Mémoires d’un cambrioleur retiré des affaires/Partie 2/Chapitre XXIII

Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 411-418).

XXIII

la petite ouvrière qui trotte sous la pluie

Je m’installai rue de Maistre, dans une chambre meublée des plus modestes. De ma fenêtre, j’apercevais le cimetière Montmartre qui est, sans contredit, l’un des plus gais de Paris, avec ses arbres où chantent des milliers d’oiseaux, et ses jolies allées bordées de géraniums et de fusains… C’est aussi un cimetière « artistique » (si je puis m’exprimer ainsi). Là dorment J.-J. Henner, Paul Delaroche, Horace Vernet, A. de Neuville, Ary Scheffer, Berlioz, Henri Heine, Stendhal, Alfred de Vigny, les frères Goncourt et Emile Zola. Ces illustres défunts n’y sont pas enfermés entre deux murailles grises comme à Westminster… Ils ont au-dessus d’eux le grand ciel bleu, l’immensité.

Ceux qui trouvent que la vue d’un cimetière a quelque chose de triste sont, à mon avis, des gens primitifs qui ne comprennent rien, dont l’esprit obtus est incapable de penser… et de se souvenir.

Chaque jour, je faisais une longue promenade dans les rues qui montent vers le Sacré-Cœur, espérant enfin rencontrer Édith… Mais les jours succédaient aux jours, et je commençais à croire que, décidément, ma maîtresse n’avait pu se résoudre à quitter l’Angleterre. Ainsi, elle m’avait trompé, l’astucieuse créature ! Ses pleurs, ses serments, tout cela c’était du « chiqué », comme on dit en France, et je rageais d’avoir, dans toute cette affaire, joué le rôle de M. Jobard.

Je finis cependant par me rassurer un peu. J’avais promis à ma maîtresse de lui écrire poste restante, mais la date que je lui avais fixée était bien vague… et bien lointaine encore… Tant que les délais ne seraient pas expirés, je n’avais pas le droit de maudire Édith…

Je lisais beaucoup les journaux anglais, non point pour y savourer l’éloquence mielleuse de M. Lloyd George, mais pour me tenir au courant des petits drames que nous appelons chez nous Diary misdeeds.

Or, un matin, en ouvrant la Morning Post, un titre en caractères gras attira soudain mon attention :

THE WHITE-TRACT

Et je lus :

« Notre grand détective Allan Dickson, qui, depuis quelques années, a remplacé le pauvre Herlokolms actuellement interné à Bedlam, vient de mettre la main sur deux ignobles trafiquants nommés Bill Sharper et Manzana. Cernés dans un bar de Pennsylvania, ces bandits ont opposé une résistance désespérée. Conduits au poste de police et interrogés par le Chief-Inspector, ils ont fini par entrer dans la voie des aveux et par reconnaître que, depuis plusieurs mois, ils se livraient à la « traite des blanches ». Ce ne serait point, paraît-il, le seul méfait qu’on aurait à leur reprocher, car Allan Dickson a relevé contre eux des charges accablantes attaques nocturnes, vol avec effraction, tentative d’assassinat… Il est probable qu’avant peu ces dangereux malfaiteurs seront pour longtemps logés à Reading. Allan Dickson, que nous avons vu ce matin, est persuadé que l’instruction de cette affaire durera plusieurs semaines, et qu’elle amènera la découverte d’un grand nombre de méfaits dont les auteurs avaient jusqu’à présent échappé à la justice. »

Tout s’arrangeait au gré de mes désirs. Je n’avais plus à craindre ni Bill Sharper, ni Manzana… Il est vrai que ce dernier n’était pas bien dangereux, puisque je ne risquais point — et pour cause — de le rencontrer à Paris, mais Bill Sharper, qui venait souvent en France pour y chercher des « cailles », aurait pu, un jour ou l’autre, se trouver en face de moi, et j’avais de sérieuses raisons pour l’éviter… du moins pour le moment.

De ces deux ennemis, celui que je haïssais le plus, c’était certainement Manzana, car cet homme m’avait trop fait souffrir. Sa vilaine figure jaune, ses yeux fourbes, son affreuse voix cuivrée, et jusqu’à sa façon de prononcer monsieur Pipe (au lieu de Païpe), tout en lui m’était odieux… Et puis… et puis… il y avait une chose qui me le rendait plus odieux encore la façon dont il avait abusé d’Édith…

Ah ! décidément, Allan Dickson venait de me rendre encore un fier service… Je dis encore, car si aujourd’hui j’étais riche, c’était grâce à lui… La carte qu’il m’avait remise à la gare de Waterloo avait été le talisman qui avait opéré sur le pauvre Richard Stone un si merveilleux effet… Si je devais à Allan Dickson trois ans de « hard labour », je lui devais aussi une fortune de cent cinquante mille livres… et j’estimais que la compensation était largement suffisante… « On n’a rien sans peine », dit un proverbe français dont j’ai pu, mieux que tout autre, vérifier la justesse.

Les jours passaient et je n’avais guère, jusqu’à présent, joui de mon énorme fortune. Je vivais modestement dans ma chambre de la rue de Maistre… Sur mon palier habitait un peintre du nom de Gerbier, un grand garçon sympathique et doux, que je voyais assez souvent, et que j’aidais parfois de ma bourse, car, comme tous les artistes qui se consacrent uniquement à l’Art, il était très pauvre. Plutôt que de faire du commerce et de vendre à l’Amérique des faux Corot et des faux Carrière, il préférait manger du pain sec et boire de l’eau. Il n’y a qu’en France que l’on voit de ces héroïsmes !… Gerbier n’était pas seulement un peintre de talent, c’était aussi un remarquable violoniste, et il ne refusait point, quand je l’en priais, de me jouer les sonates de Bach, les danses de Brahms ou les concertos de Wieniawski. Comme il se plaignait toujours d’avoir un mauvais violon, un jour, pour lui faire une surprise, je lui payai un Bergonzi qu’un luthier de la rue de Rome avait garanti excellent… Il l’était, en effet — trop peut-être — car à partir du jour où il eut cet instrument entre les mains, Gerbier laissa ses couleurs sécher sur sa palette… Je fus obligé, pour qu’il se remît au travail, de « confisquer » le violon. Je ne lui permettais plus de jouer qu’une heure le matin et deux heures le soir.

Jusqu’à présent, cet artiste était mon seul ami. Je lui dois beaucoup, car il m’a appris à aimer et aussi à apprécier des artistes tels que Cézanne, Renoir, Degas, Toulouse-Lautrec et Matisse…

Gerbier, je dois le reconnaître, n’abusa point de ma générosité. D’autres à sa place se fussent cramponnés à moi et m’eussent saigné à blanc, mais lui se montra très digne, et j’eus toujours beaucoup de peine à lui faire accepter quelque argent. Si ces lignes lui tombent sous les yeux, il ne sera peut-être pas très flatté d’avoir eu pour ami un cambrioleur, mais Gerbier a l’esprit large, et il… comprendra. L’homme n’est rien, c’est le geste qui est tout.

D’ailleurs, le cambrioleur qui oblige ses semblables est, à mon avis, plus estimable que le riche qui ne dénoue jamais les cordons de sa bourse…

Mon existence à Montmartre était celle d’un petit rentier, et les gens qui me voyaient passer ne se doutaient certes point que j’étais un millionnaire. Il est vrai que rien ne distingue le millionnaire des autres hommes.

Un jour que dans la rue Tholozé j’avais été surpris par la pluie, et me hâtais vers un café tout proche, j’aperçus devant moi une femme simplement mise, mais joliment bien tournée, ma foi. Elle portait une de ces enveloppes en serge noire que les Parisiennes appellent « une toilette » — je n’ai jamais pu savoir pourquoi — et cette toilette qui devait être pleine d’étoffes ou de lingerie paraissait fort lourde, car à chaque instant la femme la faisait passer d’un bras à l’autre. L’eau ruisselait sur la pauvre petite robe de l’ouvrière et dégouttait de son modeste chapeau dont les bords s’étaient à demi rabattus. Galamment, je m’avançai, avec mon parapluie (un bon Anglais, quand le temps n’est pas sûr, a toujours la précaution de prendre son parapluie et de relever le bas de son pantalon).

— Mademoiselle, dis-je d’une petite voix flûtée, voulez-vous me permettre de vous abriter ?

— Vous êtes bien aimable, monsieur… je vous remercie beaucoup…

Et, en disant ces mots, la femme tournait vers moi son visage rose.

— Édith !… ma chère Édith !

— Edgar !… quoi… c’est vous !… Ah ! quelle surprise !

— Ma petite Édith !…

Et, prenant sa « toilette », je la passai à mon bras…

La pluie redoublait, une pluie droite, maussade, qui claquait sur le pavé. On se serait cru à Londres.

— Entrons ici, dis-je en désignant un petit café de la rue des Abbesses où j’allais quelquefois prendre mon apéritif.

Quand nous pénétrâmes dans cet établissement, j’entendis le garçon qui disait à un consommateur : « Tiens, v’là l’Anglais de la rue de Maistre qui a fait un « levage »… pas mal, la petite poule ! »

Nous nous assîmes, et je commandai deux grogs.

Édith et moi, nous étions si émus que nous ne trouvions rien à nous dire. Nous avions l’air aussi bête que deux jeunes amoureux à leur premier rendez-vous… Édith me regardait, j’avais pris sa petite main dans les miennes et la caressais doucement…

— Vous voyez, dis-je enfin… je suis venu…

— Je le savais bien, Edgar, que vous viendriez… Vous n’êtes pas allé en Amérique ?

— Non…

— Et vous avez bien fait… Vous êtes tranquille, maintenant ?

— Tranquille ?

— Oui… vous… ne craignez plus…

— Je ne crains plus rien, Édith…

— Quel bonheur !… Alors, nous allons pouvoir vivre heureux… En attendant que vous trouviez un emploi, je travaillerai… nous ne manquerons de rien…

Je serrai plus fort la petite main… Bonne et chère Édith ! Elle offrait de travailler… pour me nourrir… Quel dévouement ! C’est à ces choses-là que l’on juge vraiment les femmes…

J’aurais pu la rassurer, lui avouer tout de suite que « j’avais fait fortune », mais je préférais la laisser causer. Il m’était agréable de l’étudier un peu. La femme que je retrouvais était si différente de l’autre, de celle qui était partie un jour en emportant mes deux mille francs, que je ne la reconnaissais plus. Autrefois, Édith ne rêvait que luxe et toilettes, c’était une gentille maîtresse, très aimante à certains moments, mais avant tout préoccupée de son teint, de ses ongles et de ses cheveux… L’Édith de Londres était une poupée de luxe, celle que je retrouvais était vraiment une femme, et une femme admirable, embellie, purifiée grâce aux leçons de cette déesse si cruelle que l’on nomme l’Adversité… Au lieu de faire commerce de son corps, comme tant d’autres malheureuses, elle s’était mise à travailler… Ses jolis petits doigts étaient noirs de piqûres d’aiguilles, et sa pâleur, ses yeux rougis par les veilles, disaient le dur labeur auquel elle s’était astreinte…

Pauvre Édith !…

— Alors, lui dis-je, vous rentrez chez vous ?

— Non, répondit-elle… quand vous m’avez rencontrée j’allais reporter mon ouvrage…

— Vous avez dû bien souffrir depuis que nous ne nous sommes vus…

— Oui… Edgar… les premiers temps ont été durs… et je vous avoue que j’ai été bien près de céder au découragement, mais Dieu m’a protégée… J’ai eu la chance de rencontrer une brave dame, qui m’a recommandée à un entrepreneur de confections, et on m’a donné tout de suite de l’ouvrage… Oh ! cela n’a pas marché tout seul, les premiers jours… J’avais perdu l’habitude de coudre… Songez donc que je n’avais pas touché une aiguille depuis ma sortie de pension !… Je n’allais pas vite au début, mais maintenant je suis devenue assez habile… et gagne bien ma vie…

— Ah !… et qu’est-ce que cela vous rapporte, la couture ?

— Cela dépend… il y a des travaux qui sont assez ingrats, mais d’autres qui sont meilleurs… Quand j’ai des blouses à faire, par exemple, comme celles que je reporte aujourd’hui, je puis me faire soixante francs par semaine…

Soixante francs par semaine et elle trouvait, la malheureuse, qu’elle gagnait bien sa vie !

— J’espère, reprit-elle, que l’on va avant peu me donner un travail plus soigné, alors, cela ira mieux encore… Mais je suis là qui parle de moi, et j’oublie de vous demander ce que vous avez fait depuis notre séparation… Et votre diamant ?

— N’en parlons pas, Édith, il m’a causé trop d’ennuis…

— Alors, c’était sérieux… vous aviez un diamant ? un vrai ?…

— Oui… un vrai… Pour le moment, sachez, my darling, que je suis riche… riche à millions…

Édith me regardait, un peu inquiète, se demandant si le malheur ne m’avait pas troublé la raison…

— Oui… riche à millions, repris-je, et l’ouvrage que vous reportez maintenant à votre confectionneur sera le dernier… Bientôt, nous reprendrons la grande vie… Au lieu de végéter dans une chambre garnie, nous aurons notre hôtel, à nous, des domestiques, une auto… Vous serez une lady, Édith, car avant peu, vous deviendrez ma femme… Vous voulez bien, n’est-ce pas ?

— Oh ! Edgar… pouvez-vous le demander ?… Mais tout cela est trop beau, et j’ai peur…

— Peur de quoi, Édith ?

— Je ne sais… c’est ridicule ce que je dis là, mais…

— Rassurez-vous, Édith… Allons, venez… Nous allons prendre un taxi… Il faut que vous reportiez votre ouvrage… Plus tard, je vous expliquerai tout…