Mémoires d’un cambrioleur retiré des affaires/Partie 2/Chapitre XV

Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 343-352).

XV

la malette en peau de porc

Le Sea-Gull filait toujours et se comportait à la lame de façon merveilleuse. Il est juste de dire aussi qu’il était supérieurement gouverné, car le capitaine Ross était un maître ès-navigation. Quant à Cardiff, malgré son apparence de brute, il possédait aussi de réelles qualités de marin. Certes, tous deux ne valaient pas cher et je les soupçonnais d’avoir quelques « pavés » sur la conscience, mais qui n’en a pas ?… L’équipage, lui, était un ramassis de vagabonds, de coureurs de quais, de forbans et je crois bien que le seul honnête homme du bord, c’était Zanzibar.

Oui… parmi tous ces blancs, ces jaunes et ces « peaux cuivrées », c’était sûrement mon ami Zanzibar qui détenait le record de l’honnêteté. Il m’avait, un jour, raconté sa vie, une vie simple, exempte de complications, une vraie vie d’enfant, et j’avais été ému jusqu’aux larmes de la candeur et de l’innocence de ce colosse de six pieds…

Il était originaire du Congo et n’avait qu’une ambition amasser quelques milliers de francs et retourner en Afrique auprès de sa vieille mère Maouda dont il me parlait sans cesse.

J’avais décidé M. et Mme Pickmann à monter, de temps à autre, sur le pont quand la mer était belle et le vent presque nul. Je ne les accompagnais point, car on eût pu s’étonner de l’intimité qui existait entre deux richards et un simple matelot… Bientôt, ils prirent goût à ces cures d’air et il arrivait souvent qu’ils demeurassent sur le pont du Sea-Gull des journées entières enfouis dans leurs rocking-chairs.

Nous ne nous retrouvions que le soir, et c’étaient alors d’interminables parties de poker, coupées de confidences et d’interrogations. Jusqu’alors, ils ne m’avaient dit de leur vie que ce qu’ils en pouvaient livrer sans se compromettre, et c’était vraiment trop peu pour moi qui suis curieux de nature et avais, en outre, de sérieuses raisons pour me documenter complètement sur ces deux mystérieux personnages.

Un jour, profitant de ce qu’ils étaient mollement étendus dans leurs confortables fauteuils, le long du rouf arrière, je résolus d’opérer dans leur appartement une petite perquisition. J’aime à savoir à qui j’ai affaire, à être « renseigné » sur ceux que je fréquente.

Je pénétrai donc chez eux, après avoir eu soin de semer des coquilles de noix dans la coursive de l’escalier d’entrepont de façon à être prévenu de leur arrivée, dans le cas où ils abrégeraient leur sieste en plein air.

L’appartement qu’ils occupaient, à bord du Sea-Gull, se composait de quatre pièces : salle à manger, drawing-room, chambre à deux lits et cabinet de toilette. La porte de la salle à manger était grande ouverte, celle du drawing-room aussi, mais la chambre (je m’en doutais un peu) était fermée à clef. Je me glissai alors jusqu’à la lampisterie où j’avais remarqué, au cours d’une brève visite, des trousseaux de clefs accrochés à la cloison. Je fis mon choix parmi ces trousseaux et revins à l’appartement de mes amis, en ayant bien soin de ne pas écraser les coquilles de noix de la coursive.

À bord des yachts, les clefs ouvrent généralement toutes les portes — j’ai souvent fait cette remarque — et cela tient à ce que les propriétaires n’emportant jamais en croisière d’objets de valeur n’ont point besoin de fermer leur « rooms », si ce n’est pendant la nuit, et encore se servent-ils plutôt de verrous intérieurs appelés « safety-locks ».

Après deux ou trois essais infructueux, j’ouvris enfin la porte de la chambre. Celle-ci ne contenait, en fait de bagages, qu’une valise bon marché, une serviette de maroquin munie d’une serrure et une petite mallette rigide en peau de porc.

Seules, la serviette et la mallette m’intéressaient, mais il eût été de la dernière imprudence de les forcer. Je les secouai et constatai qu’elles contenaient des papiers. Je songeai bien, un moment, à dévisser les serrures, mais je reconnus que cela était impossible. Alors, l’idée me vint de fouiller dans le tiroir d’une table fixée à la cloison et je fus bien inspiré, car, sous un amas de chiffons, je sentis deux petites clefs réunies entre elles par un anneau brisé. C’étaient les clefs de la serviette et de la mallette. J’ouvris d’abord la serviette. Elle contenait divers papiers et des coupures de journaux. Je pris au hasard deux ou trois de ces coupures et les mis dans ma poche. Cela fait, j’ouvris la mallette.

Ô stupéfaction !

Elle était remplie de bank-notes !… J’en fis à la hâte le dénombrement et en comptai dix liasses de chacune vingt mille livres !… soit environ deux cent mille livres ! une fortune… une fortune colossale !… de quoi mener jusqu’à la fin de ses jours une existence de nabab !

Je fus sur le point d’enfouir ces billets dans ma poche, mais je me ravisai. Agir de la sorte eût été stupide… il y avait mieux à faire. Je refermai serviette et mallette, remis les clefs où je les avais prises et sortis de la chambre après avoir donné un tour de clef.

J’avoue que j’étais un peu troublé… la vue de ces bank-notes m’avait ébloui et mille pensées confuses se heurtaient dans mon esprit.

Comme mon diamant que je sentais là, dans la pochette de ma chemise, me semblait maintenant misérable et mesquin à côté de ces jolis billets que je venais de voir et dont je croyais encore sentir sous mes doigts le papier doux et satiné…

Je me ressaisis enfin et, m’approchant d’un hublot, me mis à lire les coupures de journaux que j’avais dérobées.

La première contenait ces quelques lignes :

« Le vol de la Banque d’Angleterre,

« Un vol considérable a été commis samedi dernier au préjudice de la Banque d’Angleterre. Une liasse de billets représentant environ deux cent mille livres a disparu du coffre où l’avait serrée le caissier principal. À la dernière heure, on affirme que l’auteur de ce vol serait un nommé Richard Stone, sous-caissier adjoint, jusqu’alors très bien noté par ses chefs. »

L’autre coupure annonçait que les soupçons qui pesaient sur Richard Stone venaient de se préciser et que la police était sur les traces du voleur qui, en compagnie de sa maîtresse, avait précipitamment quitté son domicile de Russel Street.

J’étais maintenant fixé sur l’identité du ménage Pickmann.

Ainsi, comme je m’en étais douté du premier coup, Pickmann était un voleur, mais j’avoue que depuis que j’avais vu la mallette aux bank-notes, j’éprouvais pour lui une réelle admiration… Deux cent mille livres ! En voilà un, ma foi, qui n’y allait pas avec le dos de la cuiller. Quand il s’y mettait, c’était sérieux… Pour son coup d’essai, il avait eu la main heureuse. Au moins, lui, avait eu l’esprit de faire main basse sur des valeurs solides, facilement négociables et cela lui avait coûté moins de peine que de subtiliser un diamant au Musée du Louvre. Il n’avait eu qu’à allonger le bras, enfouir les liasses dans ses poches, prendre son chapeau et quitter la banque. Maintenant, fier comme un lord, il voguait sur mer, dans un yacht frété pour la circonstance, vers des régions lointaines et s’il n’avait pas eu le malheur de rencontrer Edgar Pipe sur sa route, son bonheur était assuré.

Malheureusement, il avait rencontré Edgar Pipe, comme Edgar Pipe lui-même avait rencontré Manzana ! Ce qui prouve que l’on n’est jamais complètement heureux et qu’il faut toujours que, dans la vie, on trouve un caillou sur son chemin.

Je me sentais tout joyeux et je me mis à chanter.

Zanzibar qui m’entendit sortit aussitôt de sa cuisine et me dit avec un large sourire qui découvrait ses dents blanches :

— Ti, content, Missié Colombo… ti chanti, je crois… Veux-tu faire misique ?…

— Si je le veux, mais certainement, mon bon Zanzibar… Tu es un ami, toi… je ne puis rien te refuser…

— Oh ! ti bi gentil, Colombo… ti bi bon pour pauvre nègre…

— Et je serai meilleur encore, mon ami, sois-en persuadé…

— Oh ! s’écria le noir enthousiasmé, ti pas un homme, Colombo… ti le bon Dieu, pour sûr !…

Zanzibar prit sur une étagère les deux boîtes à cigares, me tendit la mienne et nous commençâmes à jouer sur ces cithares improvisées qui rendaient un petit son aigre d’épinette.

Nous jouâmes une heure, nous jouâmes deux heures et je crois bien que nous ne nous serions pas arrêtés, si je ne m’étais aperçu que c’était l’heure du dîner et que M. et Mme Pickmann devaient attendre leur repas.

Zanzibar remisa, bien à regret, les deux boîtes à cigares et s’occupa de sa cuisine. Ce jour-là, les plats que je servis à mes « amis » étaient plutôt étranges, mais le grand air leur avait donné de l’appétit et ils ingurgitèrent sans broncher les ragoûts innommables de Zanzibar.

Après le dîner, ils me retinrent, comme d’habitude, pour faire la partie, et nous parlâmes surtout des ports où les fameuses formalités de débarquement seraient le moins compliquées.

— Je crois, leur dis-je, que le Congo français serait assez sûr…

— Oh ! déclara Pickmann, pour rien au monde, je ne débarquerai au Congo… Je veux un pays civilisé où il y ait des distractions… Vous comprenez que si je me paye un voyage, ce n’est pas pour aller m’enterrer dans une région peuplée de nègres…

— Et le Cap… que diriez-vous du Cap ?

— Le Cap est une ville anglaise… et vous savez comme les Anglais sont formalistes.

— Alors le Japon ?

— Oh ! non… pas le Japon, s’écria Mme Pickmann…

— Ma foi, fis-je… je ne vois pas… alors… Où sommes-nous, maintenant ?

— Le capitaine disait tantôt que nous étions à proximité du golfe des Canaries.

— Eh bien… il n’y a qu’à dire au capitaine que vous avez changé d’avis et, qu’au lieu d’aller à Madagascar, vous préférez vous diriger sur le Brésil… Cela simplifiera même votre voyage.

— Oui, en effet, vous avez raison… c’est curieux que je n’aie pas songé plus tôt au Brésil… Hein ? qu’en dis-tu, Dolly ?

Mme Pickmann approuva mon idée.

— D’autant plus, reprit Pickmann, que du Brésil on peut se rendre facilement dans la République Argentine… Il faudrait tout de suite prévenir le capitaine…

— Si vous voulez, proposai-je, je vais aller le chercher ?

— Oui, c’est cela, Colombo, allez le chercher.

Quelques minutes après, j’étais devant Master Ross :

— Eh bien, qu’y a-t-il ?

— Capitaine, les passagers veulent vous parler.

La figure du gros homme se rembrunit…

— Me parler ? fit-il, et pourquoi ? Ils ont à se plaindre de quelque chose à bord ?

— Non, capitaine, je ne crois pas…

— Alors ?

— Je crois qu’ils veulent vous demander un conseil.

— Bien…, dites-leur que je descends…

J’allai retrouver M. et Mme Pickmann…

— Le capitaine vient tout de suite, leur dis-je… je vous laisse…

— Et pourquoi cela ? protesta Pickmann… mais non, pas du tout, vous allez rester… Est-ce que nous ne sommes pas libres d’avoir qui nous voulons avec nous ?… Il ne manquerait plus que le capitaine nous adressât une observation à ce sujet… Nous payons assez cher pour avoir le droit de faire ce qu’il nous plaît… Restez, Colombo…, restez…

Il y eut bientôt à la porte un petit coup discret :

— Entrez ! dit Pickmann d’un ton bref.

Master Ross entra.

Pour se présenter devant ses passagers, il avait revêtu sa tenue numéro un.

Il se balançait gauchement, roulant sa casquette entre ses gros doigts noueux, déformés par les rhumatismes.

M. et Mme Pickmann avaient pris un air digne… Ces parvenus apparaissaient maintenant dans toute leur goujaterie et tenaient à faire sentir à cet homme qu’il était à leurs ordres.

Habitué, depuis son enfance, à respecter ceux qui payent, Master Ross conservait la position militaire.

— Capitaine, dit enfin Pickmann, après avoir allumé un cigare… je vous ai fait demander pour vous ordonner de modifier notre itinéraire…

— À votre gré, monsieur, répondit le capitaine avec une légère inclination de tête.

— Oui, décidément, Madagascar est trop loin… et puis, c’est un pays malsain… Maintenant, nous allons au Brésil.

— À votre gré, monsieur…

— Et nous voulons y arriver vite, vous entendez…

— Cela dépendra du vent, monsieur… c’est lui notre maître…

— Oui… oui, je sais, mais en admettant qu’il nous soit favorable, combien mettrons-nous de temps pour atteindre Rio-de-Janeiro ?

— Environ vingt jours… peut-être moins, peut-être plus… mais si nous avons le vent contre nous, nous mettrons trente jours au moins…

— C’est une vraie maringote votre bateau.

— Il est bon marcheur, monsieur, mais comme tous les navires à voiles, il est soumis aux caprices du vent…

— Enfin ! il faut en prendre son parti… eh bien, changez votre route dès maintenant.

— Cela ne m’est pas possible, monsieur.

— Pas possible ! et pourquoi cela ?

— Parce que je n’ai plus d’eau douce à bord et que je dois aussi me réapprovisionner…

— Et où comptez-vous donc vous réapprovisionner ?

— À Santa-Cruz… c’est le point le plus proche…

— Et vous pensez y arriver quand ?

— Demain soir, si le vent le permet…

— Le diable soit du vent… Ah ! on ne m’y reprendra plus, je vous assure, à prendre passage sur des navires à voiles…

— En ce cas, répondit humblement Master Ross… je n’aurai plus l’honneur de vous transporter… et je le regrette…

— Bah !… avec l’argent que je vous ai donné, vous aurez presque de quoi vivre de vos rentes…

— Monsieur oublie sans doute que mon équipage ne travaille pas pour rien.

J’aurais pu donner un cinglant démenti au capitaine Ross, mais, je me gardai bien de le faire… Lui, de son côté, craignait sans doute que je ne protestasse, car pour m’amadouer, il daigna sourire…

— C’est bien, trancha Pickmann… faites pour le mieux…

— Monsieur peut compter sur moi… c’est moi-même qui tiendrai la barre, afin de tracer la route au plus juste… C’est tout ce que monsieur avait à me dire ?

— Oui…

Le capitaine Ross salua et il allait se retirer quand Pickmann le retint.

— Ah ! à propos, dit-il… vous savez, je n’aime pas à être dérangé… j’espère qu’à notre arrivée à Santa-Cruz vous m’éviterez les désagréments d’une visite à bord…

— Je ne puis vous le promettre, monsieur… Tout dépendra des autorités maritimes… Si elles jugent à propos de venir à bord, je ne pourrai pas les en empêcher…

— Mais je suis chez moi ici… Personne n’a le droit de venir voir ce qui se passe sur mon bateau…

— Les autorités maritimes ont toujours le droit de visiter un navire…

— Même un yacht ?

— Oui, monsieur…

— Et si vous refusiez ?

— On nous enverrait d’abord un coup de canon à blanc, puis, si nous n’obtempérions pas aux ordres de ces messieurs, on nous canonnerait pour de bon et on nous coulerait.

— Mais ce sont là des mœurs de sauvages ?

— Ce sont les lois en usage sur mer…

— Et quelle est donc la brute qui les a faites, ces lois ?

— Je l’ignore, monsieur.

— C’est bien… allez !… Cent livres pour vous si vous parvenez à évincer les gêneurs…

— J’essaierai, monsieur.

Quand le capitaine fut sorti, Pickmann me regarda en souriant :

— Hein ? dit-il, vous avez vu comme je lui ai parlé, à votre capitaine ?

— Oui, vous l’avez un peu secoué…

— Il faut les mener comme ça, ces gaillards-là… sans quoi, ils n’auraient aucun respect pour vous…

Pickmann et sa femme, j’en avais la certitude, étaient des malappris.

Vraiment de telles gens ne sont pas dignes d’êtres riches…