Mémoires d’un cambrioleur retiré des affaires/Partie 2/Chapitre XII

Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 315-323).

XII

« le sea-gull »

J’avais « semé » mes ennemis, mais je n’étais pas encore sauvé. Les drôles étaient bien capables de me signaler à la police et de me faire arrêter, au débarcadère de Southampton. Il leur suffisait d’aller trouver le chef de gare, de lui raconter une histoire quelconque et la farce était jouée. On me ramènerait à Londres et c’était tout ce que désiraient les affreux chenapans qui avaient juré d’avoir ma peau.

Je résolus donc de descendre en cours de route.

À Byfleet, la première station à laquelle s’arrêtait le train, j’ouvris la portière et sautai sur le quai. Ce n’est le surlendemain seulement que je me risquai à gagner Southampton.

Maintenant, il s’agissait de quitter l’Angleterre le plus vite possible et je m’abouchai immédiatement avec quelques matelots qui m’indiquèrent les bâtiments en partance.

Je m’étais imaginé que j’arriverais facilement à m’embarquer, mais je m’aperçus bientôt que tous les capitaines n’étaient pas aussi « coulants » que le capitaine Wright. Tous me demandèrent des papiers, exigèrent des références et je me vis blackboulé partout où je me présentai.

Je commençais à perdre courage, quand un matelot qui fumait sa pipe, assis sur une borne, me donna un renseignement utile :

— Écoutez, camarade, me dit-il, si vous tenez absolument à trouver un engagement, je connais un bateau sur lequel on vous prendra sans doute, mais vous savez, s’est un bateau bizarre…

— Qu’importe… comment s’appelle-t-il ?

— Le Sea-Gull… Tenez, c’est ce voilier blanc qui est amarré à quai, entre le paquebot de France et la malle de Jersey.

— Vous pourriez me recommander ?

— Oh ! pour ça, non !… Je ne connais personne à bord… Présentez-vous vous-même, vous verrez bien ce qu’on vous dira… Le patron de ce Sea-Gull recrute en ce moment son équipage… Il y a quatre garçons qui ont déjà été engagés. Essayez toujours, vous verrez.

— Merci, dis-je, je vais suivre votre conseil.

Et je me dirigeai vers le Sea-Gull.

C’était un grand yacht blanc gréé en brick-goélette ; le mât de misaine était à phares carrés ; le grand mât avait une voile à corne et un « flèche ». À l’arrière, on voyait un capot vitré sur les côtés duquel étaient accrochées deux bouées.

Aucune passerelle ne reliait le yacht au quai.

— Pourrais-je parler au patron ? demandai-je à un matelot qui était en train de briquer avec ardeur le tillac du bateau…

L’homme me regarda d’un air ahuri… puis mit son index à son oreille et secoua négativement la tête, pour me faire comprendre qu’il était sourd.

Je m’adressai à un autre marin, un grand diable, maigre comme une flamme de sémaphore, et jaune comme un citron.

Il fit un geste auquel je ne compris rien et disparut par une écoutille.

Ils sont bizarres, en effet, pensai-je, les gens du Sea-Gull

Après avoir interpellé encore deux autres matelots, sans obtenir de réponse, j’allais battre en retraite, quand un gros homme vêtu d’un complet de molleton bleu et coiffé d’une casquette galonnée, apparut sur le pont.

— Pardon, monsieur, lui criai-je… je désirerais parler au patron du Sea-Gull.

— Le patron du Sea-Gull, c’est moi… Que me voulez-vous ?

— J’ai entendu dire que vous cherchiez des hommes d’équipage… et… je viens me proposer.

— J’ai en effet besoin de matelots… mais ce qu’il me faut surtout, ce sont de bons gabiers… êtes-vous gabier ?

— Oui, patron…

— Il y a longtemps que vous servez ?

— Oh ! dix ans au moins.

— C’est bien, embarquez…

Je crus que l’on allait m’envoyer la passerelle, mais personne ne bougea à bord du yacht…

— Eh bien ? avez-vous entendu ?

— Oui, patron… mais…

— Mais quoi ?

— La passerelle ?…

— La passerelle… est-ce que vous supposez qu’on va la placer exprès pour vous ?… Sautez dans les haubans…

Au risque de me rompre le cou, je pris mon élan, fis un bond de deux mètres, parvins à saisir un des haubans de bâbord et me laissai glisser sur le pont du bateau. Je m’étais affreusement écorché les mains, mais il faut croire que la petite gymnastique à laquelle je venais de me livrer avait émerveillé le gros homme, car il dit en hochant la tête :

— Parfait !… vous jouez la difficulté, à ce que je vois… vous avez voulu m’épater… approchez un peu…

Je m’avançai, joignis les talons et demeurai immobile…

Le patron m’examina pendant quelques instants, envoya par-dessus bord un jet de salive noire et me dit :

— Vous avez toujours servi sur les bâtiments de commerce ?

— Oui, patron…

— Appelez-moi capitaine…

— Oui, capitaine.

— Êtes-vous déjà allé aux Indes ?

— Oui, capitaine.

— Par le canal ou par le Cap ?

— Plaît-il ?

— Je vous demande si c’est par Suez ou par le Cap ?

— Par Suez…

— Bien entendu !… par Suez !… Ils sont tous les mêmes… Ça ne pense qu’à se faire remorquer ces cocos-là… Eh bien, moi, tel que vous me voyez… j’ai trente ans de navigation… vous entendez… trente ans… et je ne l’ai seulement jamais vu votre sale canal… Moi, ma route, c’est le Cap… oui, mon ami… Southampton, Lisbonne, Madère, Bonne-Espérance, Zanzibar, les Maldives et Ceylan… Voilà la vraie route des Indes et celui qui me dirait le contraire, je lui enverrais immédiatement ma botte dans le bas des reins… Il n’y a que les marins d’occasion qui passent par le canal…

Le capitaine cracha de nouveau et reprit d’un ton méprisant :

— Oui, les marins d’occasion… ceux qui apprennent la navigation dans les écoles… mais les vieux routiers comme moi doublent toujours le Cap…

— Le fait est, approuvai-je, que par le Cap…

— C’est bon… montrez-moi un peu vos papiers…

— Mes papiers ?… Je vais vous dire… hier soir, je les avais encore, mais ce matin, en me réveillant…

— Oui, je vois… vous vous êtes saoûlé hier comme un Écossais et vous vous êtes fait dévaliser… Ah ! bougre d’ivrogne, vous vous en êtes envoyé des verres de gin et de whisky, hein ? Combien ?

— Je ne sais… une vingtaine, peut-être.

— Une vingtaine !… seulement… et c’est ça qui vous a tourné la tête… Ah ! ah ! ah ! les voilà bien les marins d’aujourd’hui, ça se saoule avec vingt petits verres !… De mon temps, mon garçon, il fallait deux pintes de schnick pour nous coucher par terre… oui, deux pintes et y en avait même qui allaient jusqu’à trois… Décidément, il n’y a plus d’hommes aujourd’hui… Enfin, ça n’est pas tout ça… vous n’avez pas de papiers… pas même un simple certificat… Sur un navire de commerce, on vous ferait arrêter, mais moi, je m’en moque… Ce ne sont pas les papiers qui font les bons marins. Si je vous ai demandé les vôtres, c’était pour la forme… Ici, à mon bord, personne n’a de papiers… Je ne sais même pas le nom de mes hommes… Ils se présentent, je les accepte, et les baptise aussitôt… Passons aux conditions. Nous allons aux Indes… c’est vingt-cinq livres pour la traversée… autant pour le retour… ça vous va ?

— Oui, capitaine.

— Bon… maintenant, on ne descend pas à terre aux escales…

— Cela m’est égal.

— La discipline ici est très sévère… Comme je suis le maître, le seul maître, entendez-vous, à bord du Sea-Gull, j’ai tenu à y maintenir les anciennes traditions de la marine à voiles… Je vous donnerai d’ailleurs une copie du règlement. Donc, nous sommes d’accord, n’est-ce pas ?

— Oui, capitaine.

— Eh bien, vous êtes des nôtres… à partir d’aujourd’hui, vous vous appelez « Colombo »… chaque marin du Sea-Gull porte le nom d’une ville maritime… Venez, je vais vous présenter à Cardiff, le maître d’équipage.

Le capitaine s’engagea dans une écoutille et je descendis derrière lui. Nous suivîmes la coursive d’entrepont et arrivâmes dans une petite pièce carrée qui prenait jour par un hublot.

Un homme gigantesque, assis sur une caisse, se dressa à demi, dès que nous pénétrâmes dans la chambre. C’était Cardiff. Jamais de ma vie je n’ai vu pareil colosse. Je ne puis mieux comparer Cardiff qu’à un gorille du Gabon. Sa tête énorme, au front bas, ses yeux gris mobiles et perçants, enfouis sous des sourcils broussailleux, sa poitrine vaste et velue, ses bras démesurément longs, ses jambes torses reposant sur deux gros pieds plats, tout en lui rappelait le singe anthropoïde de l’Afrique Équatoriale.

— Cardiff, dit le capitaine, voici un nouveau gabier… Il ne nous manque plus que trois hommes… Dès que je les aurai trouvés, nous appareillerons…

— Hon !… fit l’homme-gorille.

— Pour l’instant, gardez-le près de vous et faites-lui lire le règlement du bord.

— Hon !…

— Ensuite, vous lui ferez préparer les feux.

— Hon !…

— Vous pourrez aussi lui faire faire quelques épissures…

— Hon !…

Lorsque le capitaine eut disparu, Cardiff s’assit sur son coffre, alluma une petite pipe en terre, en tira quelques bouffées et prit dans sa poche un carnet tout crasseux qu’il me tendit en disant :

— Règlement…

Il était plutôt dur, le règlement… mais bah !… j’étais prêt à tout accepter pour échapper à Bill Sharper et à Manzana. Tant que nous n’aurions pas quitté Southampton, je ne serais pas tranquille. Mes ennemis pouvaient encore me découvrir. Il leur suffisait pour cela de questionner quelques marins du port…

Bien que Manzana et Bill Sharper ne fussent point très perspicaces, ils ne manqueraient pas quand même, en apprenant qu’il y avait à quai un navire suspect, de venir s’informer si je ne faisais point partie de l’équipage. Dans quel navire, en effet, pouvais-je me réfugier, si ce n’était dans un navire suspect ?

Je tremblais, à chaque instant, de voir apparaître mes deux gredins.

Quand j’eus parcouru le fameux règlement que Cardiff m’avait présenté, je demandai au colosse s’il désirait que je lui rendisse quelque service.

Il secoua négativement la tête.

Pendant près d’une heure, nous demeurâmes en face l’un de l’autre, sans parler. Cardiff, toujours assis sur sa caisse, moi, debout devant lui. De temps à autre il me décochait un regard en dessous, puis retombait dans son assoupissement de brute.

Quel singulier type que ce maître d’équipage sous les ordres duquel j’allais me trouver désormais ! Tout d’abord, je l’avais pris pour un Gallois, mais à quelques mots qu’il prononça enfin je reconnus qu’il était Écossais.

Lorsqu’il eut fumé deux pipes, il se leva, mais il était tellement grand qu’il était obligé de marcher en baissant la tête, car l’endroit où nous nous trouvions n’avait pas plus d’un mètre soixante-quinze de hauteur et Cardiff, je l’ai dit, était un géant. Après avoir tourné dans la chambre, il sortit d’un équipet une grosse bouteille verte, la déboucha lentement, puis en porta le goulot à ses lèvres. Quand il remit le bouchon, une forte odeur de gin se répandit dans la pièce. Cardiff me regarda ; ses yeux gris luisaient comme des projecteurs et son affreux visage avait maintenant une expression étrange.

Il ralluma sa pipe et reprit son impassibilité de Bouddha.

Je commençais à trouver le temps long en compagnie de ce marin silencieux, lorsqu’un coup de sifflet retentit soudain sur le pont du navire.

Cardiff eut un grognement, s’étira en faisant craquer ses énormes membres, puis se dressa, comme à regret, en disant :

Come, mate ! [1]

Et il me poussa doucement devant lui.

Ce qui me surprit, ce fut que Cardiff m’appelât mate. Ce mot, en argot maritime, signifie camarade, et n’est guère employé qu’entre matelots de même grade ou de même spécialité. Il est très rare qu’un maître d’équipage appelle ainsi un subordonné.

J’en conclus que Cardiff, malgré son apparence bestiale, n’était pas au fond un méchant homme… c’était un ours, un ours mal léché sans doute, mais avec lequel il serait peut-être possible de s’entendre.

Sur le pont du Sea-Gull, nous trouvâmes tout l’équipage réuni… et quel équipage, grand Dieu ! Il y avait là des nègres, des Malais, des Hindous, des Chinois et des hommes de race indécise.

L’Europe était représentée par le capitaine, Cardiff, trois matelots et moi.

Tous ces marins semblaient très dociles, et rompus à la plus sévère discipline. L’appareillage se fit avec un ensemble parfait ; les ordres étaient exécutés avec une merveilleuse précision et dans le plus profond silence.

On eût cru assister à une de ces scènes de féerie magistralement réglées comme on en voit quelquefois à l’Olympia de Londres.

J’aidai mes nouveaux camarades à étarquer la grand’voile, pendant que d’autres hissaient le foc et le grand foc.

Le capitaine, sûr de sa manœuvre, avait refusé l’aide d’un remorqueur.

Sur les quais, une foule de curieux assistaient à l’appareillage, se demandant sans doute comment le Sea-Gull arriverait à se déhaler, au milieu de tous les bateaux qui encombraient le port.

Les amarres furent larguées et le navire, plein vent arrière, glissa doucement sur le Southampton Water. Le capitaine se tenait à la barre, attentif, le sourcil froncé, modifiant insensiblement, pour éviter un empannage, la direction de son bâtiment. Lorsque nous atteignîmes la pointe de Calshot, comme nous avions maintenant de l’espace devant nous, il lança un coup de sifflet. Tous les hommes de l’équipage se rangèrent au pied des haubans de bâbord et de tribord attendant les ordres.

Je m’étais joint à eux, mais j’avoue qu’à ce moment mon cœur battait plus vite que l’habitude… Je comprenais que nous allions monter dans la mâture et je me sentais plutôt mal à l’aise, car c’était la première fois que je remplissais les délicates et périlleuses fonctions de gabier.

J’aurais préféré faire partie de l’équipe du grand mât qui, elle, n’était astreinte à aucune gymnastique et n’avait qu’à peser sur les drisses de grand’voile et de flèche, mais j’étais désigné pour la misaine où il y avait cinq vergues à guinder : le cacatois, le perroquet, le volant, le fixe et la vergue basse. Il faudrait assujettir les voiles d’étai et, pour cela, demeurer en équilibre sur les barres, au risque de piquer une tête dans le vide.

Le capitaine, qui tenait le gouvernail d’une main et son sifflet de l’autre, lança un nouveau commandement et les matelots s’accrochant aux échelles de haubans montèrent dans la mâture. J’eus la chance d’être désigné pour la vergue basse et me tirai assez bien de l’effort que l’on exigeait de moi. S’il m’eût fallu grimper jusqu’au cacatois, je crois bien que je n’aurais pas tardé à décrire dans l’espace une fâcheuse trajectoire.

Lorsque les vergues furent brassées, un coup de sifflet nous rappela tous sur le pont et je commençai à respirer plus librement.

Maintenant, Cardiff avait remplacé le capitaine à la barre. Nous étions dans le Solent et le navire filait grand largue avec un petit clapotement qui devenait de plus en plus bruyant à mesure que la vitesse augmentait.

À présent, j’étais libre : bientôt plusieurs milles me sépareraient de la Grande-Bretagne et comme nous n’avions pas la T. S. F. à bord, nous allions nous trouver pour longtemps sans communication aucune avec la terre. Manzana et Bill Sharper n’étaient décidément plus à craindre.

Edgar Pipe et son diamant fuyaient vers les régions lointaines !…

  1. Viens, camarade.