Mémoires d’un cambrioleur retiré des affaires/Partie 2/Chapitre XIII

Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 324-332).

XIII

passagers mystérieux

J’avais entendu dire que nous allions aux Indes, mais je n’en étais pas sûr. Je cherchai à me renseigner auprès des trois matelots européens qui étaient à bord. L’un d’eux, un Français, affirma que nous allions tout simplement en Espagne ; l’autre, un Anglais, soutint que nous ne dépasserions point le Cap de Bonne-Espérance ; quant au troisième, un Irlandais, il avoua qu’il ne savait rien.

La curiosité qui me poussait à m’informer de notre itinéraire était assez ridicule, en somme, car le but du voyage serait toujours le même pour moi. Que nous allions aux Indes ou en Chine, cela importait peu. Le principal était que je m’éloignasse le plus possible de l’Angleterre et le Sea-Gull semblait aussi pressé que moi de fuir la côte.

Dès que nous eûmes dépassé les « Needles », récifs dangereux qui se trouvent, comme on sait, à la pointe extrême de l’île de Wight, nous mîmes le cap au sud-quart-sud-ouest.

Malheureusement, le vent qui jusqu’alors avait été favorable, changea brusquement, et nous fûmes obligés de louvoyer, ce qui retarda beaucoup notre marche.

Néanmoins, le Sea-Gull tenait merveilleusement le « près » et faisait, avec le vent, un angle de quatre quarts, soit quarante-cinq degrés. Il avait cependant un défaut, il gîtait beaucoup et, à certains moments, le pont offrait une déclivité telle que nous devions nous cramponner à la lisse et aux superstructures pour ne pas être envoyés par-dessus bord. Ce brick-goélette, comme tous les bateaux de plaisance, était très fin de formes, et il y avait lieu de s’étonner que le capitaine eût choisi un tel bâtiment pour faire de longs voyages. D’ailleurs, tout était mystère sur le Sea-Gull. J’avais cru jusqu’alors que celui qui le commandait en était le propriétaire, mais j’appris bientôt par le matelot irlandais que nous avions deux passagers à bord un homme et une femme.

Il me semblait en effet étonnant que le capitaine voyageât pour son seul plaisir.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La première journée que je passai sur le Sea-Gull fut des plus calmes. On ne m’employa qu’à des manœuvres insignifiantes et j’eus la chance, lorsque la brise fraîchit et qu’il fallut carguer perroquet et cacatois, de ne pas faire partie de la bordée de service.

À la nuit, le capitaine — je ne sais si j’ai dit qu’il s’appelait Ross — fit, selon la vieille coutume maritime, à laquelle certains navigateurs sont restés fidèles, prendre un ris dans la voilure et il ne resta plus sur le pont que le marin de quart, la bordée de tribord et l’homme de barre.

Mes camarades et moi, après avoir pris notre repas, nous nous réfugiâmes dans le gaillard d’avant et installâmes nos hamacs.

Cardiff, son éternelle pipe aux dents, assista à notre coucher, puis, quand il vit que tout était en ordre, il se retira dans sa chambre.

Dès qu’il eut disparu, quelqu’un ralluma la camoufle, la voila prudemment avec l’étamine bleue d’un pavillon et une partie de l’équipage se mit à jouer aux cartes. Je remarquai que les plus acharnés parmi les joueurs étaient les nègres et les Chinois. Ces gens ne se comprenaient pas entre eux, mais ils suppléaient aux paroles par une mimique étrange, coupée de temps à autre, d’interjections rauques et traînantes. Je fus assez étonné de ne pas voir circuler d’argent, mais l’Irlandais, qui était mon voisin de hamac, m’apprit qu’ils jouaient sur parole et qu’ils régleraient leurs comptes à la fin de la traversée, lorsqu’ils auraient touché leur solde.

Il y eut, à un certain moment, une vive discussion qui se termina par un assaut de boxe entre un nègre et un Chinois. Le nègre mit son adversaire knock out et la partie recommença, pendant que deux matelots relevaient le Chinois, qui était quelque peu meurtri et le couchaient dans son hamac.

Mon voisin de lit, l’Irlandais (je me rappelle qu’il s’appelait Solway), bavard comme tous ses compatriotes, avait fait glisser sur leur tringle les garcettes de son hamac et s’était rapproché de moi.

— Sur quel bateau étiez-vous avant de venir ici ? demanda-t-il.

— Sur le Black-Star, répondis-je…

— Un long courrier ?

— Oui…

— Moi, j’étais sur le Newcastle, un vieux bâtiment plein de rats qui repose maintenant par le fond, dans le canal de Saint-Georges.

— C’est la première traversée que vous faites sur le Sea-Gull ?

— Oui… d’ailleurs tout l’équipage est dans mon cas… nous sommes tous nouveaux à bord…

— Pas possible ?

— Quoi ?… vous ne le saviez pas ?

— Non, je vous assure… mais à qui appartient le bateau sur lequel nous sommes ?

— À personne… ou du moins si, il appartient à un armateur anglais qui l’a loué aux deux passagers qui sont à bord… Ce sont eux qui ont engagé le capitaine Ross et l’ont chargé de recruter l’équipage.

— Ah !… et sait-on quels sont ces gens ?

— On dit — mais je ne pourrais rien affirmer — que c’est un lord qui voyage avec sa maîtresse… Je l’ai aperçu avant-hier, quand il a embarqué… Il a une drôle de tête…

— Et la femme ?

— Elle était tellement emmitouflée qu’on ne lui voyait que les yeux et le bout du nez…

— Ils ont des domestiques avec eux ?

— Non…

— Comment… pas même un groom ?

— Je ne crois pas…

— Et depuis leur embarquement, ils n’ont point paru sur le pont ?

— Non… ils ne bougent pas de leur appartement… il n’y a que le capitaine et le steward qui les approchent…

— Bizarre !…

— Oui… bizarre, comme vous dites… moi, j’ai dans l’idée que ces particuliers-là ont fait quelque sale coup et qu’ils ont frété le Sea-Gull pour échapper à la police…

— Mais avant le départ, il y a eu une visite à bord ?

— Oui… j’y ai même assisté, mais le capitaine avait eu soin de cacher les deux passagers dans la cale avec tous leurs bagages…

— Alors, le capitaine est de mèche avec eux ?

— Probable !

Cette conversation fut interrompue par l’arrivée brusque de Cardiff. En apercevant le falot qui était toujours allumé, il poussa un hurlement de fauve, se précipita sur les joueurs, leur administra une volée de coups de poings, déchira les cartes, puis éteignit la lumière et disparut. Cardiff, on le voit, s’y entendait à maintenir l’ordre à bord. Quand il eut refermé la porte, les nègres et les Chinois regagnèrent à tâtons leurs hamacs et jusqu’à la relève de minuit le silence le plus complet régna dans la chambrée.

Au matin, quand je parus sur le pont, le capitaine Ross m’appela.

— Venez dans ma cabine, j’ai à vous parler…

Je le suivis en tremblant.

Quelle nouvelle tuile, pensai-je, vais-je encore recevoir sur la tête ?…

Dès que nous fûmes seuls, le capitaine me dit :

— Je vous ai observé hier pendant toute la journée et j’ai pu me convaincre que vous êtes marin, comme moi je suis évêque… vous vous tenez sur les barres comme un dromadaire sur une balançoire et vous ne savez même pas déborder la vergue de la hune et frapper les palans sur les galhaubans… Je pensais que vous pourriez faire un gabier supplémentaire de basse-voile, mais vous ne seriez même pas capable de larguer le dormant de l’écoute… et d’amarrer le conducteur sur les cosses d’empointure lorsqu’elles sont larguées…

Tout ce que me disait le capitaine était pour moi de l’hébreu, mais comme j’avais l’air de protester, il s’écria :

— Un gabier, vous ?… Jamais de la vie !….

— Cependant, je vous assure qu’à bord du Black-Star

— Quoi ?… que faisiez-vous à bord du Black-Star ?… vous briquiez la poulaine, hein ?… c’est tout ce que vous pouvez faire… Tenez, je vais vous prouver que vous êtes nul en navigation… que vous n’avez jamais mis les pieds sur un navire à voiles… Je suppose que le hale-bas du foc soit cassé… par quoi le remplacez-vous ?… Ha ! vous restez là comme un cachalot qui a avalé une gaffe… vous ne savez pas !… Et quand un hunier se déchire, comment vous y prenez-vous pour le réparer sans le carguer ?… Vous voyez, vous demeurez bouche bée… Vous êtes gabier comme la tige de mes bottes et vous m’avez monté le coup, quand vous vous êtes présenté !… Je ne sais ce qui me retient de vous débarquer séance tenante…

Le capitaine Ross, d’un tour de langue changea sa chique de côté, puis après avoir juré tout ce qu’il savait, et m’avoir prodigué un tas de noms qu’un horse-guard n’eût pas entendus sans rougir, il parut se calmer un peu…

— C’est bien, dit-il… cela m’apprendra à engager un matelot sans lui faire faire un petit voyage dans les vergues… Je vous avais promis vingt-cinq livres pour la traversée… je vous diminue de moitié… et dorénavant, au lieu de grimper dans la mâture, vous resterez à la cuisine, avec le maître-cook… Vous savez éplucher les oignons et les pommes de terre, je suppose ?… Allez, rompez, et que je ne vous voie plus… descendez trouver Zanzibar et dites-lui de ma part que, comme vous étiez trop bête pour faire un gabier, je vous ai nommé laveur de vaisselle…

Je saluai et sortis, affectant d’être navré de ma disgrâce, mais très heureux, au fond, de ce changement de situation… J’étais maintenant certain de ne pas me rompre le cou en tombant des hunes.

Je m’engageai dans le petit escalier à pente roide qui conduisait à la cuisine et, cinq minutes après, je me présentais à M. Zanzibar, un nègre du plus beau noir dont la peau humide luisait comme celle d’un phoque sortant de l’onde.

Lorsque j’entrai, Zanzibar était en train de moduler sur un énorme ocarina de métal blanc une mélodie tropicale. Tout en jouant, il remuait la tête, roulait de gros yeux blancs et, de ses pieds nus, frappait le sol en cadence. Dès qu’il me vit, il ôta l’ocarina de ses lèvres et demanda :

— Qui tu veux-ti, missié ?

À défaut de lettre d’introduction, je lui exposai de vive voix le but de ma visite.

Il m’écouta en souriant, puis, quand j’eus terminé :

— Mi, bi content, dit-il… Oui bi content d’avoir camarade… Triste ici !… Tous deux nous rigoli, nous joui ocarina, pi dansi… Comment ti t’appelles ?

— Colombo, répondis-je (on se rappelle que c’était le nom que m’avait donné le capitaine).

— Mi, Zanzibar… mais pas vrai… mi pas Zanzibar… Mi Batouala.

Nous nous serrâmes la main et Zanzibar, pour fêter ma bienvenue, déboucha une fiole de rhum.

Au bout de quelques jours nous étions les meilleurs amis du monde et nous passions notre temps à nous raconter des histoires et à jouer de l’ocarina. J’avais autrefois pratiqué cet instrument stupide et j’en jouais assez bien, mais pour Zanzibar j’étais un artiste.

Quand je voulais le charmer, je lui disais de chanter sa mélodie et je l’accompagnais à la tierce.

Alors, il ne se tenait plus de joie et nous recommencions vingt fois de suite le même air. Cependant, ce concert déplut aux passagers mystérieux dont l’appartement se trouvait situé au bout de la coursive d’entrepont. Ils se plaignirent au capitaine et celui-ci, non content de confisquer l’ocarina, fit donner vingt-cinq coups de corde à Zanzibar.

Je revois encore le malheureux garçon quand il revint à sa cuisine après avoir subi ce châtiment barbare. Il avait les épaules et le dos zébrés de grandes raies bleuâtres et souffrait atrocement. Je le pansai du mieux que je pus et m’efforçai de le consoler.

Pauvre Zanzibar !

Ce qui l’affectait surtout, c’était d’être privé de son ocarina.

Je promis de lui confectionner un instrument plus harmonieux, et il fallut qu’immédiatement je me misse au travail.

Avec une boîte à cigares, sur laquelle je tendis des fils de fer de diverses grosseurs, je fabriquai une sorte de cithare d’une sonorité parfaite. J’en fis aussi une pour moi et nous reprîmes enfin nos duos que personne, cette fois, ne vint interrompre, car le bruit ne parvenait point jusqu’aux oreilles des passagers.

À quelques jours de là le matelot qui remplissait les fonctions de steward s’étant cassé le bras en tombant dans la cale, c’est moi qui fus désigné par le capitaine pour le remplacer. Mon service consista donc à servir à table les deux mystérieux personnages qui étaient, on le sait, les vrais maîtres du navire.

La première fois que je parus devant eux, mes plats à la main, ils me regardèrent avec méfiance. À la longue, ils s’habituèrent à moi et devinrent même très familiers, ce qui dénotait chez eux un manque complet d’éducation. Sûrement, ce gentleman n’était pas un lord, comme le prétendait l’Irlandais. C’était un individu quelconque, aux gestes gauches, à la physionomie commune et totalement dépourvu d’élégance bien qu’il soignât beaucoup sa personne et se parfumât à outrance. On voyait du premier coup d’œil que cet homme-là n’avait pas toujours eu de la fortune. Il avait dû s’enrichir tout d’un coup, soit par quelque spéculation heureuse, soit par quelque entreprise louche… ou peut-être par une colossale escroquerie.

Quant à la femme qui était assez jolie, mais maquillée comme une fille, elle était digne de son seigneur et maître. Elle fumait les coudes sur la table et bavardait à tort et à travers, avec une voix cassée de noceuse.

Ils m’appelèrent d’abord M. Colombo, puis Colombo tout court, et enfin « mon petit Colombo ».

Ils devinrent même avec moi d’une telle liberté que je fus, une fois ou deux, obligé de leur faire respectueusement observer qu’ils allaient un peu loin. Ils n’en continuèrent pas moins à plaisanter avec moi de façon stupide. Ils me posaient une foule de questions indiscrètes, me forçaient à boire avec eux et bientôt, après leur dîner, ils me retinrent à jouer aux cartes. Dès lors ce furent d’interminables parties et je devins le commensal de ces gens louches.

J’avais d’abord résisté à leurs sollicitations, par crainte du capitaine, mais quand je m’aperçus que ce dernier me traitait avec plus d’égards, depuis que j’étais l’ami de ses passagers, je profitai largement de leur hospitalité et ne vécus que très peu à la cuisine, au grand désespoir de Zanzibar qui en était réduit à jouer seul de la cithare…

Nous étions maintenant en vue des côtes de Portugal, mais contrairement à ce que je croyais, le Sea-Gull ne s’arrêterait pas à Lisbonne. Ainsi en avaient décidé M. et Mme Pickmann — c’était le nom que se donnaient les deux étranges passagers dont j’étais devenu le familier. Ils ne semblaient pas tenir à descendre à terre, du moins pour le moment.