Mémoires d’un cambrioleur retiré des affaires/Partie 2/Chapitre XXIV

Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 419-424).

XXIV

rédemption

La pluie avait cessé. Un joli soleil de printemps dorait la façade des maisons. L’air était doux, une brise molle courait par les rues. Je hélai un taxi, et après y avoir fait monter Édith, jetai au chauffeur l’adresse qu’elle m’avait donnée…

— Mais vous êtes toute trempée, remarquai-je… Vous allez prendre froid… Il faut rentrer chez vous pour vous changer.

Édith sourit tristement.

— Ce serait difficile, dit-elle… car je n’ai qu’une robe… celle que j’ai sur le dos… Mais ne craignez rien, je suis habituée à la pluie… Ce n’est pas la première fois que je reçois une averse… Je crois que décidément il pleut autant à Paris qu’à Londres… seulement (je ne sais si c’est une idée) la pluie de Paris me semble plus gaie que celle de Londres.

Nous arrivions au bas de la rue Notre-Dame-de-Lorette, et le taxi allait s’engager dans le faubourg Montmartre, quand Édith me saisit vivement le bras, en disant :

— Oh ! non… non… ne passons pas par là…

— Et pourquoi ?

— Je vous le dirai tout à l’heure.

Je donnai l’ordre au chauffeur de prendre la rue Bourdaloue et la rue Laffitte…

— Figurez-vous, me dit Édith, au bout d’un instant, que l’autre jour… dans le faubourg Montmartre, devant un petit bar… j’ai aperçu Bill Sharper… Oui, Edgar… je l’ai vu comme je vous vois… et l’ai bien reconnu… Lui aussi m’a reconnue, car il m’a suivie aussitôt, mais je m’étais approchée d’un agent, et il n’a pas osé m’aborder… Il demeurait planté au bord du trottoir et attendait le moment où je me remettrais en route… J’ai profité d’un encombrement pour m’esquiver et me suis mise à courir comme une folle… Oh ! cet homme !… si j’allais le rencontrer encore !

— Tranquillisez-vous, ma petite Édith, vous ne le reverrez plus…

— Est-ce possible ?

— Puisque je vous le dis… Bill Sharper est en ce moment entre les mains de la justice…

— Oh ! si vous pouviez dire vrai !

— C’est certain… Manzana aussi a été arrêté…

— Comment, ils étaient donc tous les deux à Paris ?

— Non… on les a arrêtés à Londres… dans un établissement de Pennsylvania Street… C’est Allan Dickson qui les a capturés.

— Allan Dickson !… ce maudit détective qui avait l’air de tant s’intéresser à nous et qui, cependant, est cause de tous nos malheurs… Oh ! ne me parlez jamais de cet individu-là, Edgar…

— Allan Dickson a fait son devoir, Édith.

Il y eut un silence.

Ma maîtresse me regarda un instant, puis, me pressant tendrement la main.

— Ne pensons plus à cela, dit-elle… Ne sommes-nous pas heureux, maintenant ?

— Oui, Édith, nous sommes heureux… et vous avez raison, il faut oublier le passé… Figurons-nous que nous avons fait un mauvais rêve.

Nous étions devant la maison où ma maîtresse allait reporter ses blouses.

— Renvoyez votre taxi, dit-elle, car je vais peut-être en avoir pour un certain temps… Il m’arrive quelquefois de poser une heure avant de pouvoir remettre mon ouvrage… ensuite, il faut que je fasse établir mon bon pour passer à la caisse, et ces messieurs ne sont jamais pressés.

— Inutile de passer à la caisse, Édith… Laissez-leur les quelques francs que vous devez toucher… Nous n’avons plus besoin de cela maintenant.

— Non, Edgar… j’ai travaillé, j’entends être payée. Pourquoi laisser mon argent à ces gens-là ?… Et puis, j’y tiens à cet argent… c’est le dernier que j’aurai gagné de mes mains, je veux le conserver… J’ai idée qu’il me portera bonheur…

— C’est bien… je vous attends.

— Renvoyez votre taxi.

Je me contentai de sourire… Est-ce qu’un millionnaire regarde à quelques misérables francs ?

Édith pénétra dans la maison, s’engagea dans un long couloir… et je suivis un instant sa gracieuse silhouette… Quand je l’eus perdue de vue, je me calai dans la voiture, les pieds sur le strapontin, allumai un cigare et me pris à réfléchir.

Tout jusqu’à présent semblait me favoriser… J’étais riche, j’avais retrouvé ma maîtresse… que pouvais-je désirer de plus ? Mais une ombre passa subitement sur mon bonheur… Je venais de sentir sous ma main le diamant maudit qui avait bouleversé ma vie…

Trois ans et demi s’étaient écoulés depuis la nuit où je l’avais enlevé de sa vitrine… Trois ans et demi !… Aucun journal n’avait, comme je l’ai dit, parlé de ce vol qui était pourtant d’importance… L’administration du musée du Louvre avait dû, cependant, avertir la police… des agents s’étaient évidemment livrés à une enquête qui n’avait pas abouti et l’affaire devait être aujourd’hui classée.

Néanmoins, on pouvait la rouvrir, cette enquête, d’un moment à l’autre, et cela pendant six ans et demi encore… puisqu’en France les vols de ce genre (vols avec effraction) se prescrivent par dix ans. Si Manzana, au cours de l’interrogatoire qu’on lui ferait subir allait parler de cette affaire ? Bah ! que dirait-il ? Qu’un nommé Edgar Pipe avait dérobé le Régent… Mais où trouver Edgar Pipe ? Il n’existait plus…

Tout cela ne laissait pas de m’inquiéter, bien que je m’efforçasse de trouver des raisons propres à me rassurer. Soudain, une idée me vint à l’esprit… une idée que j’avais eue déjà, mais que j’avais tout d’abord repoussée. Aujourd’hui, elle me paraissait moins saugrenue, et je m’y arrêtai avec complaisance, la triturai, la retournai, la mis au point, en un mot, et quand je l’eus bien envisagée sous toutes ses faces, je partis d’un bruyant éclat de rire…

J’avais trouvé…

Oui… j’avais trouvé le moyen de me débarrasser de mon diamant d’une façon assez originale, et l’on verra plus loin que le moyen était simple… très simple, même, et devait réussir… à la condition toutefois que je n’attendisse point trop longtemps…

Restait une autre question qui me semblait assez compliquée… Devais-je avouer à Édith l’origine de ma fortune ? Ma maîtresse était, depuis quelque temps, devenue si honnête qu’elle pouvait prendre très mal cette révélation… Il valait mieux ne pas la mettre au courant du petit drame du Sea-Gull, drame dans lequel j’avais, somme toute, joué un rôle odieux… Et puis, en avouant, je donnais à Édith une arme contre moi. Une brouille pouvait, un jour ou l’autre, survenir entre nous, à la suite d’une de ces scènes si fréquentes dans les ménages irréguliers… et même dans les autres… Ma maîtresse, cédant à un coup de tête, pouvait me dénoncer…

Elle le regretterait ensuite, cela était certain, mais le coup serait porté… Il ne faut jamais être trop confiant avec les femmes qui sont des petits êtres charmants, mais impulsifs et auxquels la jalousie fait parfois commettre les pires sottises. Édith, il est vrai, connaissait maintenant la vie, et était renseignée sur mon passé, mais il me semblait inutile de lui apprendre cette nouvelle canaillerie… J’en avais déjà bien assez sur la conscience !… Réflexion faite, il n’y avait qu’un homme qui pût me tirer de là, c’était ce bon oncle Chaff, ce septuagénaire affectueux, sur le sort duquel Édith s’était si gentiment apitoyée, au moment où je devais partir pour la Hollande… Je dirais donc à ma maîtresse qu’après l’avoir quittée à Waterloo Station, je m’étais rendu en Hollande… Le reste était facile à imaginer — ce n’est pas l’imagination qui me manque, heureusement — et le petit roman que j’échafauderais dissiperait tous les doutes qui pourraient subsister dans l’esprit d’Édith. On peut être un cambrioleur et hériter d’un oncle généreux… S’il n’y avait que les honnêtes gens qui pussent hériter, on verrait certainement moins de millionnaires.

Ma conscience était maintenant en repos. Quand j’aurais mis à exécution le projet dont j’ai parlé tout à l’heure et qui devait me débarrasser du Régent, je serais à l’abri de tout danger.

Je consultai ma montre… Il y avait trois quarts d’heure qu’Édith m’avait quitté… Je descendis de taxi et me mis à arpenter nerveusement le trottoir… On la faisait poser, mais elle s’en doutait, la malheureuse… Enfin, elle reparut… Elle était toute rouge, et semblait très excitée…

— Qu’avez-vous donc ? demandai-je…

— Oh ! ne m’en parlez pas, Edgar… Ces gens-là ne sont pas seulement des malappris… ce sont…

Elle n’acheva pas.

— Voyons, expliquez-vous… qu’est-il arrivé ?

— Rien, fort heureusement, mais c’est écœurant de voir des choses semblables… Non seulement M. Armand nous chicane sur l’ouvrage, et nous oblige à refaire sur place certains plis qu’il trouve mal faits, mais encore, il prend avec les ouvrières des privautés vraiment trop… comment dirai-je… je ne trouve pas le mot, Edgar… mais vous me comprenez…

— Est-ce qu’il aurait essayé ?…

— Oui… mais je l’ai remis à sa place… et comme il insistait, je l’ai giflé…

— Ah ! vous avez bien fait, par exemple !… Ce M. Armand n’a que ce qu’il mérite…

— Heureusement que je ne me retrouverai plus en face de lui… Je voyais bien que, depuis quelque temps, il tournait autour de moi, mais je n’avais pas l’air de m’en apercevoir… Enfin, aujourd’hui, il s’est enhardi… nous étions seuls dans son bureau… Ah ! Edgar, que les hommes sont dégoûtants !

— Pas tous, Édith…

— Non…, non, Edgar, fit Édith en souriant, pas tous… Comment voulez-vous qu’une femme seule et qui a besoin de travailler, ne succombe pas un jour ou l’autre… Tenez, justement, le voici ce goujat…

M. Armand sortait, en effet, de son magasin. C’était un petit homme obèse, au dos rond, au nez en forme de banane et à la figure eczémateuse. En nous apercevant, il hâta le pas, serrant les jambes, comme s’il s’attendait à recevoir un coup de pied quelque part. Je lui décochai deux ou trois épithètes plutôt malsonnantes, qu’il encaissa sans sourciller, puis, me tournant vers Édith :

— Nous retournons à Montmartre, n’est-ce pas ?

— Oui… si vous voulez…

Nous remontâmes en taxi… Vingt minutes après, j’étais chez ma maîtresse… Elle habitait rue Girardon, une petite chambre… bien pauvrement meublée, mais d’une propreté merveilleuse… Sur la cheminée, entre deux vases bon marché, s’étalait ma photographie… une pauvre photo toute craquelée qui avait dû voyager beaucoup, elle aussi, et avoir pas mal d’aventures.

— Vous voyez, fit Édith, ce n’est pas très luxueux ici… mais j’aime cette petite chambre… J’y ai souvent pensé à vous, Edgar, et votre portrait m’a plus d’une fois redonné du courage… car c’est surtout depuis que je suis malheureuse que j’ai appris à vous aimer…

Un long baiser scella cet aveu qui… cette fois, partait du cœur.