Mémoires d’un cambrioleur retiré des affaires/Partie 2/Chapitre XIV

Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 333-342).

XIV

où je manœuvre avec assez d’habileté

Un jour, M. Pickmann, qui maintenant me consultait sur tout, me posa quelques questions qui me parurent bizarres. Il me demanda entre autres quelles étaient les formalités de débarquement dans les ports et, quand je lui eus dit que tout navire était soumis à la visite, il parut singulièrement troublé… et regarda sa femme d’un air inquiet.

Je ne tardai pas à acquérir la preuve que mes deux « amis » n’avaient pas la conscience bien nette et je me mis à les surveiller de près. L’homme, depuis quelque temps, était plus réservé, mais la femme, très loquace, surtout après les repas, laissait parfois échapper des paroles imprudentes.

C’est ainsi qu’un soir, tandis que nous émettions quelques idées sur la vie et ses surprises, elle murmura tristement :

— Ah !… mon petit Colombo, la fortune ne fait pas le bonheur, allez… et une bonne petite existence bien tranquille, exempte de soucis, est cent fois préférable à une existence de luxe et de plaisirs comme celle que nous pouvons mener maintenant, M. Pickmann et moi.

— Certes, répondis-je… vous avez bien raison… Ce que nous devons rechercher avant tout, c’est la tranquillité d’esprit.

M. Pickmann lança à sa femme un regard furieux, mais il était trop tard, le coup était porté… Je commençais à comprendre pourquoi, à certains moments, les deux passagers du Sea-Gull étaient si tristes et si préoccupés. Évidemment, le remords ou plutôt la crainte de l’avenir commençait à les torturer. Je résolus d’user de diplomatie et de provoquer des confidences.

Pendant quelques jours, M. et Mme Pickmann se tinrent sur leurs gardes, et affectèrent une réserve qui ne pouvait durer. Ces gens étaient trop exubérants, trop bavards pour cesser brusquement de raconter des histoires. Peu à peu, ils redevinrent aussi loquaces, la femme surtout, et nous reprîmes, en jouant aux cartes, nos petites conversations.

Mme Pickmann adorait le poker et tous les soirs, après dîner, me provoquait à ce jeu, au grand mécontentement de son mari qui aurait préféré faire une partie d’échecs…

Tout en taquinant les cartes, nous buvions, bien entendu et vers minuit, Mme Pickmann — ma petite Dolly, comme l’appelait son époux — était généralement grise. Alors, elle bavardait comme une pie borgne et me documentait peu à peu sur son existence passée… J’appris ainsi que son mari (ou du moins l’homme à qui elle donnait ce nom) avait occupé une situation dans une grande banque de Londres. À cette époque, le couple ne devait pas rouler sur l’or, puisqu’il habitait dans les environs de Soho Square, quartier qui n’a rien d’aristocratique. Ils n’avaient même pas de bonne et c’était Dolly qui faisait la cuisine et lavait la vaisselle…

Cette dernière confidence, qui était au moins imprudente, valut à Mme Pickmann, de la part de son mari, un coup d’œil irrité, mais la bavarde, très allumée par le whisky, n’en continua pas moins à étaler devant moi les petites misères de sa vie d’antan.

— À quoi bon se gêner devant Colombo, dit-elle, n’est-il pas notre ami ? D’ailleurs nous n’avons pas à nous en cacher, nous n’avons pas toujours été riches… Avant de devenir millionnaires, nous avons joliment tiré le diable par la queue…

— Vous avez probablement fait un héritage ? interrogeai-je, tout en battant les cartes…

— Oui… répondit M. Pickmann… oui, nous avons eu la chance de faire un héritage… Une vieille tante que nous voyions rarement nous a laissé sa fortune…

— Et une jolie fortune, allez, s’écria Mme Pickmann c’est à n’y pas croire…

— Tous mes compliments, dis-je… Il y a bien des gens qui voudraient être à votre place… mais comment se fait-il qu’au lieu de manger cette belle fortune à Londres, vous alliez vous fixer à l’étranger ?…

Cette question parut embarrasser beaucoup Mme Pickmann, aussi laissa-t-elle son mari répondre.

— Vous comprenez, dit Pickmann qui ne manquait pas d’esprit d’à-propos, à Londres, beaucoup de gens nous ont connus pauvres… Il nous serait bien difficile, du jour au lendemain, de faire figure dans la haute société… tandis qu’à l’étranger…

— Oui… vous avez raison… mais cela ne vous ennuie pas un peu de quitter l’Angleterre ?

— Certes. Mais nous y reviendrons dans quelques années…

— Pour l’instant, vous allez aux Indes ?

— Non, à Madagascar…

— Tiens, quelle idée !

— Ah ! tu vois, dit Mme Pickmann en regardant son mari, Colombo est de mon avis… Il trouve étonnant que nous allions à Madagascar, dans un pays de sauvages…

— J’ai mes raisons pour aller à Madagascar… répliqua sèchement Pickmann… c’est une île ravissante, le climat y est très sain…

— Hum !… fis-je.

— Vous connaissez Madagascar ?

— Oh très bien, mentis-je avec aplomb.

— Ah ! vraiment ! s’écria Mme Pickmann vivement intéressée… donnez-nous donc quelques détails, alors ?… mon petit Colombo…

— Volontiers… mais je crains de vous désillusionner un peu…

— Ça ne fait rien… dites toujours.

— Eh bien, Madagascar n’est point, à mon avis, le pays rêvé pour des gens riches comme vous et qui désirent profiter de la vie… Le climat y est très rude, c’est plein de moustiques dont la piqûre donne des fièvres et les habitants sont loin d’être hospitaliers. Ils sont méfiants, détestent l’étranger et ne savent quelles vexations lui faire subir… Tenez, un exemple… Il y a cinq ans, j’étais à Majunga…

— Tiens ! glapit Mme Pickmann, c’est justement à Majunga que nous allons…

Je secouai tristement la tête et continuai :

— Oui… j’étais à Majunga. Le bateau sur lequel je me trouvais avait fait escale dans ce port à la suite d’une avarie de machine, et comme la réparation devait prendre au moins quinze jours, j’avais obtenu, ainsi qu’une partie de l’équipage, l’autorisation de descendre à terre et de vivre à l’hôtel… Ah ! les hôtels de Majunga !… Mais cela n’est rien encore… Figurez-vous qu’à peine débarqué, je me vois suivi par deux grands escogriffes qui, finalement, m’arrêtent et me demandent mes papiers… Je les leur montre et je croyais en avoir fini avec les formalités… ah bien oui !… ça ne faisait que commencer… On m’emmène au bureau de police et l’on me fouille… J’avais beau protester, affirmer que je faisais partie de l’équipage du Quickly, les policiers ne voulaient rien entendre… Ils prétendaient que j’étais un individu de sac et de corde, venu à Majunga pour échapper à la justice de mon pays… Bref, mon incarcération dura deux jours et, sans l’intervention du Consul britannique, je crois que je moisirais encore dans les prisons de Madagascar… Je ne suis pas le seul, d’ailleurs, à qui pareille mésaventure soit arrivée… le second de notre bâtiment, un Anglais comme moi, fut aussi arrêté et maintenu au secret, pendant huit jours… Ah ! ne me parlez pas de Madagascar, mes amis, c’est le pays de la méfiance et du soupçon… Il suffit qu’on soit Anglais pour qu’immédiatement on devienne suspect… Cela tient à ce que l’île est en butte aux querelles religieuses… Les catholiques et les protestants, qui sont à couteaux tirés, ne savent quelles niches se faire… Si l’on est sujet du Royaume-Uni, immédiatement on a contre soi tous les prêtres de l’île qui sont heureux d’embêter les pasteurs…

Pendant que je débitais cette histoire imaginée de toutes pièces, j’observais attentivement M. et Mme Pickmann et je voyais leurs figures changer à vue d’œil… J’avais touché juste… mes deux nouveaux riches ne tenaient pas à faire connaissance avec la justice… C’étaient deux escrocs, deux voleurs plutôt et ils étaient loin de se douter que leur ami Colombo, qui les renseignait si complaisamment sur Madagascar où il n’avait jamais mis les pieds, était un confrère…

— Alors, demanda Pickmann, quelle région me conseilleriez-vous ?

— Ma foi, je ne sais, répondis-je… Cela dépend de vous… Puisque vous avez loué un yacht, c’est que vous désirez voyager, voir du pays…

— Ah ! oui, dit Mme Pickmann d’un ton grincheux, parlons-en du yacht ! Ce qu’on s’y ennuie, grand Dieu !

— Pourquoi avoir loué ce bateau, où vous êtes plutôt à l’étroit, au lieu de prendre quelque bon paquebot sur lequel vous auriez eu de belles cabines et une nourriture de choix ?…

Cette question parut gêner M. et Mme Pickmann…

— Nous voulions être seuls, déclara enfin le mari… Nous désirions aussi éviter un tas de formalités…

— En ce cas, vous avez fait un mauvais calcul, car un yacht est soumis à plus de formalités qu’un paquebot… Vous allez voir ça quand vous débarquerez…

Pour le coup, Pickmann se troubla et je vis sa femme pâlir… Mes soupçons se précisaient de plus en plus… J’avais bien affaire à deux filous cherchant — assez maladroitement d’ailleurs — à dépister la police.

— Vraiment ! s’écria Mme Pickmann qui ne pouvait tenir sa langue, ce n’était pas la peine de payer si cher la location de ce maudit yacht…

— Serait-il indiscret, dis-je, de vous demander combien vous avez loué ce bateau ?

— Un prix fou, monsieur… un prix fou… tenez, vous ne devineriez jamais…

— Cinq mille livres ?

— Ah ! vous n’y êtes pas… Quinze mille, monsieur… oui, quinze mille… pour deux mois…

— C’est un peu cher, en effet…

— Parbleu, mon mari s’est fait rouler… Si encore pour ce prix, nous étions dispensés de toutes les formalités de douane et de police.

— N’y comptez pas…

— Cependant, si nous nous faisions débarquer dans quelque petit port ?…

— Vous auriez encore plus d’ennuis…

Il y eut un silence.

Ce fut M. Pickmann qui reprit :

— Écoutez, Colombo, vous m’avez l’air d’un brave garçon… vous avez pu constater que nous sommes pour vous des amis… que nous vous traitons en camarade…

— Et je vous en sais gré, répondis-je…

— Eh bien ! donnez-nous un conseil… Vous êtes très au courant, en votre qualité de marin, des différents usages de la navigation… Comment pourrions-nous débarquer sans être importunés par les douaniers, les officiers de port et les inspecteurs de police ?… Cela va vous paraître bizarre, mais je suis d’une nervosité telle que je ne puis me soumettre, sans devenir fou furieux, à toutes les chinoiseries administratives auxquelles sont astreints les voyageurs ordinaires… C’est stupide, direz-vous, mais on ne se refait pas…

Je pris un air grave et parus réfléchir longuement…

M. et Mme Pickmann ne me quittaient pas des yeux, attendant avec une visible inquiétude les paroles que j’allais prononcer.

— Ma foi, dis-je enfin, la question est très embarrassante, et j’avoue…

— Voyons, voyons ! cherchez bien, supplia Mme Pickmann, vous êtes un homme de ressource et je suis sûre que vous allez trouver quelque chose…

Je demeurai silencieux pendant quelques secondes, puis laissai tomber ces mots :

— Il y aurait peut-être un moyen de tout arranger, mais il faut que je m’informe… Patientez un jour ou deux… surtout ne consultez pas le capitaine.

— Nous ne lui dirons rien, répondit Mme Pickmann, d’ailleurs, il me déplaît souverainement ce bonhomme-là…

— Bien… fiez-vous à moi…

Pickmann me prit les mains et me dit d’une voix qui tremblait un peu :

— Écoutez, Colombo…, il y a mille livres pour vous, si vous arrivez à nous éviter les formalités du débarquement…

Je pris un air indigné :

— Je ne fais jamais payer mes services, quand il s’agit d’obliger des amis… Vous êtes de braves gens, vous avez eu pour moi trop de bontés pour que j’accepte quoi que ce soit… Je ne suis qu’un simple marin, mais j’ai du cœur… et quand je me dévoue, c’est sans arrière-pensée…

M. et Mme Pickmann étaient ébahis. Jamais ils ne se seraient attendus, c’est certain, à rencontrer tant de désintéressement chez un vulgaire matelot…

Ils me serrèrent les mains avec effusion, les larmes aux yeux, en me comblant de bénédictions.

Les deux nigauds étaient pris au piège et j’étais, maintenant, le maître de la situation.

À quelques jours de là, au moment où nous approchions des Canaries, je simulai tout à coup une vive inquiétude, et Mme Pickmann, remarquant mon air soucieux, me demanda avec intérêt :

— Qu’avez-vous donc, mon bon Colombo, vous serait-il arrivé quelque chose ?

— Non… répondis-je… non… rien du tout…

— Mais vous paraissez préoccupé ?

— En effet… il y a en ce moment de vilains nuages à l’horizon.

— Grand Dieu !… allons-nous avoir une tempête ?

— Non… il ne s’agit pas de cela. Demeurez dans votre cabine… N’en bougez pas surtout avant que je revienne…

Et je sortis, laissant mes deux oiseaux dans les transes.

Suivant ma tactique habituelle, je graduais savamment mes effets, sachant par expérience que c’est le meilleur moyen d’affoler ceux que l’on veut perdre.

Au bout d’une heure, je reparus, complètement rasséréné.

— Tout va bien, maintenant, dis-je d’un ton joyeux…

— Que s’est-il donc passé, mon bon Colombo ? demanda Mme Pickmann…

— Oh ! rien, répondis-je, mais j’ai craint un moment que nous n’ayons une visite… Une chaloupe à vapeur venait droit sur nous… Il paraît que ceux qui la montaient se sont contentés des signaux que leur a faits le capitaine car ils ont immédiatement viré de bord… Puissions-nous être aussi heureux une autre fois…

M. et Mme Pickmann étaient maintenant tranquillisés… Ils se mirent à table et firent honneur au repas que je leur servis.

Certes, ces repas étaient loin d’être succulents !… Ils étaient, comme on sait, préparés par Zanzibar, et le brave nègre nous confectionnait des plats qui eussent sans doute flatté le palais des Canaques mais qui n’avaient rien pour flatter celui des Européens… C’étaient toujours des salmis épicés, pimentés, où dominait un affreux goût de cannelle et de clou de girofle…

Heureusement M. et Mme Pickmann, comme tous les gens habitués aux tristes nourritures de Soho Square, n’étaient pas difficiles. Ils mangeaient comme quatre, buvaient comme six et se déclaraient satisfaits du régime du bord. Moi qui étais plus délicat, je préparais mes plats moi-même, au grand désespoir de ce pauvre Zanzibar qui multipliait ses mélanges, persuadé qu’un jour ou l’autre, je finirais bien par le féliciter sur sa cuisine.

Brave Zanzibar ! c’était un bon celui-là et il s’était sincèrement attaché à moi. Il n’y a que dans ces cœurs simples que l’on trouve une réelle affection. Il était aux petits soins pour moi et s’ingéniait à m’être agréable.

C’était le seul être que je fréquentasse à bord hormis M. et Mme Pickmann, bien entendu.

D’ailleurs, je ne me trouvais point en contact avec les hommes de l’équipage, car je ne couchais même plus dans mon hamac. J’occupais avec Zanzibar une cabine d’entrepont où il y avait deux lits — deux cadres plutôt. Le capitaine avait bien fait quelques difficultés avant de m’autoriser à prendre un de ces lits qui était celui du steward, mais enfin, il y avait consenti en maugréant. Master Ross n’ignorait point que j’étais au mieux avec ses deux passagers et, bien que cela lui déplût souverainement, il avait assez d’esprit pour ne rien laisser paraître de sa mauvaise humeur.

Un jour, cependant, il me fit appeler et me dit :

— J’ai remarqué que M. et Mme Pickmann vous traitent, non pas en domestique, mais en ami. Vous êtes un roublard, vous avez su les empaumer… Moi, je m’en fiche… du moment qu’ils sont satisfaits de vous, je n’ai rien à dire… Cependant, puisqu’ils vous ont pris tout à fait à leur service, il est assez naturel qu’ils vous paient… Arrangez-vous avec eux comme vous l’entendrez, mais moi, je vous supprime votre solde.

— C’est bien, dis-je, je m’entendrai avec eux…

Je me gardai, bien entendu, de rapporter cette conversation à mes amis… D’ailleurs, je m’en moquais de ma solde… N’était-ce pas moi le plus riche du bateau ? Il est vrai que ma fortune reposait uniquement sur un diamant dont je ne pouvais me débarrasser, mais j’espérais bien qu’avant peu ma situation se modifierait sérieusement et que je jouirais enfin d’une tranquillité bien gagnée.

Oh ! ce diamant ! Quelles tortures il m’avait fait endurer ! Ce n’est qu’à force d’émétique que j’étais parvenu à le « désingurgiter », mais il avait dû sérieusement me détériorer l’estomac, car j’étais parfois pris d’atroces douleurs, qui me faisaient pousser des hurlements.