Maison de la Bonne presse (p. 26-31).


CHAPITRE VI


Plusieurs jours s’écoulèrent encore sans qu’il fût possible de savoir ce qu’était devenue Louise.

Alors, en attendant que celle-ci fût retrouvée, et ne pouvant, affirmait-elle, s’habituer aux services des femmes de chambre de l’hôtel, Miss Strawford se décida à engager une nouvelle suivante, une jeune Anglaise parlant assez correctement le français, et que lui procura un bureau de placement auquel s’était adressée Edith Ligget. Cette Anglaise s’appelait Flory et était assez jolie. Mais Aramond n’aimait pas ses lèvres minces, ni le regard glacial de ses yeux d’un bleu faïence.

Et puis, une idée était venue à l’ingénieur, qu’avait d’abord un peu surpris la détermination de Miss Strawford de donner une remplaçante à la fidèle Louise, sans même attendre d’être définitivement fixée sur le sort de celle-ci ; et Aramond avait fini par se demander si la disparition de ladite Louise n’avait pas eu d’autre but que d’écarter une personnalité jugée gênante, pour la remplacer par quelqu’un sur lequel on pourrait compter.

Or, il y avait juste quatre jours que Flory avait pris son service près de Miss Strawford lorsqu’on apprit par Simpson, entré en passant rue Portalis, la réapparition de Louise.


Celle-ci racontait une histoire extraordinaire.

Alors qu’au Havre elle allait arriver à la gare maritime, à suite de sa maîtresse, elle avait été saisie et entraînée dans la demi-obscurité par deux individus dont l’un, tout en marchant, appuyait sur sa bouche un mouchoir qui sentait « une odeur de pharmacie ».

Puis la jeune fille ne savait plus.

Elle s’était retrouvée dans une chaise longue, à côté de laquelle était assise une jeune fille à peu près de son âge, qui lui souriait gentiment, et à laquelle elle demanda aussitôt des explications. Mais cette jeune fille secoua la tête en répondant :

No Speak french… je ne parle pas le français…

Durant son séjour en Pensylvanie, Louise s’était un peu familiarisée avec la langue anglaise. Elle interrogea donc sa compagne en cette langue, mais à toutes ses interrogations l’autre avait répondu :

I do not know. Je ne sais pas…

Elle avait fini par ajouter :

You are prisoner. Vous êtes prisonnière,

Après quoi, elle s’était renfermée dans un mutisme absolu.

Elle ne semblait d’ailleurs pas méchante. Sa consigne devait être de se taire, et de ne pas laisser sortir la prisonnière du petit appartement de deux pièces communiquant entre elles où Louise s’était retrouvée, et dont les fenêtres et les persiennes métalliques restaient toujours closes, de sorte que l’électricité devait constamment rester allumée, et que Louise ne pouvait savoir s’il faisait jour ou nuit.

Pour le reste, la jeune fille était très bien nourrie, rien ne lui manquait ; et tout le temps qu’elle fut captive de cette étrange prison, elle ne vit personne autre que sa muette compagne, jusqu’au soir où elle se retrouva sans savoir comment dans une auto fermée qui roulait dans la nuit à vite allure.

Au bout d’un temps qu’il lui fut impossible de fixer, l’auto s’arrêta. Puis la portière s’ouvrit, une silhouette masculine apparut dans l’encadrement, et une voix brutale l’invita à descendre, ce qu’elle fit.

Et comme elle restait là, étourdie et frissonnante sous l’air froid de la nuit, la même voix avait ajouté :

— Il paraît qu’on s’a gouré, et que ce n’était pas à vous qu’on en voulait. Mais n’ayez pas la langue trop longue, sans quoi il vous en cuirait. Vous entendez, la môme ?

Puis, l’auto avait disparu dans l’obscurité, et Louise s’était retrouvée seule sur la route, à proximité d’une localité qu’un peu plus tard elle devait savoir être Fontenay-aux-Roses.


Qu’est-ce que cette histoire de brigands ? ne put s’empêcher de dire Norberat lorsque Simpson eut terminé son récit, ou plus exactement le récit que Louise avait fait à sa maîtresse le matin même, au Terminus.

De fait, l’histoire apparaissait un peu invraisemblable. Elle était trop simple, et manquait plutôt de détails ; et, perplexe, Aramond lui-même ne pouvait s’empêcher de songer à ces fictions du même genre que reproduisent de temps en temps les journaux, et imaginées par des simulatrices pour masquer quelque fugue.

Pourtant, en l’ingénieur, quelque chose d’instinctif protestait contre l’hypothèse d’une simulation équivoque de la part de Louise,

D’autre part, le retour de cette dernière le déroutait.

En effet, Miss Strawford était à présent dans l’obligation de reprendre son ancienne femme de chambre, et, dans ce cas, que devenait l’hypothèse d’une machination ourdie pour écarter une éventuelle gêneuse ?

À ce sujet, du reste, la conclusion d’Aramond était prématurée, car Harry Simpson répétait après l’avocat :

— Une histoire de brigands : vous l’avez dit, mon cher vieux garçon. Et si bien disposée qu’elle soit en faveur de Louise, Mary n’a pu s’empêcher de trouver le récit de celle-ci pour le moins suspect. Ceci, elle ne l’a pas dit à Louise, naturellement. Mais elle l’a priée de prendre quelques jours de repos ; et je la crois décidée à se priver définitivement des services d’une personne autour du nom de laquelle il a été fait un peu trop de bruit. En dédommageant pécuniairement celle ci, bien entendu… ajouta l’Américain.

Norberat, et aussi Raibaud, crurent devoir affirmer qu’à la place de Miss Strawford ils agiraient probablement comme elle.

Quant à Aramond, il éprouvait un peu à présent l’impression d’un homme égaré dans l’obscurité, et qui croit entrevoir au loin une lueur encore vague : oui, Louise devait réellement gêner. Et pour s’en débarrasser, il n’avait pas été nécessaire de l’assassiner, ni même de continuer à la séquestrer : on s’était contenté de la perdre de réputation aux yeux du public.

Une infamie, sans doute. Mais combien la réputation d’une simple femme de chambre devait être chose négligeable aux yeux d’un Sturner ! Car il apparaissait de plus en plus à l’ingénieur que Sturner devait être l’instigateur originel de l’intrigue aux premières phases de laquelle on assistait. Intrigue de grande envergure, probablement, dont Aramond se défendait encore de vouloir deviner le but, et dont la pauvre Louise allait être la première victime.

Mais Miss Strawford, quel rôle jouait-elle dans tout ceci ? Celui de victime inconsciente, sans doute. À moins qu’elle ne fût inexplicablement devenue la complice plus ou moins volontaire d’une machination dirigée contre Harry Simpson, duquel Silas Sturner ne devait pas avoir renoncé à se venger.

Du reste, plus que jamais, Aramond était résolu à garder pour lui ses soupçons.

Car il ne s’agissait toujours que de soupçons, que jusqu’à présent rien de positif en somme n’était venu corroborer. Le récit de Louise, par exemple, pouvait parfaitement n’être qu’une fable, auquel cas il ne restait pas grand’chose des hypothèses ingénieusement échafaudées par Aramond.


Cependant, jour après jour, un changement heureux s’était produit dans l’état physique de Miss Strawford.

S’agissait-il d’un phénomène de suggestion dû aux affirmations du médicastre célèbre consulté par la jeune fille, lequel avait répété avec force à sa cliente qu’elle n’était pas plus malade que lui, et qu’il s’agissait en somme que d’une crise de volonté ? Etait-ce l’influence d’une existence et d’un milieu différents ? Ou ce changement avait-il des cause plus intimes ? Toujours était-il que la Mary languissante, dont l’état affectait tant le pauvre Simpson, avait fait place à une Mary sinon plus gaie, du moins plus active, plus vivante, et reprenant goût à l’existence.

Bien qu’elle y eût vécu plusieurs mois avec son oncle, on le sait, Paris semblait beaucoup l’intéresser, au point qu’elle pouvait parfois donner l’impression de s’y trouver pour la première fois.

— C’est qu’avec mon oncle, expliquait-elle, je sortais si peu, suivant presque toujours le même itinéraire, qu’en fait Paris m’était resté inconnu.

Et tous les jours, ou plus exactement tous les après-midi, c’étaient de véritables excursions à travers la capitale. On eût dit une petite caravane, composée de Miss Strawford et de son fiancé, de l’inévitable Edith Ligget, du trio des orphelins et enfin de Thérèse Aramond.

Au cours de ces excursions, Aramond continuait naturellement à augmenter son stock de remarques et d’observations personnelles.

D’abord, il n’était plus douteux que sa sœur Thérèse et son ami Norberat éprouvaient un plaisir de plus en plus vif à se trouver ensemble.

Cela, c’était le côté satisfaisant de la situation.

Mais l’ingénieur trouvait moins satisfaisant le fait que Miss Strawford manifestait décidément pour Raibaud une préférence marquée, tandis qu’elle paraissait négliger quelque peu son fiancé.

L’attitude adoptée par Edith Ligget vis-à-vis de Thérèse, qu’elle accablait de manifestations d’amitié, et de lui-même, ne plaisait pas davantage à Aramond. Trop aimable, décidément, la belle Américaine, pour l’ours mal léché que, par genre, il affectait d’être vis-à-vis des gens qu’il n’aimait pas ou qu’il n’aimait qu’à demi.

Miss Ligget sentait-elle en lui un adversaire éventuel, d’avance sur ses gardes ? L’ingénieur n’aimait pas la façon dont le considérait l’amie de Miss Strawford lorsqu’elle ne se croyait pas observée, d’un regard soudainement assombri, tandis que se crispait un peu son beau visage, et qu’entre les lèvres rouges apparaissaient les petites dents blanches et aiguës.


Cet après-midi-là, on avait été au Rois, par l’Etoile.

La caravane était au complet, sauf Thérèse Aramond qui, un peu souffrante, était restée à la maison.

Comme il faisait beau une journée froide, mais ensoleillée, de janvier — on avait fait à pied le tour des lacs ; puis, Miss Strawford s’étant déclarée un peu lasse, on avait été se reposer au Rond-Royal ; après quoi, l’on s’était mis en devoir de regagner Paris par l’allée de Longchamp.

En sortant du Rond-Royal, Edith Ligget avait pris le bras de Miss Strawford, avec laquelle, en riant, elle était partie en avant, sous prétexte de « récupérer », pour elle seule, son amie pendant quelques instants.

Après avoir franchi la porte de Neuilly, les deux jeunes filles s’arrêtèrent, attendant leurs compagnons.

Devant elles s’étendait l’avenue de la Grande-Armée, droite, large, grandiose, qui semblait s’allonger à l’infini, avec, au loin, devinée plutôt qu’entrevue dans le crépuscule, la masse imposante de l’Arc de Triomphe.

Entre les larges trottoirs bordés d’immeubles luxueux, les véhicules se croisaient, innombrables, dans un défilé incessant, au milieu d’une rumeur haute et puissants, faite de mille bruits. Et de-ci, de-là, dans le jour déclinant, scintillaient déjà des lumières, ainsi que des étoiles pâles, tandis que les vitrines des somptueux magasins commençaient à éblouir les passants de leur resplendissement tentateur.

— Oh ! Paris… murmura Miss Ligget d’un ton indéfinissable où il y avait l’on ne savait quelle convoitise mêlée d’envie et de regret.

Miss Strawford ne disait rien. Toujours au bras de son amie, elle regardait intensément, son doux visage un peu crispé, les yeux brillants lorsque, soudain, Aramond la vit tressaillir en tournant la tête.

Un homme très élégamment mis et qui marchait d’un pas pressé avait en la dépassant, légèrement bousculé Miss Ligget. Sans s’arrêter, il porta aussitôt la main à son chapeau en prononçant à mi-voix des paroles rapides qui ne pouvaient évidemment être que des excuses ; puis, s’éloignant il disparut bientôt dans la foule.

Les paroles de ce passant si pressé, l’ingénieur n’avait pu les entendre. Il n’avait même pas eu le temps de voir son visage. Mais la silhouette et surtout la démarche de cet homme l’avaient frappé : elles lui rappelaient la démarche et la silhouette de Fredo, le complice de Sturner.


En arrivant près des deux jeunes filles, Simpson leur proposa de prendre une voiture, proposition que Miss Strawford déclina en disant que ce n’était qu’à pied qu’on pouvait réellement apprendre à connaître Paris.

Du reste, avant de rentrer au Terminus, elle devait passer chez son oncle, à la rue Balzac, laquelle était relativement proche.

On rentra donc à pied.

Miss Strawford avait pris le bras de son fiancé, et, tout en marchant, elle expliquait à celui-ci qu’elle avait à demander à son oncle, en sa qualité d’ancien tuteur, certains renseignements relatifs à l’administration de sa fortune.

— En me rendant ses comptes de tutelle, mon oncle, vous le savez, a manifesté énergiquement son intention de me laisser débrouiller seule ; et il y a encore si peu de temps que je suis légalement ma maîtresse en tout que j’ai encore mille peines à m’y reconnaître. Croiriez-vous que j’ignore ce qui me reste exactement en dépôt ici, à la Banque franco- américaine ? Vous y avez également des fonds, n’est-ce pas, Harry ?

— Quelques milliers de dollars, oui..

— Il faudra que vous m’y conduisiez ces jours-ci, afin de me présenter au directeur. Vous voudrez bien aussi m’initier théoriquement aux diverses opérations financières que je pourrai avoir à effectuer, afin qu’à l’occasion je ne paraisse pas trop gauche. N’est-ce pas, mon cher Harry ?

— Tout à votre disposition, chérie.

— Si je vous parle de ces choses, Harry, c’est que j’ai envie de faire une folie. Vous savez qu’en somme je ne suis qu’à moitié Américaine Or, voilà que je me découvre de plus en plus Française, ou, plus exactement, Parisienne. Je ne puis vous demander de quitter l’Amérique, que vous regretteriez, n’est-il pas vrai ?

It’s m’y country… répondit en anglais Simpson, avec un laconisme éloquent. (C’est ma patrie.)

— Mais je pense qu’une fois mariés vous ne verriez pas d’inconvénients à ce que nous venions souvent à Paris ?

— Aucun inconvénient, au contraire. J’aime beaucoup Paris, moi aussi.

— Voilà pourquoi je songeais à acheter ici une maison. Cela ne vous plairait pas d’avoir un home à Paris, Harry ?

L’Américain affirma que cela lui plairait beaucoup.

— Eh bien ! je ne tarderai pas à m’occuper de la chose, reprit Miss Strawford. Mais avant tout, il faut que je m’assure si je possède suffisamment de fonds à la banque. Du reste, à ce qu’on m’assure, il n’y aurait nul inconvénient à ce qu’une partie de ma fortune fût déposée ici. Il paraît qu’on y peut faire travailler l’argent au moins aussi fructueusement et avec autant de sécurité que de l’autre côté de l’Atlantique. Est-ce aussi votre avis, Monsieur le businessman ?

— Oui… répondit Simpson. Mais à condition de laisser votre argent, ou du moins la plus grande partie de cet argent en dollars.

— Naturellement. Eh bien ! conclut Miss Strawford, je vais m’occuper au plus tôt de toutes ces choses ennuyeuses, afin de n’avoir plus à y penser.

Aramond n’avait pas perdu un mot de cette conversation, car Mary s’était exprimée en français et à haute voix, à si haute voix même que l’ingénieur finit par se demander si elle n’avait pas un intérêt quelconque à ce qu’on connût autour d’elle les intentions qu’elle venait de manifester.

— Mais à quoi vais-je penser ? se dit aussitôt Aramond. Qu’y a-t-il de suspect, ou seulement d’étonnant, dans le fait que Miss Strawford s’occupe de l’administration de sa fortune, et entretienne son fiancé de ses projets à ce sujet ? Décidément, je « déraille », et dans tous les cas me mêle de ce qui ne me regarde pas, Simpson ayant seul qualité pour s’occuper de ce que fait ou ne fait pas sa fiancée. Que tous deux se débrouillent ! Moi je ne m’en mêle plus…