Maison de la Bonne presse (p. 22-24).


CHAPITRE IV


— Il faut que je me renseigne sur cette Miss Ligget… pensa Aramond, lorsque les visiteurs se furent retirés.

Simpson était capable de le renseigner. Mais quand pourrait-il se trouver seul avec l’Américain ? Heureusement, l’oncle de Mary était de retour, et l’on pourrait également tirer de lui des renseignements utiles.

Du reste, et jusqu’à nouvel ordre du moins, Aramond était décidé à garder pour lui les remarques qu’il avait faites.

Norberat et Raibaud se décidèrent sans peine à accompagner leur ami chez le professeur Degenève.

Celui-ci, on le sait, demeurait rue Balzac, où l’on se rendit à pied par l’avenue Portalis, le boulevard Haussmann et l’avenue Friedland.

Le professeur venait de rentrer après avoir fait dans Paris, avec délices, assura-t-il, son footing journalier, dont il tenait à reprendre l’habitude. Il accueillit ses trois jeunes amis avec une cordialité qu’on sentait sincère, et assura qu’il les revoyait avec beaucoup de plaisir.

— Je serais allé vous voir cet après-midi, si je n’avais su que vous deviez recevoir la visite de ma nièce et de son Simpson.

— Vous en voulez donc toujours à ce pauvre Harry, Monsieur le professeur ?

— Et comment ne lui en voudrais-je pas ? répondit en serrant les poings l’irascible Degenève, lequel n’avait décidément pas changé. Voilà bientôt trois mois qu’il aurait dû me débarrasser de ma nièce en l’épousant, et, vous le savez comme moi, la date de leur mariage n’est même pas encore fixée.

— Mais… crut devoir hasarder Aramond, qui, on s’en souvient, était le préféré de Degenève, mais ce n’est pas la faute de Simpson si sa fiancée est malade.

Il était d’ailleurs parfaitement inutile d’essayer de raisonner logiquement avec un original aussi violent et aussi passionné que le professeur s’écria :

— Ils le font exprès !… Je vous dis qu’ils le font exprès, tous les deux, pour m’ennuyer et m’empêcher de travailler…

Et se calmant soudain :

— Du reste, à présent, qu’ils se marient, qu’ils ne se marient pas, cela m’est égal : ma nièce est émancipée, elle est devenue libre de disposer de sa personne comme de ses biens. Ayant cessé d’être son tuteur, je n’ai plus à contrôler ses actions, et lorsqu’ils se seront enfin décidés à le faire, elle et son Simpson se marieront sans moi, car du diable si l’on me revoit jamais dans leur infernal Pittsburg !…

— Vous ne vous plaisiez donc pas en Pensylvanie, Monsieur le professeur ?

— Un pays infernal, je vous dis ; noir, enfumé, tout en usines, une sorte de Ruhr américaine où l’on n’a même pas le droit d’être distrait, et où j’ai failli cent fois me faire accidentellement occire.

— Mais ne nous aviez-vous pas écrit que Miss Strawford ne demeurait pas à Pittsburg même, mais de l’autre côté de l’Alleghany, en pleine campagne ?

— Si. Mais lorsque je ne travaillais pas — car, malgré tout, j’ai pu un peu travailler là-bas, et mon ouvrage est commencé, vous savez, mon fameux ouvrage sur la pesanteur ?

— Parfaitement. Et j’espère que vous voudrez bien m’en communiquer les bonnes feuilles, Monsieur le professeur.

— Avec plaisir, jeune relativiste. Ce qui me procurera le plaisir de reprendre avec vous la série des discussions d’autrefois. Mais, pour en revenir à mon séjour chez ma nièce, je vous disais donc que lorsque je ne travaillais pas, je ne savais plus quoi faire de mon temps. Tant que Mary a été bien portante, cela pouvait encore aller ; elle s’occupait un peu de moi et me tenait assez souvent compagnie. Mais elle est devenue souffrante, gardant presque continuellement la chambre et sortant à peine. De sorte que j’en étais réduit à la compagnie de M. Simpson, que, vous le savez, je n’ai jamais pu souffrir.

— Mais, à défaut de celle de Simpson, il vous restait la compagnie de Miss Ligget, l’amie de votre nièce.

— Ah ! oui… répondit le hargneux professeur. Parlons-en encore de celle-là. Une créature qui ne quittait pour ainsi dire pas le cottage, et qu’on avait toujours dans les jambes.

— Auriez-vous à vous en plaindre, Monsieur le professeur ?

— Pas positivement. La loyauté m’oblige même à déclarer qu’elle a toujours été très aimable pour moi. Mais que voulez-vous ? La sympathie ne se commande pas, et cette Edith ne m’est pas très sympathique.

Le professeur ne trouvait à formuler contre Miss Ligget aucun grief précis. Elle ne lui était pas sympathique, voilà tout. Quant à chercher à raisonner le sentiment d’antipathie qui l’éloignait de l’amie de sa nièce, il n’y songeait même pas.

De même, le piètre observateur qu’il était ne put fournir à l’ingénieur aucun renseignement susceptible d’éclairer celui-ci sur le degré d’influence qu’Edith Ligget pouvait avoir pris sur son amie. Tout ce que Degenève savait, c’est que Miss Ligget était la fille d’un directeur d’usine de Pittsburg, qu’elle fréquentait depuis longtemps non seulement le home des Strawford, mais aussi celui des Simpson, et que vis-à-vis de Harry elle vivait sur le pied d’une camaraderie déjà ancienne.

Pour le reste, Edith Ligget représentait assez bien le type de l’Américaine moderne, sans qu’on pût d’ailleurs trouver dans sa conduite quelque chose de nettement répréhensible. Mais sur un certain nombre de points, sa mentalité différait de celle de Miss Strawford. Elle n’avait rien notamment de la simplicité et de la modestie de celle-ci, et quoique catholique de naissance, avait en fait cessé de pratiquer. On ne la voyait que très rarement à l’église, et encore ce ne devait être que pour faire plaisir à son amie Mary.

Voilà tout ce qu’Aramond put savoir du professeur touchant la personnalité d’Edith Ligget. C’était insuffisant, et l’ingénieur se primit d’essayer d’obtenir des renseignements plus précis d’Harry Simpson la prochaine fois qu’il aurait l’occasion de se trouver seul avec celui-ci

Une question de Degenève vint rappeler à l’ingénieur un fait auquel celui-ci n’avait peut-être pas jusque-là attaché une importance suffisante,

Au moment où les trois jeunes gens étaient sur le point de prendre congé, le professeur s’informa si l’on avait eu des nouvelles de Louise, la femme de chambre de sa nièce.

L’ingénieur répondit négativement, tout en se disant qu’en somme il y avait quelque chose d’insolite dans l’absence prolongée de cette jeune Parisienne à la fois si sérieuse et si jolie, dont il se souvenait parfaitement bien, et que, lors de leur séjour commun à Vittel, il aimait à taquiner avec son humour sans méchanceté de pince-sans-rire.

— Réellement, on ne l’a pas revue ? disait cependant le professeur. Lui serait-il arrivé quelque accident ? Il faudrait s’adresser à la police.

— C’est ce que Simpson compte faire… répondit Aramond. Mais ne pourrait-on pas envisager l’hypothèse d’une fugue ?

Le professeur secoua la tête.

— Non… répondit-il nettement. Pour qui connaît Louise, cette hypothèse est inadmissible. Il y a certainement autre chose. Souhaitons qu’il ne soit rien arrivé de grave à cette enfant… ajouta-t-il.