Maison de la Bonne presse (p. 15-21).


CHAPITRE III


C’était un dimanche de fin décembre.

Comme d’habitude, on avait été entendre la messe à Sait-Augustin, puis on s’était mis à table pour le déjeuner.

Ce déjeuner s’achevait.

Le café venait d’être servi. Comme Thérèse Aramond leur avait donné une fois pour toutes la permission de fumer devant elle, les trois jeunes gens venaient d’allumer, l’ingénieur sa bouffarde, l’avocat une cigarette, et le docteur un cigare. La conversation, qui avait été assez animée au cours du repas, languissait. Les trois amis semblaient également rêveurs ; et peut-être Raibaud se fit-il l’interprète d’une commue préoccupation en prononçant tout à coup :

— Je voudrais tout de même bien savoir ce qu’on devient à Pittsburg…

Pittsburg, on le sait, était le pays de Miss Strawford. Et depuis les événements qui ont fait l’objet de notre premier récit, on n’avait reçu d’Amérique qu’une lettre assez longue du professeur Degenève, l’oncle et le tuteur de la riche héritière, lettre dans laquelle celui-ci disait toute sa contrariété d’être retenu loin de son home beaucoup plus longtemps qu’il ne l’avait pensé, par suite du mauvais état de santé de sa nièce, dont, d’ailleurs, au dire des docteurs, il n’y avait pas lieu de s’inquiéter outre mesure, mais qui n’en avait pas moins pour résultat de retarder le mariage de la jeune fille, précédemment fixé au mois d’octobre. En terminant, Degenève ajoutait que Mary et Simpson le chargeaient de leurs meilleures amitiés pour les trois jeunes gens, qu’ils espéraient bien avoir le plaisir de revoir avant la fin de l’hiver, au cours du voyage qu’au lendemain de leur mariage ils avaient l’intention de faire en France.

En son nom et en celui de ses amis, Norberat, le secrétaire du trio, avait répondu au professeur. Il y avait de cela près de semaines. Depuis, on n’avait reçu de Pittsburg aucune autre lettre.

— Peut-être va-t-elle plus mal… pensa encore tout haut Raibaud.

Lorsqu’ils étaient entre eux, en parlant de Miss Strawford, les jeunes gens ne l’appelaient que rarement par son nom. ils disaient : elle, celle pour le bonheur de laquelle ils s’étaient exposés aux plus angoissants des périls afin de sauver et lui rendre son fiancé.

L’avaient-ils aimée ?

Lorsqu’ils songeaient à elle, c’était à peine en eux de la tristesse, une mélancolie nuancée de regrets résignés, pareille à celle que vous laisse au réveil le souvenir d’un beau rêve. Épuré par le sacrifice, idéalisé par l’absence et l’éloignement, leur amour, s’il avait existé, s’était mué en une tendresse jour après jour plus délicate et plus subtile. Pour les trois jeunes gens, elle était devenue une sœur de rêve, pareillement chérie et pareillement inaccessible ; et sans le dire, il leur avait plu de sacrifier leur orgueil d’homme en acceptant une fortune dont ils ne pouvaient douter qu’elle venait d’elle, parce qu’il leur était doux de penser que c’était à elle qu’il devaient d’être riches…

— Mais enfin, à ton avis, docteur, que peut-elle avoir ? interrogea Aramond. Le professeur ne donnait aucune précision.

— Étant donné le tempérament robuste et parfaitement équilibré que je lui crois, rien de grave, à mon avis… répondit Raibaud. Tout au plus un état passager de dépression nerveuse consécutive aux émotions éprouvées à Vittel, lors de la disparition de son fiancé.

Il y eut un silence. Puis Norberat prononça rêveusement, en faisant tomber la cendre de sa cigarette :

— Quand on pense à cette histoire-là, tout de même…

— Oui, dit Raibaud. Il fait meilleur ici que dans la cave du Crochet, hein ?

— Un peu… répondit laconiquement Aramond.

Tous trois évoquèrent intérieurement le souvenir des périphétues angoissantes de leur captivité dans la prison insoupçonnée qui avait failli devenir leur tombeau, et dont ils n’étaient sortis que par un miracle d’audace.

— Lorsque j’évoque ces souvenirs-là, reprit bientôt le docteur, savez-vous quel est le sentiment qui domine en moi ? Eh bien ! c’est l’humiliation. Car, enfin, nous nous sommes fait rouler comme des enfants par cet infernal Fredo.

— Lequel doit, remarque-le bien, en dire autant de nous. Car, enfin, qui a gagné la belle, sinon nous, en arrachant Simpson au sot que lui réservait Stuner ?

— Très juste. Et Stuner a une revanche à prendre sur nous. Mais nous, nous avons une revanche à prendre sur Fredo.

— Bah ! fit l’insouciant Norberat ; Fredo et Stuner doivent être loin. Laissons donc cette vieille histoire, qui menace de faire bâiller Mlle Thérèse…

— Mais pas du tout ! protesta la jeune fille.

De quatre ans plus jeune que son frère, Thérèse Aramond était une châtaine aux yeux couleurs d’ardoise, vive et rieuse, qui cachait sous des apparences mutines une nature réfléchie et beaucoup de jugement.

À peine arrivée rue Portalis, elle s’était avérée maîtresse de maison idéale, et avait tout de suite conquis la sympathie des amis de son frère, avec lesquels elle vivait sur le pied d’une camaraderie cordiale.

— Pas du tout !… répéta-t-elle. Et cette vieille histoire, comme vous l’appelez, Monsieur Norberat, m’a toujours passionnée, au contraire, comme un épisode de roman…

À cette minute précise, on entendit retentir le carillon électrique du vestibule d’entrée, et bientôt la bonne apparut portant sur un plateau une carte de visite qu’elle présenta à Thérèse, en ajoutant que le visiteur sollicitait la faveur d’être introduit tout de suite.

— Harry Simpson… lut tout haut la jeune fille.

Elle avait à peine prononcé ce nom que le bouillant Norberat se précipitait dehors comme un tourbillon, pour bientôt ramener le fiancé de Mary, qu’il poussait devant lui avec une amicale brusquerie.

Nous laissons à penser l’accueil qui fut fait à l’Américain par les trois amis.

Ce ne fut qu’après les premières effusions qu’Aramond songea à présenter Thérèse à Simpson, qui se déclara enchanté de faire le connaissance de la sœur de son dear old friend Aramond :

— Sans votre frère et ses amis, Mademoiselle, ma carcasse serait en train de pourrir là-bas, dans votre Lorraine en un sépulcre insoupçonné. Tous trois sont pour moi devenus des frères. Et j’espère que vous voudrez bien me permettre, n’est-ce pas ? de vous considérer un peu comme une sœur…

Après quoi, l’on s’assit et l’on causa. Ce fut seulement alors que Simpson apprit qu’il était venu en avant-garde pour annoncer la visite de Mary, laquelle comptait se présenter rue Portalis dans les environs de 3 heures, en compagnie de son amie Edith Ligget, qui l’avait accompagnée outre-Atlantique.

— Miss Ligget est une amie d’enfance de Mary, pour laquelle elle est devenue presque une sœur, crut devoir expliquer l’Américain.

— Nous serons enchantés de faire la connaissance de l’amie de votre fiancée, répondit Norberat, qui, au fond, et ainsi que ses deux amis, du reste, eût préféré voir Miss Strawford se présenter seule. Mais le professeur Degenève ? Vous ne nous en parlez pas. Serait-il resté à Pittsburg ?

— Resté à Pittsburg ? s’écria Simpson. Good god ! Voilà des semaines qu’il ne peut plus s’y voir, à Pittsburg, et qu’il soupire après son home de la rue Balzac. Je suis d’ailleurs plus que jamais sa bête noire, et c’est moi qu’il rend responsable du retard apporté à notre mariage, et dont la maladie de Mary est cependant l’unique cause.

— Au fait ! interrogea Raibaud, qu’a donc exactement Miss Strawford ?

L’Américain expliqua alors qu’il ne s’agissait pas précisément d’une maladie, mais d’un état de dépression physique et morale, d’une sorte de langueur qui laissait la jeune fille sans force, sans goût pour rien, et presque sans volonté.

— Bref, un genre de neurasthénie, comme vous dites en France, contre lequel les médecins de là-bas ont été à peu près impuissants. Il n’y a pas lieu d’ailleurs de concevoir d’inquiétudes sérieuses. Mais j’aimerais néanmoins voir Mary suffisamment rétablie pour qu’elle puisse enfin devenir ma femme. Songez, en effet, que nous devrions déjà être mariés depuis deux mois… ajoute Simpson, dont le beau visage, si joyeux l’instant d’avant, s’était étrangement assombri. Bref, nous nous sommes finalement décidés à venir à Paris pour y consulter une de vos célébrités médicales, et aussi peu dans l’espoir que le voyage exercerait sur l’état de ma chère Mary un influence salutaire.

— Et en a-t-il été ainsi ? s’informa encore le docteur.

L’Américain secoua la tête.

— Aucun changement… répondit-il. Au contraire, l’humeur de Mary, qui n’était que mélancolique, tend à devenir sombre et fantasque. J’en viens même à me demander…

Il s’interrompit ; puis, après avoir dévisagé l’un après l’autre les trois amis et Thérèse :

— À vous, my dear old boys, ainsi qu’à Miss, je puis bien dire cela : j’en viens parfois à me demander, disais-je, si Mary n’a pas cessé de m’aimer…

Et comme les jeunes gens se récriaient :

— Elle est si changée, si vous saviez… Mais vous allez la voir, et vous jugerez vous-même. Ah ! ma douce Mary… ma chère petite chose de Vittel, quand la retrouverai-je ?

L’Américain longuement soupira. Aucun des trois amis ne répondit. Leur visage était devenu pensif, presque soucieux, surtout celui de Raibaud, qui, d’après les données élémentaires qu’il possédait, essayait se faire une opinion et d’établir un diagnostic.

— Au fond, c’est bien ce que je disais… finit-il par penser tout haut : il s’agit d’un état de dépression nerveuse consécutive aux émotions éprouvées au cours de l’été.

— C’est aussi l’avis de la plupart des docteurs de là-bas, dit Simpson. Mais il ne suffit pas de connaître les causes du mal. Au fait ! s’avisa-t-il soudain, j’avais oublié que vous étiez médecin, Raibaud. Avant de nous adresser à d’autres, il faudra que je décide ma fiancée à vous consulter, si toutefois vous y consentez.

— C’est que je suis pour ainsi dire encore sans expérience, mon cher ami.

— Votre amitié pour nous en tiendra lieu, j’en suis sûr ; et j’aimerais avoir tout au moins votre opinion sur l’état de Mary.

Puis, sur une question de Norberat, l’Américain explique qu’ils avaient débarqué au Havre la veille au soir et étaient arrivés à Paris dans la nuit. Malgré l’heure tardive, le professeur Degenève avait pu dénicher un taxi et s’était immédiatement fait conduire chez lui, rue Balzac, tandis que les deux fiancés et Miss Ligget descendaient au Terminus.

— Avec la fidèle Louise, naturellement ? s’enquit Norberat.

On se souvient que ladite Louise était la femme de chambre de Miss Strawford, qui la traitait plus en amie qu’en domestique.

Simpson répondit d’ailleurs que Louise n’était pas du tout au Terminus.

— Hier soir, au Havre, en débarquant du Paris, nous étions plusieurs centaines à prendre le train dans votre capitale. Une véritable foule, au milieu de laquelle, dans la nuit, le professeur et moi nous sommes trouvés séparés de ma fiancée et de Miss Ligget, et celles-ci de Louise. Mary, son ami et nous avons fini par nous retrouver à la gare maritime, mais nous avons dû nous résigner à partir avec le train transatlantique sans avoir revu Louise. Nous étions, du reste, sans inquiétude sérieuse, pensant bien qu’en sa qualité de Parisienne, et intelligente comme elle l’est, Louise finirait toujours par se débrouiller. Ayant manqué le train transatlantique, elle en prendrait un autre, voilà tout. Pour le reste, elle connaissait notre intention de descendre au Terminus, et, d’ailleurs, elle à toujours ses parents à Paris, rue de la Néva.

— À deux pas de la rue Balzac… interrompit l’avocat. Je connais. Alors ?…

— Nous n’avons pas encore vu Louise au Terminus… répondit l’Américain : et elle n’est pas davantage chez ses parents, où je me suis fait conduire en taxi avant de venir ici. De sorte que nous commençons à être inquiets, surtout Mary, très attachée, comme vous le savez, à sa femme de chambre.

Aramond qui, à son habitude, avait fort peu causé jusque-là, suggéra alors qu’il serait peut-être opportun de téléphoner à tout hasard à la police du Havre.

— C’est ce que je compte faire si, en rentrant au Terminus, nous n’avons pas de nouvelles de Louise… répondit. Simpson.


Un peu plus tard, tout le monde rejoignait au salon Miss Strawford et son amie, qui venaient d’arriver.

Ainsi que tout à l’heure, après les présentations nécessaires, l’on s’assit et l’on causa.

Mais l’on causa cette fois sans entrain, avec effort.

Les trois orphelins considéraient Mary, et peu à peu se formait en eux un sentiment qui ressemblait au désenchantement.

On sait que Miss Strawford, bien qu’ayant beaucoup de charme, et sans d’ailleurs être laide, n’était pas une beauté. Et si, en la revoyant, les jeunes gens se sentaient vaguement déçus, ce n’était point de ne pas la trouver plus jolie. Au contraire, sous ce rapport, et malgré son visage fatigué, elle leur apparaissait plutôt mieux qu’autrefois, mais pas tout à fait telle qu’ils se l’imaginaient, au cours des mois de séparation qui venaient de s’écouler.

C’était biens les mêmes cheveux d’or, le même front blanc, large, un peu bombé, les mêmes yeux couleur d’azur, la même fraîcheur de teint, la même boucle un peu grande, bref, physiquement, c’était bien la Mary d’autrefois.

Mais pourquoi cette Mary leur semblait-elle aujourd’hui moralement autre et visiblement troublée, avec quelque chose d’inquiet dans le regard ?

Du reste, ce ne fut qu’une impression. Ou plus exactement, il suffit aux jeunes gens de réfléchir pour trouver une réponse à la question qu’intérieurement ils se posaient. D’abord, Mary était malade ; et puis elle était en proie à une inquiétude croissante au sujet du sort de Louise. Et ce devait être cette inquiétude surtout qui crispait ses traits, troublait son regard, faisait parfois même trembler ses lèvres, et rendaient si rares ses paroles, prononcées avec effort, et comme avec hésitation.

Pourtant, et malgré tout, elle tint à présenter elle-même les trois orphelins à Miss Ligget :

— Les sauveurs de mon Harry, desquels je vous ai souvent parlé, ma chère Edith… prononça-t-elle en français, d’un ton un peu chantant que les jeunes gens reconnaissaient, mais aussi — du moins leur sembla-t-il — avec un accent un peu plus prononcé qu’autrefois.

Sans doute, depuis son départ de Vittel, la jeune fille n’avait eu que peu l’occasion de parler français.

Ce fut d’ailleurs avec un accent beaucoup plus prononcé encore qu’après de vigoureux shake-hands, Miss Ligget affirma qu’elle désirait depuis longtemps déjà faire la connaissance de trois gentlemen aussi braves, aussi adroits, aussi chevaleresques. Bref, une série d’épithètes plus louangeuses les unes que les autres, qui firent par faire penser malgré lui à Aramond :

— N’en jetez plus !…

Jusque-là, l’ingénieur n’avait prononcé que les paroles strictement nécessaires, mais, en revanche, il observait beaucoup.

Il s’était attaché, tout d’abord, à étudier l’amie de Miss Strawford, qui avait immédiatement attiré son attention.

De fait, Edith Ligget était une de celles qu’il est impossible de ne pas remarquer. Assez grande, mince sans maigreur, avec des mouvements souples et onduleux, elle était très brune, et avait un visage ovale au teint mat, de longs yeux couleur de mer, un nez droit, une bouche au dessin très pur, meublée de petites dents blanches et aiguës.

— Incontestablement beaucoup plus belle que la blonde et douce Mary… conclut intérieurement Aramond après avoir terminé son examen.

Pourtant, d’instinct, cette créature séduisante — trop séduisante — déplaisait.

Par la suite, et tandis que Simpson et Norberat étaient à peu près seuls à faire les frais d’une conversation languissante, Aramond devait d’ailleurs faire plusieurs remarques qui le rendirent soucieux, car ces remarques étaient de nature à lui faire appréhender d’étranges complications pour l’avenir.

D’abord, Raibaud, à peu près muet, regardait souvent du côté de Mary, ce qui, en somme, n’avait rien de très surprenant.

De son côté, Mary, au début, n’avait semblé pouvoir se décider qu’avec peine à lever les yeux sur chacun des trois jeunes gens. Mais elle les observait à la dérobée. Deux ou trois fois. Aramond sentit le regard de la jeune fille fixé sur lui. Puis ce fut le tour de Norberat à être ainsi dévisagé à la dérobée, et enfin celui de Raibaud.

Mais dès qu’elle eut dévisagé Raibaud, la physionomie — ou la personnalité — d’Aramond et de Norberat semble cesser d’intéresser Miss Strawford, qui ne regarda plus une seule fois ni l’avocat ni l’ingénieur. En revanche, chaque fois qu’elle pensait pouvoir le faire sans être remarquée, elle regardait le docteur, et Aramond pouvait voir sur le visage de la jeune fille les symptômes d’une curiosité de plus en plus intéressée. Et même son regard s’étant par hasard croisé avec celui du docteur, le doux visage pâli par la fatigue et l’émotion se colora vivement, et ce fut en proie à un trouble visible que Mary détourna la tête.

Aramond avait froncé les sourcils. Des paroles prononcées tout à l’heure par Simpson lui revenaient à la mémoire : « J’en viens à me demander si Mary n’a pas cessé de m’aimer… » En un éclair, l’ingénieur crut entrevoir la vérité — une vérité romanesque, et surtout déconcertante pour qui jusqu’alors pouvait croire connaître Miss Strawford — sur l’inexplicable état de dépression nerveuse de la jeune fille, et l’émotion contenue, mais visible, à laquelle elle était en proie depuis son arrivée.

Et comme l’ingénieur regardait avec un instinctif apitoiement Harry Simpson, il surprit, fixé sur le fiancé de Mary, un autre regard, qui ouvrit à Aramond de nouveaux horizons, tant ce regard — celui de Miss Ligget — était chargé de haine passionnée, tandis que le beau visage de l’amie de Miss Strawford apparaissait crispé, et que les lèvres rouges entrouvertes laissaient entrevoir, comme prêtes à mordre, les petites dents blanches et aiguës…

Du reste, ce ne fut qu’un éclair. La seconde d’après, dans un visage calme, les longs yeux verts et la bouche au pur dessin de la belle Américaine souriaient à la fois à Simpson :

— Vous savez qu’en attendant le complet rétablissement de Mary, je me permets de compter sur vous pour me faire visiter Paris, mon cher Harry ?

— Tout à votre disposition, Edith… répondit l’Américain avec plus de politesse que d’empressement.


Avant de se retirer, Miss Strawford pria les trois amis et Thérèse de leur faire l’honneur de venir déjeuner le lendemain au Terminus.

— J’aurais préféré vous prier à dîner, afin de pouvoir passer ensemble toute la soirée, ajouta Mary. Mais je suis souffrante, vous le savez, de sorte qu’il ne m’est pas possible de veiller tard.

— À ce propos, ma chère Mary, intervint alors Simpson, saisissant l’occasion, à ce propos, je pense que notre ami Raibaud, ici présent, est médecin. Si vous commenciez par le consulter ?… Cela ne vous engagerait à rien, et je suis certain que M. Raibaud ne se formaliserait pas si ensuite vous croyiez devoir aller près d’un autre docteur.

— Certes non, affirma Raibaud. Et le modeste débutant que je suis se met bien volontiers à la disposition de Miss Strawford.

Fugitivement — de cela Aramondi fut le seul à s’apercevoir — fugitivement, le regard de Mary alla chercher celui de Miss Ligget, qui remua imperceptiblement la tête de gauche à droite, puis de droite à gauche, comme pour dire non.

Alors le visage de Miss Strawford se colora légèrement, et ses sourcils ce froncèrent un peu, comme sous une expression de contrariété. Puis, ses traits se détendirent ; et, regardant Raibaud, elle lui sourit :

— C’est vrai que vous êtes médecin, Monsieur Raibaud. Excusez-moi de l’avoir oublié et d’avoir pris avec une de vos illustrations médicales qu’on m’avait recommandée un rendez-vous auquel il ne serait pas poli de manquer. Mais je prends bonne note de votre offre si aimable, que je n’hésiterai pas à vous rappeler à l’occasion.

C’était une fin de non recevoir. Raibaud le comprit et s’inclina, un peu déçu, peut-être même un peu froissé sans en rien faire voir.

Alors, comme si elle comprenait ce qui se passait en lui, la jeune fille lui sourit de nouveau. Et avec une amabilité charmante, d’un mouvement spontané elle lui tendis la main, en l’enveloppant de la caresse timide de ses prunelles d’azur :

— En attendant, nous serons toujours bons amis, n’est-ce pas, docteur ?