Mémoires d’un cambrioleur retiré des affaires/Partie 2/Chapitre XXII

Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 402-410).

XXII

où tout commence à s’arranger

Cependant, mon arrivée à Gibraltar avait déjà été signalée. Les douaniers avaient jasé, et le chef de police me faisait surveiller.

Partout où j’allais, ma valise à la main, je voyais, derrière moi, un grand escogriffe, chaussé de sandales à semelles de paille. Je résolus de le semer, et y parvins assez facilement, puis je me réfugiai dans un café où se trouvaient réunis une dizaine de soldats anglais. J’y demeurai jusqu’à la nuit tombante, et réussis à m’embarquer dans la dernière vedette qui fait le service entre Gibraltar et Algésiras.

À onze heures du soir, j’étais de nouveau à Cadix… Je pris une chambre dans un quartier populeux et, le lendemain, dès le lever du soleil, je sortais, ma valise à la main.

Cadix est, ma foi, une fort jolie ville. Ses maisons badigeonnées de nuances claires sont plaisantes à voir, et je me suis laissé dire que ses habitants sont réputés pour leur amour du plaisir, leur vivacité, leur talent de repartie et aussi leur élégance… Le port est en relations d’affaires avec le monde entier et expédie surtout en Angleterre de nombreux minerais.

Cette ville m’a beaucoup plu, et il est possible que j’y revienne un jour, avec Édith…

Pauvre Édith ! qu’était-elle devenue ?

Les quelques livres que je lui avais données lors de son départ devaient tirer à leur fin !…

Brusquement, de sombres pensées m’envahirent… Le passé d’Édith défila devant mes yeux. Je la revis rôdant dans le Strand, surveillée par Manzana… arpentant le trottoir comme ces « street-walkers » qui m’ont toujours fait horreur… et je me demandai si vraiment je devais aller la retrouver à Paris… Mais, bientôt, j’étais pris de pitié pour elle, au souvenir de ses malheurs et je la plaignais.

N’était-ce pas moi qui l’avais précipitée dans l’abîme ?…

Nous étions deux malheureux que la fatalité avait poursuivis… Si Édith avait de lourdes fautes sur la conscience, avais-je le droit, moi, le numéro trente-trois de Reading Gaol, de lui adresser des reproches ? Elle avait souffert, moi aussi… Le mieux était de tout oublier, car un homme comme moi doit être indulgent envers les autres… Quand on s’appelle Edgar Pipe, on ne peut guère s’instituer redresseur de torts.

Il est vrai que dans la vie ce sont généralement les gens les plus tarés qui posent à la vertu, mais moi, je déteste les faux bonshommes… Ne serait-ce pas ignoble de repousser aujourd’hui, parce que je suis riche, une pauvre fille qui a eu pour moi de l’amour, et qui en a encore — plus qu’avant peut-être, car elle a pu apprécier mon cœur.

D’ailleurs, je lui avais promis de ne pas l’abandonner, et je n’ai qu’une parole…

Tout en roulant ces bonnes pensées dans ma tête, j’étais arrivé à la gare. Je voulus m’informer de l’heure des trains, mais ne sachant pas un mot d’espagnol, je dus recourir à un interprète, un Allemand, qui prononçait l’anglais comme un juif de Russell street.

Il m’apprit qu’il y avait un train pour Madrid à huit heures quinze du soir… mais que l’on n’y acceptait que des voyageurs de première classe.

J’aimais mieux cela, au moins je pourrais me reposer dans un wagon bien capitonné… Je devenais difficile depuis que j’avais de la fortune… Ce luxe que j’avais toujours envié, j’allais donc enfin pouvoir me le payer !…

Ah ! brave Richard Stone, quelle reconnaissance je vous devais, et comme je regrettais de vous avoir si odieusement trompé !

C’est vraiment une chose dégoûtante que ce que nous appelons en Angleterre le struggle for life. Comme cette maudite question d’argent rend parfois les hommes cruels et féroces… pas tous, cependant, car j’étais bien sûr que le pauvre Zanzibar, qui n’était qu’un nègre, eût été incapable d’une lâcheté.

Je pourrais vous raconter comment j’allai de Cadix à Madrid et de Madrid à Saint-Sébastien, mais j’écris des mémoires et non un roman de voyages.

Mon récit ne reprend d’ailleurs quelque intérêt qu’à Saint-Sébastien. J’étais là, tout près de la France, il ne s’agissait plus que de passer la frontière sans attirer l’attention des douaniers. Je résolus de me reposer quelques jours, avant de me remettre en route. J’avais besoin de réfléchir longuement, car j’arrivais à ma dernière escale, et il eût été stupide de tout compromettre par une imprudence au moment de toucher au port.

J’avais décidé, je crois l’avoir dit, de me fixer momentanément à Paris.

À Paris ! quelle audace ! diront certains lecteurs… Non, je savais ce que je faisais, on le verra plus loin… Avec moi, on va toujours de surprises en surprises.

Une fois à Paris, je déposerais petit à petit ma fortune dans plusieurs banques, mais il me fallait pour cela me procurer un état civil. Les papiers du colonel Flick ne pouvaient me servir, d’abord parce que le colonel pouvait un jour apprendre que j’usurpais son nom, ensuite, parce que ce nom qui est très bien porté en Angleterre, sonne très mal en France… J’arriverais bien, avec de l’argent (que n’a-t-on pas quand on y met le prix ?) à faire établir toutes les pièces d’identité qui m’étaient nécessaires. Je sais que l’on peut très bien vivre dans une ville sans avoir à produire à chaque instant son acte de naissance ou son casier judiciaire, mais il faut toujours être muni de papiers… D’ailleurs, pour effectuer mes dépôts en banque, des pièces d’identité me seraient nécessaires.

J’avais pris une chambre sur la Concha, dans un splendide hôtel dont les fenêtres donnaient sur la mer. C’était la saison à Saint-Sébastien. Le roi et la reine venaient d’arriver, et toute l’aristocratie espagnole les avait suivis… Je profitai de mon séjour dans cette ville pour monter ma garde-robe. Je me fis faire plusieurs complets, un smoking, des chaussures, et redevins tout à fait un gentleman. Cependant, avec ma valise en cuir jaune que je traînais toujours avec moi, je finissais par me faire remarquer. On me prenait pour un marchand de diamants, et un jour, un client de l’hôtel me demanda si je n’avais pas quelques perles à vendre… Une autre fois, une vieille dame offrit de me céder des rubis, et un garçon d’hôtel me pria de lui expertiser une bague ornée de pierres fines qu’un voyageur lui avait laissée en gage. C’était à devenir fou.

Ce qui m’ennuyait aussi, c’était de voir les autres s’amuser et de ne pouvoir les imiter. Avec cette valise que je n’osais pas abandonner cinq minutes, je ne pouvais aller ni au casino, ni au théâtre, ni au dancing. Je trouvai, cependant, le moyen de m’en débarrasser, et voici comment… J’achetai deux grosses serviettes de maroquin, dans lesquelles je serrai mes précieuses bank-notes, et me rendis à la Banco de España. Là, je louai un coffre dont on me donna la clef, et je pus, dès lors, jouir un peu de la vie.

Je me fis inscrire au casino, taillai un petit bac, et gagnai cinquante mille pesetas. Le lendemain j’en gagnai soixante mille, et le surlendemain quatre-vingt mille… Cette veine insolente me rendit un moment suspect, et les inspecteurs ne me quittèrent plus des yeux… Je finis par perdre fort heureusement, et, dès lors, les joueurs me rendirent leur estime… Je perdis même assez gros, mais je sus m’arrêter à temps.

Tous les jours, j’allais à la banque, ouvrais mon coffre, m’y enfouissais à demi, et comptais mes bank-notes.

J’avais fait la connaissance au cercle d’un jeune Américain, nommé James Bruce, qui jouait un jeu d’enfer. J’avais beau lui conseiller de se modérer, il ne m’écoutait pas, et comme la guigne le poursuivait, il finit par se ruiner. Ce qui devait arriver arriva… Un soir qu’il avait joué sur parole, il perdit cent mille pesetas.

— C’est la fin, me dit-il.

— Comment cela ? demandai-je.

— Oui, je suis arrivé au bout de mon rouleau… J’ai tenu un coup sur parole… Je n’ai plus qu’à me brûler la cervelle.

— Vous êtes fou, lui dis-je… Est-ce qu’on se brûle la cervelle pour cent mille pesetas… Venez me voir demain à mon hôtel, je vous prêterai cette somme.

— Merci, me dit-il…

Nous nous quittâmes.

Le lendemain, à mon réveil, le valet de chambre m’apportait une lettre. Je déchirai l’enveloppe et lus :

« Mon cher monsieur Flick,

« Hier soir vous avez bien voulu m’offrir cent mille pesetas. J’avais accepté, mais depuis, j’ai réfléchi… Ces cent mille pesetas, je les perdrai sûrement, car la déveine me poursuit. Je suis ruiné, et ne me relèverai jamais… Il ne me reste qu’à me brûler la cervelle, et c’est ce que je vais faire… Adieu !…

« Votre reconnaissant quand même,

« James Bruce. »

Je me levai, m’habillai à la hâte, et courus Calle del Retiro où habitait le malheureux. Je trouvai son domestique éploré, Bruce s’était tué. Pauvre garçon ! Comme j’avais été son dernier ami, je m’occupai de le faire enterrer et payai tous les frais. Nous fûmes trois à suivre le convoi son valet de chambre, sa logeuse et moi, car l’enterrement avait lieu à neuf heures du matin, et les joueurs, en général, se lèvent fort tard. Pendant qu’un corbillard traîné par deux chevaux maigres le transportait à sa dernière demeure, sous une pluie battante, ceux qu’il avait enrichis (car Bruce avait laissé plus de quatre millions de pesetas sur le tapis) dormaient tranquillement dans une chambre bien chaude.

Sur les instances de la logeuse, une brave femme que ce suicide avait affolée, je consentis à examiner les papiers laissés par Bruce. Il n’avait pour toute famille qu’un vieil oncle éloigné qui habitait Baltimore, et avec lequel, d’après ce qu’il m’avait confié, il n’entretenait plus de relations. Je jugeai inutile de prévenir le vieux Yankee…

Bruce n’avait pas d’héritiers. Il était donc assez naturel que je gardasse tout ce qu’il possédait une montre marquée à ses initiales, deux bagues et divers papiers d’identité.

Je réglai la logeuse, ainsi que le valet de chambre, et regagnai mon hôtel. Si j’ai été guéri de la passion du jeu, c’est à ce pauvre ami que je le dois… Depuis cet affreux drame, je n’ai jamais touché une carte.

Après avoir longtemps réfléchi, je finis, non sans répugnance, par prendre une résolution qui s’imposait : me substituer au disparu… Une fois que je serais à Paris, je me ferais appeler James Bruce… Le signalement de ce joueur malheureux correspondait assez exactement au mien même figure rasée, même taille, même corpulence, même couleur d’yeux et de cheveux… Si l’on me demandait des papiers lorsque j’effectuerais mon dépôt en banque, je pourrais au moins en fournir. J’eusse préféré user d’un autre moyen, mais en attendant que je changeasse encore « d’identité », j’adopterais le nom de Bruce.

Cette importante question réglée, il me fallait gagner la France. J’avais pour cela deux raisons que l’on connaîtra bientôt.

Depuis que je pouvais montrer des papiers, j’avais repris confiance, mais ce que je pouvais montrer plus difficilement, c’étaient mes bank-notes.

Les déposer dans une banque espagnole, il n’y fallait pas songer. D’autre part, les emporter dans ma valise, c’était bien compromettant. Il est vrai que j’étais maintenant sujet américain, et que les Américains passent à tort ou à raison pour des originaux, mais vraiment, c’était pousser l’originalité un peu loin que de voyager avec cent cinquante mille livres dans une valise !

À Hendaye, on visite les bagages, et les douaniers qui ouvriraient ma valise ne manqueraient pas de prévenir le commissaire spécial de service à la gare. Ces douaniers ont beau voir beaucoup de choses, dont ils ne s’étonnent pas, ils éprouveraient certainement quelque surprise en découvrant mon trésor… Un homme qui voyage sans le sou est toujours suspect, mais celui qui a trop d’argent sur lui ne l’est pas moins.

Je pris le parti de bourrer mes poches de bank-notes et d’en loger la plus grande partie dans la doublure de mon pardessus. J’allai donc chercher mes serviettes à la Banco de España, et de retour à l’hôtel, après avoir eu soin de boucher avec une cigarette le trou de la serrure, je procédai à mon « matelassage ». Ce travail accompli, je me regardai dans l’armoire à glace, en tenant mon pardessus sous le bras, et certain que je pouvais circuler dans les rues sans me faire remarquer, je réglai ma note d’hôtel, hélai un cocher, et me fis conduire à la gare… Ce jour-là, c’était course de taureaux à Saint-Sébastien, et ma voiture se fraya difficilement un chemin à travers la foule qui se dirigeait vers la plazza. Enfin, j’arrivai à la station de chemin de fer… Un quart d’heure après, j’étais confortablement installé dans un wagon de première, et bientôt, je filais vers la France.

Il y avait dans mon compartiment deux messieurs qui m’avaient l’air d’affreux rastas et une dame très maquillée. Me rappelant la petite aventure qui m’était arrivée avec Manzana dans le train du Havre, je me gardai bien d’engager la conversation avec ces voyageurs. Dès que nous eûmes dépassé la frontière, les deux messieurs s’endormirent, et la dame se mit à lire un roman français… À Bayonne, ils descendirent, et je demeurai seul jusqu’à Bordeaux. Là montèrent trois gentlemen, qui, durant tout le trajet, ne parlèrent que des Balkans et de la question d’Orient. L’un d’eux, ainsi que je l’appris en écoutant leur conversation, était un ministre français, un petit barbu à binocle, dont j’ai oublié le nom. Les deux autres devaient être des députés. Avec de tels compagnons, je me sentais en sûreté. Je ne dormis point cependant, et quand on annonça le premier service du restaurant, je demeurai dans mon wagon.

Dieu ! que le voyage me parut long. Il me semblait que jamais je n’atteindrais Paris… Enfin, le train s’arrêta. Nous étions à la gare d’Orsay.

J’arrêtai une chambre au Terminus et me fis servir à dîner, après avoir remis dans mes deux serviettes de maroquin mes précieuses bank-notes.

Paris comptait un millionnaire de plus !

 

Le lendemain, je pris un taxi, me fis conduire dans quatre banques, où j’effectuai le dépôt de ma fortune, et à midi j’étais enfin tranquille J’avais gardé sur moi une centaine de livres.

Pour la première fois, depuis longtemps, je commençai à respirer. Je fis une promenade à pied, aux Champs-Élysées, déjeunai dans un grand restaurant, et me dirigeai ensuite vers Montmartre.

On se rappelle que j’avais recommandé à Édith de s’installer dans notre ancien quartier. J’espérais que peut-être le hasard me la ferait rencontrer, mais j’eus beau parcourir toutes les rues de la Butte, je ne l’aperçus point… Était-elle à Paris ?… Bien qu’elle m’eût promis de s’y rendre, ne s’était-elle pas ravisée à Southampton, au moment de s’embarquer ?

Mais non, cela était impossible.

Il y avait trop de sincérité, trop d’amour dans son regard, lorsque nous nous étions séparés. D’ailleurs, ne désirait-elle pas échapper à ce Bill Sharper et à cet horrible Manzana qui la terrorisaient ?

Je résolus donc de m’établir momentanément à Montmartre. C’est un quartier que j’ai toujours aimé. On y rencontre des artistes, des littérateurs et de jolies femmes… et l’on n’y voit point de ces bourgeois stupides qui s’offusquent de tout et se calfeutrent dans leurs appartements à partir de neuf heures du soir. Montmartre est le quartier de la joie, de l’esprit… et on y travaille aussi, quoi qu’en disent certains grincheux qui ont peiné toute leur vie pour n’arriver à rien.