Maison de la Bonne presse (p. 31-33).


CHAPITRE VII


Cependant, et quoi qu’il en eût, l’ingénieur ne parvenait pas à se désintéresser tout à fait des faits et gestes de Miss Strawford et de son amie.

Au fond, tout au fond de lui-même, un sentiment de défiance et de soupçon subsistait, l’idée irraisonnée et tenace qu’il devait y avoir « quelque chose ».

— Si j’allais voir Louise ? se demandait-il parfois.

Car il n’entendait plus parler de l’ancienne femme de chambre de Miss Strawford. Il n’en était pas plus question que si elle n’avait jamais existé. Depuis le retour de Louise, qui datait déjà d’une bonne quinzaine, pas une fois Aramond n’avait entendu son nom prononcé devant lui par Miss Strawford ou Miss Ligget, ni même par Simpson.

Or, l’ingénieur connaissait l’adresse de la jeune fille, ou, tout au moins, le nom de la rue où demeuraient ses parents : rue de la Néva. Peut-être pourrait-elle lui apprendre quelque chose d’intéressant, sinon de nouveau ; et, d’autre part, Aramond sentait qu’il reverrait avec plaisir le joli visage sérieux et les yeux noirs de cette enfant pour laquelle il avait toujours éprouvé une instinctive sympathie.

Mais sous quel prétexte aller voir Louise ?

Et son indolence naturelle, ainsi que son humeur bougonne, reprenant le dessus, l’ingénieur aussitôt pensait :

— Et puis, flûte pour Louise, pour son ancienne maîtresse, pour l’amie de celle-ci et son fiancé par-dessus le marché. Qu’ils se débrouillent !…


Un matin, vers 10 heures, Mary se présenta rue Portalis, accompagnée naturellement de l’inséparable Miss Ligget.

À cette heure, aucun des trois amis n’était encore descendu. À Thérèse qui la reçut, Miss Strawford expliqua que la veille au soir elle avait été victime d’un petit accident. Une porte, contre le chambranle de laquelle elle appuyait sa main, s’était inopinément et violemment refermée sous l’influence d’un courant d’air. Elle n’avait pu retirer sa main tout à fait à temps, un doigt s’était trouvé pris et serré et la faisait beaucoup souffrir. Alors elle s’était souvenue que M. Raibaud était médecin, et avait pris liberté de venir se confier à ses bons soins.

Aussitôt avertis de cette visite inopinée, Raibaud, puis Norberat et enfin Aramond étaient naturellement descendus au salon.

L’ingénieur, qui était en train de travailler, avait bien un peu hésité. Mais il réfléchit qu’on le savait là, et qu’il eût été impoli, en somme, de ne pas venir saluer les deux jeunes filles ; et puis, sous l’influence du sentiment devenu chronique de sourde méfiance qu’on connaît, il se demandait quel pouvait bien être le motif de cette visite si matinale.

Il arriva au salon au moment où Miss Strawford tendait à Raibaud une main dont le majeur apparaissait rouge et gonflé, surtout à son extrémité. Et comme à cette vue le visage du jeune homme devenait grave :

— C’est donc sérieux, docteur ? interrogea un peu anxieusement Mary.

— Relativement sérieux, oui, Miss. Vous souffrez beaucoup, n’est-ce pas ? Peut-être commencez-vous à éprouver des élancements aigus, principalement sous l’ongle ?

— Précisément. Alors ?

— Je vais probablement vous paraître brutal, Miss. Mais je crains qu’on ne soit obligé de vous arracher l’ongle.

La jeune fille pâlit un peu.

— Et cette opération est douloureuse ?

— Assez douloureuse, oui. Mais l’on pourra vous endormir. Vous n’aurez qu’à vous présenter dans n’importe quelle clinique, et l’on fera le nécessaire.

Miss Strawford leva vers le jeune homme un regard où se lisait comme un reproche à la fois affectueux et timide :

— Dans une clinique ? Me refuseriez-vous donc vos soins, docteur ?

— Je ne fais que débuter, Miss, et ne suis pas chirurgien. Et puis, je ne voudrais pas prendre la responsabilité de vous endormir.

— Mais c’est que précisément je ne tiens pas à être endormie. Et je préférerais beaucoup, je vous assure, avoir affaire au fidèle ami que vous êtes devenu pour nous qu’à n’importe quel autre médecin.

Et comme Raibaud ne répondait pas tout de suite :

— Mais peut-être mon insistance est-elle indiscrète ? interrogea Mary. Dans le regard des doux yeux bleus, il y avait, en même temps qu’une prière, une véritable anxiété, et Raibaud s’inclina en répondant d’une voix un peu troublée, semblait-il :

— Si vous ne désirez pas être endormie, je suis à votre disposition, Miss…

Alors, Mary lui sourit avec gratitude :

— Merci, docteur. Quand devrai-je me confier à yous ?

— Je préfère encore attendre un ou deux jours, afin d’avoir l’absolue certitude que l’opération est réellement nécessaire. Lorsque le moment sera venu, je vous avertirai.

— C’est entendu. Et la guérison sera longue ?

— Assez longue, oui. Vous ne pourrez peut être pas vous servir librement de votre main avant trois ou quatre semaines.

Alors Mary et son amie échangèrent à la dérobée un regard qu’Aramond fut le seul à surprendre, et qui ne laissa pas que d’intriguer l’ingénieur.

— Tant que cela ?… dit Miss Strawford.

Elle éleva légèrement en l’air la main blessée — la main droite, — et joignant avec difficulté le pouce et l’index, fit le geste d’écrire :

— Il va falloir que vous me serviez de secrétaire, ma chère Edith ; car me voilà incapable d’écrire. C’est à peine si je parviendrai à signer mes lettres, et encore… Mais mon doigt ne restera-t-il pas déformé ? reprit-elle soudain en s’adressant à Raibaud, qui répondit que ce n’était pas probable.

Alors Miss Strawford parut soulagée.

— Eh bien ! docteur, c’est entendu… répéta-t-elle. Lorsque le moment sera venu, vous m’avertirez, et je tâcherai d’être courageuse, vous verrez…


Ce fut d’un air absorbé qu’Aramond remonta chez lui.

Une fois dans sa chambre, il resta un long moment planté rêveusement devant son bureau, sans songer à s’asseoir.

Puis, à la fin, il eut un geste d’humeur. Décidément, il devenait tout à fait « vaseux », et cela tournait chez lui à la monomanie. Car, enfin, quel intérêt Miss Strawford pourrait-elle avoir à se faire volontairement écraser un doigt, fût-ce un doigt de la main droite ?