ne me trouverai pas mal… affirma-t-elle, son doux visage empreint d’une sorte de résolution passionnée, ses yeux dans les yeux du jeune homme, qui, gêné, détourna la tête.

Mais lorsqu’il eut procédé aux préparatifs nécessaires, il était redevenu maître de lui. En lui, l’homme avait fait place au médecin. Son visage d’une beauté grave et virile était devenu froid, son regard d’un calme impérieux. Ce fut d’une voix brève qu’il pria la jeune fille de s’asseoir dans le fauteuil qu’il lui indiqua. Puis, lui-même s’étant assis en face d’elle, à l’aide d’un petit instrument aigu, il fit rapidement une incision sur le dessus du doigt malade, à la base de l’ongle, dont la naissance apparut d’un rose tendre.

Alors, le docteur leva les yeux sur sa patiente. Mary était devenue un peu plus pâle, mais elle sourit bravement au jeune homme, et dans la main de celui-ci sa main blessée ne tremblait pas.

— C’est bien, Miss… ne put s’empêcher de dire Raibaud. Vous êtes réellement courageuse.

Sa voix brève s’était adoucie, malgré lui, et le visage de Miss Strawford s’empourpra de plaisir.

Une minute plus tard, saisi entre les extrémités d’une petite pince, l’ongle était rapidement arraché, et devenue soudain livide, Miss Strawford laissait aller sa tête contre le dossier de son fauteuil en fermant les yeux.

Mais comme Raibaud se précipitait vers la pièce voisine où se trouvait Flory, les paupières de la patiente se soulevèrent, et Mary proféra faiblement :

— N’appelez pas… N’appelez pas…

De nouveau, ses yeux se fermèrent, puis se rouvrirent. Avec effort, Mary se redressa :

— Ce n’était rien… Un simple malaise…

Elle s’efforçait de sourire, mais son visage défait et sa pâleur de cire disaient à quel point avait dû être forte pour elle la secousse qu’elle venait d’affronter, et quel effort elle devait faire pour réagir.

Ce fut en silence que le docteur revint s’asseoir en face d’elle et procéda au pansement du doigt opéré.

Miss Strawford restait également silencieuse. Peu à peu, les couleurs revenaient à ses joues, et son regard ne quittait pas le docteur qui, le pansement terminé, et sans regarder la jeune fille, donna des instructions pour qu’il fût renouvelé plusieurs fois par jour.

Puis, après avoir remis les instruments dans sa trousse, il se leva, l’intention de prendre congé.

— Déjà ?… murmura Mary d’un ton de doux reproche,

— Vous devez avoir besoin de repos, et je ne voudrais pas être importun… répondit Raibaud, d’une voix qui n’était pas très ferme.

Le médecin était redevenu homme, et l’homme se sentait de nouveau troublé devant la créature aimée en secret depuis des mois, et dans chacun des regards et chacune des paroles de laquelle se devinait une tendresse à la fois timide et passionnée, et en vain contenue.

— Vous ne serez jamais un importun pour moi, vous le savez bien… murmura-t-elle.

Et comme, indécis, il demeurait debout, elle ajouta d’un ton de prière, en l’enveloppant de la caresse de son regard :

— Vous restez, n’est-ce pas ? Cinq minutes seulement…

Il s’inclina et se rassit, de plus en plus troublé, en s’accablant intérieurement de reproches.

Alors, elle dit encore, doucement :

— Merci. Vous êtes bon.

Il rougit.

— Je… je ne devrais pas rester… balbutia-t-il.

— Pourquoi ?

— Vous êtes fiancée… répondit-il, presque bas.

Elle rougit à son tour, puis son visage se crispa, et le doux regard devint presque dur :

— N’est-ce que cela ? Une fiancée n’est pas une épouse, et demain un mot peut me rendre libre.

Il la regarda d’un air de reproche attristé :

— Simpson est mon ami.

— Et vous sacrifieriez à cette amitié votre bonheur… et le mien ?

— Il vous aime… et vous l’aimez aussi… murmura-t-il encore.

Elle tressaillit, ouvrit la bouche, mais la referma sans avoir parlé.

— Et puis, vous êtes trop riche pour moi… poursuivit Raibaud. Déjà, je me reproche d’avoir accepté cette fortune qui vient de vous. Non ! ne niez pas, ce serait inutile, je vous assure… Je n’y puis songer sans que le rouge me monte au front. Mais j’ai craint de vous peiner en refusant, et j’ai sacrifié mon orgueil. Réellement, vous êtes trop riche… répéta-t-il.

Mary releva la tête :

— Et si quelque jour je vous prouvais que je suis beaucoup moins riche que vous le pensez ?

Il hésita avant de répondre. Mais c’était un cœur loyal, ennemi des vains détours et des lâches dissimulations. Et tristement :

— Peut-être vais-je vous sembler brutal, répondit-il. Mais même si vous étiez devenue pauvre je craindrais de ne pas pouvoir oublier que vous en avez aimé un autre que moi.

Alors, elle étendit la main, comme instinctivement :

— Je jure qu’avant vous… commença-t-elle.

Mais elle s’interrompit soudain, tandis que son regard exprimait une véritable détresse.

— Folle que je suis ! Vous ne me croirez pas… Vous ne pouvez pas me croire… Mon Dieu !… Mon Dieu !… gémit-elle.

Très ému, et le cœur déchiré, mais redevenu maître de lui, Raibaud resta silencieux.

Il y eut quelques instants d’un lourd silence. Puis, Mary releva un visage presque douloureux :

— Si je vous jurais qu’avant de vous connaître je n’ai jamais aimé personne ?

— Je vous ai vue presque folle d’angoisse, lorsque vous ignoriez le sort de Simpson… répondit-il simplement.

— Il ne me croit pas… murmura-t-elle avec découragement. Jamais il ne pourra me croire. Mais, du moins, reprit-elle, consentirez-vous à répondre à la question que je vais vous poser ? Celle-ci : vous me trouvez changée, n’est-ce pas ?

— Oui, avoua franchement le jeune homme.

— En bien… ou en mal ?

Et comme il hésitait :

— En d’autres termes, me préférez-vous telle que je suis à présent, ou regrettez-vous de me voir différente d’autrefois ? Vous ne répondez pas ?…

Il se taisait

— Vous me répondez pas ?… répéta-t-elle d’une voix altérée.

Gêné, il détourna les yeux. Elle pâlit.

— C’est bien, je sais ce que je voulais savoir.

Toujours silencieux, il se leva, s’inclina, et se dirigea vers la porte.

Elle s’était levée aussi, le regardait partir, la figure bouleversée.

Soudain, comme il arrivait près de la porte, elle se précipita, elle courut presque derrière lui. Et suppliante :

— Du moins, nous resterons toujours amis, n’est-ce pas ?

Il s’était retourné, et, sans pouvoir parler, il regardait douloureusement le doux visage angoissé.

À la fin, il balbutia :

— Toujours amis, oui. Mais rien qu’amis…


« Toujours amis, mais rien qu’amis… » Hélas ! il n’avait pas dépendu de lui d’être pour Mary autre chose qu’un ami.

Et tout en regagnant à pied la rue Portalis, Raibaud essayait d’analyser ses impressions, et de discerner à quels sentiments il avait obéi en repoussant la tendresse qui venait de s’offrir à lui d’une façon si inattendue.

Il était vrai que la richesse de Mary constituait un obstacle sérieux pour l’orgeuil de Raibaud, de même que le souvenir de l’ancien — et indéniable — amour de la même Mary pour Simpson. Mais l’attitude du docteur avait eu aussi d’autres causes, d’ailleurs jusque-là presque irraisonnées.

À Raibaud, comme à Aramond, Mary, en effet, apparaissait moralement changée, et le jeune homme reconnaissait de moins en moins en elle la créature si chère à laquelle i lavait en secret voué un culte dans son cœur.

Il en était venu à éprouver des sentiments bizarres, absolument contradictoires. Il se sentait attiré vers Mary, puis, lorsqu’elle était là, quelque chose l’en éloignait. Il le regardait : c’était elle, il le retrouvait. Mais qu’il fermât les yeux, et il revoyait l’ancienne Mary, à la fois semblable et différente, et celle-ci lui faisait regretter celle-là…

Peut-être, sans s’en rendre compte, Raibaud ne regrettait-il qu’un beau rêve, trop fragile pour affronter l’épreuve de la réalité…