Maison de la Bonne presse (p. 24-26).


CHAPITRE V


Le lendemain, dans la matinée, Aramond fut le premier à descendre de sa chambre, où il avait été s’habiller à l’effet de se rendre au Terminus, où, comme on le sait, Miss Strawford et son fiancé attendaient les trois amis et la sœur de l’ingénieur à déjeuner.

Norberat descendit le deuxième, insouciant et gai, comme toujours, et sifflant comme un merle tout en mettant ses gants.

Bientôt apparut Raibaud, qui semblait avoir soigné particulièrement sa toilette. Il avait l’air absorbé, sinon soucieux.

— Cela ne va pas, ce matin, vieux ? s’informa l’ingénieur.

— Pourquoi cela n’irait-il pas ? répondit le docteur avec effort et d’un ton aussi peu encourageant que possible.

Thérèse descendit la dernière : elle n’aurait pas été femme si elle ne s’était pas fait un peu attendre.

Dans sa toilette à la fois très simple et très élégante, elle était d’ailleurs charmante ; et en l’apercevant, Norberat, mi-plaisant, mi-sérieux, se mit à tourner gravement autour de la jeune fille, avec des exclamations admiratives. À la fin :

— Ravissante, Mademoiselle Thérèse… dit-il. Permettez-moi de vous le dire : vous êtes ravissante…

Thérèse rougit de plaisir. On la sentait à la fois un peu confuse et très heureuse ; et, pour la première fois, en voyant ainsi sa sœur et son ami l’un près de l’autre, Aramond ne put s’empêcher de penser qu’ils feraient un couple charmant.

L’ingénieur songea seulement alors à se souvenir que tout en se taquinant continuellement, les deux jeunes gens s’accordaient fort bien. Il pensa :

— Tiens… Tiens… Tiens…

Aramond aimait beaucoup la mutine Thérèse, qui, depuis la mort de leurs parents, survenue à un an d’intervalle au cours de la guerre, n’avait plus que lui comme soutien. Sa tendresse pour sa sœur était un peu celle d’un père, et ardemment il désirait la voir heureuse. Or, peut-être le bonheur de Thérèse était-il là, tout près d’elle, sans que probablement elle s’en doutât encore.

— Après tout, pourquoi pas ? conclut en lui-même l’ingénieur.

Et ce fut gaiement qu’il s’écria :

— Nous y sommes ? Alors, en route…

Par la rue de la Bienfaisance et la rue du Rocher, on était à deux pas de la gare Saint-Lazare et du Terminus, où l’on se rendit à pied, Norberat marchant à côté de Thérèse, qu’à son habitude il taquinait gentiment, et Aramond causant avec Raibaud, auquel il fallait d’ailleurs arracher les paroles de la bouche.


Servi dans une salle luxueuse par un personnel bien stylé sous les ordres d’un maître d’hôtel grave comme un ministre, le déjeuner offert par Miss Strawford et son fiancé fut particulièrement apprécié d’Aramond, un peu porté sur la bouche.

Et puis une atmosphère toute différente de celle de la veille régnait sur l’assemblée. On sentait toujours chez Mary un fond de gêne, et aussi d’inquiétude, mais aujourd’hui, tout en se montrant très aimable pour les jeunes gens, et particulièrement pour Raibaud, elle souriait souvent à son cher Harry, qui, sous l’influence de ce sourire, s’épanouissait, redevenant le boy plein d’entrain d’autrefois, à la cordialité un peu bruyante.

Quant à Miss Ligget, après quelques instants de réserve en apparence distraite, en réalité attentive, elle avait fini par se mettre en frais pour Thérèse Aramond, qui accueillit ces avances avec son amabilité ordinaire.

Tout en faisant honneur au menu, Aramond, qui se trouvait placé à côté de sa sœur, ne perdait pas un mot de la conversation engagée entre celle-ci et la belle étrangère, contre laquelle subsistaient en lui des préventions irraisonnées, lorsqu’à un moment donné le docteur demanda à Simpson si l’on avait des nouvelles de Louise.

Interrogation à laquelle le fiancé de Mary répondit négativement : la veille, il s’était rendu au commissariat, et la police parisienne s’était immédiatement mise en rapport avec celle du Havre, laquelle jusqu’à présent n’avait découvert aucune trace de la femme de chambre de Miss Strawford.

Pendant que Simpson donnait ces explications, Edith Ligget semblait rêver, le front penché, en jouant distraitement avec son couteau à dessert. Et quoi qu’il en eût, l’ingénieur en dilettante admirait sa main longue et fine, et la forme parfaite de son bras, lorsque, Simpson se taisant, la belle Américaine releva la tête, et son regard, qui avait quelque chose de mécontent et d’impérieux à la fois, alla chercher celui de Miss Strawford, assise en face d’elle, entre Norberat et Simpson.

Et comme obéissant à une invincible attraction, Mary qui, elle aussi semblait rêver, releva la tête ; son regard rencontra celui de son ami, et elle tressaillit, comme soudain rappelée à elle-même. Puis, s’adressant à son fiancé :

— Si vous le voulez bien, Harry, dit-elle, vous passerez encore aujourd’hui chez les parents de Louise, qui, peut-être, ont reçu des nouvelles, eux.

— C’était déjà mon intention, Mary.

— Et lorsque vous retournerez à la police, promettez une prime de deux cents dollars à qui apportera les premiers renseignements susceptible de faire retrouver les traces de ma pauvre Louise, à laquelle il est décidément à craindre qu’il soit arrivé malheur…

Le visage de la jeune fille exprimait une émotion qui paraissait sincère, mais pourquoi Aramond avait-il l’impression d’une comédie ? Les paroles de Miss Strawford avaient quelque chose de contraint, comme d’artificiel et sonnaient faux aux oreilles de l’ingénieur. Décidément, non seulement Miss Strawford semblait être sous la dépendance plus ou moins absolue d’Edith Ligget, mais de plus, entre les deux jeunes filles, il existait quelque intrigue secrète, un mystère dont la disparition de Louise constituait peut-être la clé.

Et, cette fois, il s’agissait chez l’ingénieur d’une impression définitive. La conviction venait de s’ancrer en lui qu’il y avait réellement quelque chose. Quoi ? Il ne s’en doutait même pas. Mais il y avait quelque chose, et dans ce quelque chose Edith Ligget devait jouer le premier rôle, à moins que l’Américaine ne fût elle-même sous la dépendance de quelqu’un aux ordres duquel elle ne ferait qu’obéir.

Alors, invinciblement, Aramond évoqua le souvenir de leurs aventures passées ; et derrière la personnalité décidément inquiétante de la belle Américaine, il lui sembla entrevoir la silhouette hautaine et la figure dominatrice de Silas Sturner.