Mémoires d’un cambrioleur retiré des affaires/Partie 2/Chapitre XVI

Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 353-360).

XVI

une voix dans la nuit

Le lendemain soir, comme l’avait annoncé le capitaine Ross, le Sea-Gull mouillait à un mille de Santa-Cruz. Le canot était armé aussitôt et se dirigeait vers la côte. Il fit quatre voyages, puis quand le réapprovisionnement eut été effectué, on leva l’ancre et l’on se remit en route.

Pickmann était rayonnant.

— Vous voyez, me dit-il, personne n’est venu nous déranger… Je crois, mon cher Colombo, que vous exagériez un peu… Les autorités maritimes n’en finiraient pas, si elles devaient visiter tous les navires qui s’arrêtent dans les ports.

— Il n’en sera pas de même à Rio-de-Janeiro, je vous l’assure…

— Vous croyez ?

— Je puis vous l’affirmer.

— Ah !…

Pickmann devint songeur. Il se ressaisit cependant et proposa un poker, mais au bout d’une demi-heure, il posa les cartes et se remit à bavarder. Il fallait à tout prix que cet homme parlât… Il avait besoin de s’étourdir pour chasser les noires pensées qui l’assaillaient sans trêve. Il parla à tort et à travers, raconta des histoires stupides qui faisaient rire Mme Pickmann aux éclats, lança des plaisanteries de table d’hôte, puis éprouva le besoin de s’occuper un peu de l’avenir.

— Une fois à Rio-de-Janeiro, dit-il, je louerai une villa, quelque chose de grand, de luxueux et je donnerai des soirées… J’aurai une auto, des chevaux et de nombreux domestiques… Je ne sais pourquoi, mais il me semble que je me plairai au Brésil… J’ai entendu dire que Rio était une ville très agréable et que l’on y menait la grande vie… Vous resterez avec nous, Colombo… vous serez notre intendant et je vous payerai grassement…

— Je vous remercie, répondis-je… mais je ne puis accepter votre offre…

— Et pourquoi cela ?

— Parce que j’ai en Angleterre une femme et quatre enfants…

— Une femme, passe encore, mais quatre enfants… je vous plains !… Enfin, on peut arranger cela… Vous ferez venir votre femme… elle sait coudre, au moins ?

— Oui.

— Eh bien, nous lui confierons la direction de la lingerie… quant à vos enfants, je trouverai bien le moyen de les employer.

— Nous verrons, dis-je… je réfléchirai.

— C’est cela, Colombo, réfléchissez… rien ne presse. Nous avons encore vingt jours devant nous… un mois peut-être… Allons, je crois qu’il est temps de se mettre au lit… Bonsoir !

En rentrant dans ma chambre, je trouvai Zanzibar tout en larmes.

— Qu’as-tu donc ? demandai-je…

Le pauvre nègre ne parvenait pas à articuler une parole. Enfin, il finit par me faire comprendre que, pendant mon absence, Cardiff était venu, l’avait surpris en train de jouer de la « misique » et avait brisé nos deux boîtes à cigares… La perte de ces instruments mettait le désespoir dans l’âme de l’infortuné Zanzibar. J’arrivai cependant à le consoler en lui promettant de lui confectionner un banjo.

— Oh ! soupira-t-il… un banjo !

Et il sauta de son lit pour venir m’embrasser les mains. Il fallut que je lui expliquasse comment je le fabriquerais ce banjo, avec quoi, et c’est seulement quand j’eus satisfait sa curiosité qu’il consentit à se recoucher.

Pauvre garçon ! Sa vie n’était pas compliquée à celui-là… Pourvu qu’il eût une « misique » et qu’on ne lui donnât pas de coups de corde, il était heureux comme un roi.

Pendant qu’il reposait en rêvant sans doute de banjo, moi dont la tête était bourrée de projets, j’étais plongé dans de ténébreuses méditations.

Soudain, une idée me vint à l’esprit et je résolus immédiatement de la mettre à exécution.

Je me levai, ouvris sans bruit la porte de la chambre et, pieds nus, me glissai dans la coursive. Arrivé devant la cloison de pitchpin derrière laquelle je savais que se trouvait le lit de Pickmann, je donnai deux grands coups de poing dans le panneau…

— Qu’y a-t-il ?… qu’y a-t-il ? demanda Pickmann réveillé en sursaut.

Alors, collant ma bouche contre le bois, je prononçai d’une voix nasillarde :

— Richard Stone !…

— Qui m’appelle ? bégaya Pickmann encore à moitié endormi.

— Richard Stone ! répétai-je en haussant le ton… m’entendez-vous ?

Cette fois, Pickmann ne répondit pas.

Le coup était porté. Je regagnai ma chambre à pas de loup et me remis au lit.

J’étais sûr maintenant que Richard Stone, le voleur de la Banque d’Angleterre, habitait bien dans la peau de Pickmann. En répondant « qui m’appelle ? » le misérable s’était trahi. Il s’était ensuite ressaisi, mais trop tard. Je m’étais donc assuré de la véritable identité du personnage. À présent, je le tenais. Avant huit jours, il serait à ma merci.

Le lendemain, quand je servis le déjeuner de mes deux « amis », je remarquai qu’ils étaient très pâles. C’est à peine s’ils touchèrent aux plats que je leur présentai… Eux qui d’ordinaire étaient si loquaces demeurèrent muets pendant tout le repas.

— Que vous est-il donc arrivé ? demandai-je, vous êtes tout drôles aujourd’hui ?…

Pickmann jeta un coup d’œil à sa femme, puis répondit, en s’efforçant de sourire :

— Nous avons mal reposé, cette nuit ! la mer était un peu dure et nous avons encore le cœur tout barbouillé !

— Ce ne sera rien, dis-je en regardant fixement Pickmann… Allez vous étendre au grand air, là-haut, sur le pont, et vous verrez que, dans une heure, vous ne ressentirez plus rien… Voulez-vous que j’aille vous préparer vos rockings-chairs ?

— Non, c’est inutile, je vous remercie.

— Vous avez tort… l’air vous ferait du bien…

Pickmann ne voulut rien entendre… Il était bien décidé à rester dans sa cabine.

— Ce sera comme vous voudrez, lui dis-je… en tout cas, si vous avez besoin de quelque chose, je suis à votre disposition… vous n’aurez qu’à me sonner…

Et je fis un pas vers la porte.

— Non… ne vous en allez pas, Colombo, s’écria Pickmann… restez…

Mme Pickmann avait regagné sa chambre.

Son mari s’était étendu sur le sopha du salon et s’efforçait de fumer un cigare qu’il rallumait à chaque instant. Pour m’occuper, je frottais avec un chiffon de laine les meubles en acajou qui garnissaient la pièce.

Tout à coup, Pickmann se leva, fit quelques pas de long en large, puis vint se planter devant moi. Il voulait me demander quelque chose, cela était visible ; pourtant, il hésitait.

— Mon cher Colombo, dit-il enfin… vous devez être au courant de tout ce qui se passe sur ce navire ?

— Ma foi… pas plus que ça, car je vis presque continuellement dans l’entrepont.

— Oui… je sais… mais avant d’être à mon service, vous faisiez partie de l’équipage… vous circuliez partout…

— À peu près.

— Par conséquent, vous avez dû voir l’autre passager.

— L’autre passager ?

— Oui, il paraît qu’il y a à bord un gentleman qui ne bouge pas de sa cabine…

— Qui vous a dit cela ?

— Quelqu’un qui est bien renseigné.

— Le capitaine ?

— Non…

Je voyais bien que Pickmann était gêné. Il plaidait le faux pour savoir le vrai, mais il s’y prenait d’une façon stupide.

Il reprit, d’un petit air entendu :

— Hein ? Colombo, vous ignoriez que nous eussions un étranger à bord… Je ne sais quel est cet individu, ni pourquoi il se cache avec tant de soin… Ce doit être quelque original… à moins que ce ne soit un malfaiteur… Informez-vous donc… tâchez de savoir quelque chose… Il serait vraiment scandaleux que le capitaine eût embarqué un homme sans me prévenir !… J’entends être seul à bord de ce bateau… seul, entendez-vous… J’ai payé assez cher pour avoir le droit d’être le maître ici…

— Évidemment, approuvai-je…

— Ne perdez pas un instant, Colombo, faites une enquête… au besoin, donnez quelque argent aux matelots pour provoquer leurs confidences… Tenez…

Et Pickmann me glissa dans la main une poignée de livres.

— Non… non ! m’écriai-je, gardez cela… je les ferai bien parler… soyez-en sûr…

Et je rendis à Pickmann les pièces d’or qu’il m’avait données.

Bien entendu, je ne fis aucune enquête, et pour cause. Après avoir quitté mon « voleur », j’allai retrouver Zanzibar et me mis à confectionner le banjo que je lui avais promis. Cela me prit près de quatre heures, mais je fis un instrument très présentable qui avait, de plus, une sonorité merveilleuse.

Le nègre ne se tenait plus de joie… Il s’empara du banjo et se mit à en jouer avec amour…

J’avais fait un heureux !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand je revis Pickmann, je le trouvai un peu plus calme.

— Et alors ? demanda-t-il en me frappant sur l’épaule.

— Rien !

— Le passager ?

— Il n’y a pas de passager.

— Cependant… je vous affirme…

— J’ai visité le bateau de fond en comble… du pont à la cale, et je puis vous assurer que Mme Pickmann et vous êtes les seuls maîtres à bord…

Pickmann me regardait avec deux yeux inquiets… Supposait-il que je ne lui disais pas la vérité ?… Se méfiait-il de moi ?

Il crut devoir, pour se concilier mes bonnes grâces, jouer une petite scène d’attendrissement qui était assez nature.

— Mon bon Colombo, dit-il, vous savez l’amitié que Mme Pickmann et moi avons pour vous… nous sommes prêts à tous les sacrifices pour assurer votre avenir et celui de votre famille… Voyons, parlez-moi franchement, comme à un ami… Ne craignez pas de vous confier à moi… Je sais que Master Ross est votre chef et que vous lui devez obéissance, mais cet homme ne fera jamais pour vous ce que je suis disposé à faire… Il vous donne des gages ridicules, il abuse de vous…

Ici, Pickmann s’interrompit, cherchant ses mots, puis, il reprit :

— Entre le capitaine et moi, vous ne devez pas hésiter… Il est votre maître, mais moi, je suis votre ami… Dites-moi la vérité, toute la vérité, et je vous jure que ce que vous me confierez ne sera point répété… Master Ross vous a défendu de parler, n’est-ce pas ?…

— Je vous assure…

— Si… si, il vous a défendu de parler, il vous a intimidé, menacé, mais vous n’avez rien à craindre… vous pouvez tout me dire… Qu’il y ait un passager à bord, cela m’est égal, mais je veux le connaître…

— Je vous donne ma parole que personne ne se cache sur ce navire… on vous a mal renseigné… ou plutôt on a cherché, dans un but que je ne puis comprendre, à jeter le trouble dans votre esprit…

Pickmann parut très embarrassé.

— C’est bien, dit-il… mais, vous savez, vous ne m’avez pas convaincu…

— Je le regrette.

— Malgré tout, vous êtes encore mon ami, n’est-ce pas ?

— Pouvez-vous en douter ?

— Et… si, par hasard, vous appreniez qu’il se trame quelque chose contre moi, vous m’avertiriez, je suppose ?

— Je vous le promets.

— Bien, Colombo, merci !… Je vois que vous êtes un brave garçon et que je puis compter sur vous… Ouvrez l’œil, écoutez ce qui se dit… répétez-moi tout… un mot qui pour vous n’aurait aucune importance peut être pour moi une indication précieuse… Plus tard, vous comprendrez… Je ne vous en dis pas plus pour l’instant…

Pickmann, en parlant, avait les larmes aux yeux et j’avoue qu’il me fit pitié, mais je ne pouvais plus revenir sur la décision que j’avais prise.

La partie était engagée, j’avais de sérieux atouts dans mon jeu, il s’agissait de ne pas perdre la tête…

Avant huit jours, je serais le maître de la situation…