Mémoires d’un cambrioleur retiré des affaires/Partie 2/Chapitre XXI

Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 395-401).

XXI

nouvelles inquiétudes

Au lieu de me diriger vers la cuisine où m’attendait ce pauvre Zanzibar, je montai sur le pont par l’escalier du panneau arrière, m’engageai sur la passerelle, et quittai pour toujours le Sea-Gull.

Libre ! j’étais libre !… Libre avec cent cinquante mille livres en poche… et un diamant qui en valait bien autant… J’étais certainement, à l’heure actuelle, l’homme le plus riche de Santa-Cruz.

À peine sorti du Sea-Gull, j’allai m’installer sur un petit promontoire situé à gauche du port.

De cet endroit, j’apercevais très distinctement le bassin où était encore amarré le bâtiment du capitaine Ross. Je voyais les hommes courir sur le pont et procéder à l’appareillage. Le Sea-Gull allait sortir sans se faire remorquer. On avait déjà hissé les focs et la voile d’artimon.

Une demi-heure s’écoula, puis une heure…

La goélette était toujours à quai, et la passerelle n’avait pas encore été enlevée.

Que se passait-il donc ?

Les Stone auraient-ils parlé ? Non. Cela était impossible… Ils avaient tout intérêt à se taire… Alors ?… Peut-être s’était-on aperçu de mon absence et le capitaine me faisait-il rechercher ? Je ne vivais plus…

Enfin, les ailes blanches du Sea-Gull battirent au vent, et il glissa lentement le long du quai… Il allait prendre le large… Pourvu qu’il continuât sa route et ne s’arrêtât point en rade.

Je le suivais d’un œil inquiet.

Bientôt, il quitta le chenal et s’engagea en haute mer.

À cette minute, je me sentis rassuré. On hissait les huniers et le « flèche » arrière… La brise était faible et le capitaine Ross étalait toute sa toile…

Peu à peu, le Sea-Gull diminua, parut s’enfoncer dans la mer, et quand je n’aperçus plus à l’horizon que ses hautes voiles, je me mis à fredonner gaiement le Britannia, Britannia rules the wawes, qui est, comme on sait, l’hymne de la marine anglaise. Maintenant, la goélette semblait s’être engloutie dans les flots… Richard Stone et sa femme, délestés de cent cinquante mille livres, voguaient vers le Brésil, terre hospitalière s’il en fût et l’une des plus belles contrées du monde.

De quoi pouvaient-ils se plaindre ?… Ils avaient de l’argent, et pourraient là-bas, filer une bonne petite existence, à l’ombre des palmiers, des bambous et des cacaoyers… Ils n’avaient qu’une chose à redouter : c’était que la police avisée par T. S. F. ne les arrêtât au débarcadère de Rio… Mais cela était peu probable… En tout cas, si on les arrêtait, qu’avais-je à craindre ?… Rien… absolument rien… Qui donc les croirait quand ils affirmeraient qu’un détective leur avait « soulevé » cent cinquante mille livres ?

J’étais donc tranquille de ce côté… de l’autre, c’est-à-dire en ce qui concernait ma propre sécurité, je l’étais moins… J’allais de nouveau voyager, retourner en Europe, et Dieu seul savait quelles nouvelles surprises me réservait l’avenir… Il était à peu près certain que je ne rencontrerais plus Bill Sharper, ni Manzana… mais le hasard est si capricieux…

Enfin, je verrais bien… Ma situation s’était, en tout cas, sérieusement améliorée, puisque j’étais maintenant en possession de cent cinquante mille livres… Mon diamant me devenait inutile… qu’en ferais-je à présent ? Cependant, une nouvelle inquiétude ne tarda pas à m’envahir.

S’il était facile de dissimuler le Régent, il était beaucoup moins facile de dissimuler les liasses de bank-notes dont mes poches étaient remplies. J’étais littéralement bourré de billets. J’en avais partout, dans ma vareuse, dans mon pantalon, sur ma poitrine. Comment pourrais-je, avec un pareil chargement, remplir mes fonctions de soutier à bord du vapeur espagnol qui devait m’emmener à Cadix ?

Avant de descendre en ville, je m’efforçai de mieux « arrimer » sur mon individu le précieux « chargement » qui devait assurer mon existence future… Je glissai toutes mes bank-notes entre ma chemise de flanelle et ma peau, mais cela me donnait un tel embonpoint que je me vis de nouveau obligé de répartir ces jolis papiers dans mes poches.

Décidément, il m’était impossible de m’embarquer avec ce matelas de bank-notes… Que faire ?

Jusqu’à la nuit, je demeurai sur le promontoire où je m’étais installé pour surveiller le départ du Sea-Gull. Quand l’obscurité se fit, assez brusquement, comme dans toutes les régions voisines des tropiques, je rentrai en ville.

Je venais de changer complètement mes batteries… Au lieu de me diriger vers le port où m’attendait le vapeur espagnol, je m’acheminai vers un quartier où l’on voyait de nombreuses boutiques. Des gens vêtus de costumes bizarres circulaient dans les rues : il y avait là des Arabes, des nègres, des Chinois… et des Anglais, bien entendu, car il n’est pas un endroit du monde où l’on ne rencontre un fils de la fière Albion avec son Baedeker à la main.

L’Anglais est un grand voyageur. Il est partout, excepté en Angleterre. Les Français, qui sont narquois, prétendent que nous voyageons beaucoup parce que notre pays manque de gaieté… et que nous allons chercher chez les autres ce que nous ne trouvons pas chez nous. C’est possible.

J’ai dit plus haut que j’avais renoncé à m’embarquer comme soutier… J’avais une idée (on a pu remarquer que j’ai quelquefois des idées, et je crois que j’aurais pu faire un romancier). Or, cette idée, qui n’avait rien de génial, devait, si elle réussissait, me conduire enfin au port où je ferais ma dernière escale.

Après avoir arrêté une chambre dans un hôtel espagnol tenu par un Bavarois, je fis emplette d’une belle valise en cuir, munie de solides serrures. Je rentrai à l’hôtel, mis mes bank-notes dans la valise, gardai celle-ci à la main, bien entendu, et me rendis dans divers magasins. J’achetai un veston gris à martingale avec plis dans le dos, une culotte bouffante, des bas de laine écossais, des souliers jaunes à larges semelles, une casquette de drap, un gilet en poil de chameau, des chemises de flanelle, et un manteau imperméable.

Mes emplettes terminées, je réintégrai ma « cuarto », me débarbouillai, et revêtis mon complet de touriste.

Au restaurant où j’allai ensuite (toujours avec ma valise), je fis la connaissance d’un pasteur anglais, qui était venu aux Canaries rendre visite à un de ses parents.

Ce révérend, qui était fort bavard, devint bientôt mon ami. Il m’apprit qu’il partait le lendemain pour Cadix. De là, il se rendrait à Madrid, pour assister à une course de taureaux ; ensuite, il regagnerait l’Angleterre en traversant la France qu’il ne connaissait pas, et dont les nombreuses attractions excitaient sa curiosité.

La compagnie de ce pasteur m’était précieuse. Il ne me manquait plus que des papiers, car je ne pouvais songer à utiliser ceux que j’avais dérobés à Jim Corbett…

Je me les procurai assez facilement.

Il y avait à côté de nous, à table, un gros Anglais qui buvait portos sur portos et qui ne tarda pas à être complètement ivre. Le pasteur et moi le reconduisîmes à son hôtel, et je ne manquai pas, durant le trajet, d’explorer les poches de ce brave compatriote. J’étais maintenant « nanti » et je pouvais présenter aux agents de police et aux employés du bateau « les papiers du colonel George Flick, né à Birmingham, le 16 octobre 1880, titulaire de l’ordre de la Couronne des Indes et de la Military Cross ».

La seule chose que j’eusse à craindre maintenant, c’était que cet intempérant colonel ne s’embarquât sur le même vapeur que moi, mais je me tiendrais sur mes gardes.

Par bonheur, le pasteur et moi le retrouvâmes le lendemain au même restaurant, et il nous raconta sa mésaventure. J’appris aussi qu’il resterait encore à Santa-Cruz une quinzaine de jours… Je ne risquais donc pas de le rencontrer sur le bateau.

Tout s’arrangeait au gré de mes désirs et je me sentais plus tranquille.

J’employai la journée qui me restait à parcourir la ville, toujours en compagnie du révérend, qui devenait passablement rasoir.

L’heure du départ arriva enfin. Je pris mes billets ainsi que ceux du pasteur (générosité qui me valut la bénédiction du brave homme) et n’eus à décliner ni mon nom ni celui de mon compagnon.

À Santa-Cruz, on est moins formaliste qu’en Angleterre. Du moment que l’on paie, on ne vous demande pas qui vous êtes, ni d’où vous venez…

Le paquebot sur lequel nous nous embarquâmes, s’appelait le Velasquez. Il était peint en bleu, un bleu cru, criard et commun qui eût fait hurler sans nul doute l’illustre parrain dont il avait pris le nom. Ses cabines étaient loin d’être confortables, mais quand on a, comme moi, habité des taudis infects, on ne se montre guère difficile.

Cependant, à peine à bord, je compris qu’il me serait impossible de me promener continuellement avec ma valise à la main. Je ne pouvais pourtant pas la laisser dans ma cabine. Je pris dont le parti de simuler un malaise, et pendant les trois jours que dura la traversée, je demeurai couché. Le pasteur venait me voir, et le steward m’apportait mes repas.

Nous atteignîmes enfin Cadix. Là, le révérend et moi nous nous séparâmes, et je pris aussitôt le train pour Algésiras. Je m’étais renseigné. Mon but était de gagner Gibraltar, et de prendre là le P. E. A. N. O., c’est-à-dire le Péninsulaire Oriental qui devait, en quarante-huit heures, me déposer à Marseille.

Il y a, à Cadix, un petit chemin de fer que l’on appelle la « Tortuga » et qui vous conduit quelquefois à Algésiras… Je dis quelquefois, car il arrive que le train s’arrête en route. Sa machine est très vieille et s’essouffle facilement. Elle a besoin de continuelles réparations, que l’on exécute souvent durant le trajet. Les voyageurs sont alors obligés de descendre, et de camper dans la plaine, en attendant que la « Tortuga » puisse repartir. J’eus la chance de ne pas m’arrêter en route et j’arrivai assez rapidement à Algésiras, ville de douze mille habitants, devant laquelle, en 1801, l’amiral Linois vainquit la flotte anglaise. Une baie sépare Algésiras de Gibraltar, et on la traverse en une demi-heure environ, à bord d’une vedette.

À Gibraltar, je me retrouvais chez moi, c’est-à-dire en Angleterre, et mon orgueil national qui venait d’être un peu humilié à Algésiras s’enflamma de nouveau devant le colossal rocher que nous avons transformé en forteresse, et qui commande l’entrée de la mer méditerranéenne. Pourquoi faut-il, hélas ! que lorsque je me retrouve en territoire anglais, il m’arrive toujours quelque mésaventure ?

À Gibraltar, les difficultés commencèrent.

D’abord, on nous demanda nos papiers, puis les douaniers visitèrent nos valises. J’eus beau affirmer que la mienne ne contenait rien qui fût liable to duty, on me força à l’ouvrir, et l’on s’imagine sans peine la stupéfaction du douanier quand il vit mon matelas de bank-notes. Il appela son chef qui ne fut pas moins étonné que lui, puis me posa quelques questions auxquelles je répondis avec mon aplomb habituel :

— Cet argent est destiné au gouvernement anglais… Je suis le colonel George Flick, attaché d’ambassade…

Les douaniers s’inclinèrent et me firent même des excuses, mais ce petit incident m’avait mis, comme on dit, la puce à l’oreille.

Si je m’embarquais à bord du Péninsulaire Oriental, on me forcerait sans doute à ouvrir encore ma valise….

J’avoue que je me trouvais bien embarrassé. Comme le Péninsulaire ne passait que le lendemain à quatre heures de l’après-midi, j’avais tout le temps de réfléchir. Je songeai à déposer une partie de ma fortune dans une banque de Gibraltar, et à conserver sur moi l’autre moitié, mais cette solution ne me satisfaisait point.

Après m’être longtemps torturé l’esprit, je résolus de retourner à Cadix, et de prendre le train pour Madrid.

Là, je m’embarquerais dans le Sud-Express et filerais sur Saint-Sébastien… Après… dame !… après, je verrais…