Mémoires d’un cambrioleur retiré des affaires/Partie 2/Chapitre XI

Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 306-314).

XI

comment on sème les gêneurs

Je n’étais pas dupe du « bon garçonnisme » de Bill Sharper et je savais très bien que le drôle ne pensait pas un mot de ce qu’il disait, mais comme ce qu’il nous proposait servait mes intérêts aussi bien que les siens, je déclarai me rallier à sa proposition. Quant à Manzana, fourbe comme toujours, il se fit tirer l’oreille, prétendit qu’il n’avait pas très bien compris, mais finit par accepter. Alors, nous dressâmes nos batteries et préparâmes les réponses que nous ferions au chief-inspector.

Les choses se passèrent comme nous l’espérions. Manzana et Bill Sharper avouèrent s’être trompés et m’avoir attaqué à tort, et moi, de mon côté, je retirai ma plainte. Le chief-inspector, après nous avoir adressé un petit speech aigre-doux, nous fit remettre en liberté.

Dès que nous nous retrouvâmes tous trois dans la rue, Bill Sharper et Manzana, au lieu de me quitter, m’emboîtèrent le pas avec insistance, sous prétexte que de bons camarades comme nous ne devaient plus se séparer.

Je devinai immédiatement quel était leur but. Les misérables voulaient m’entraîner dans quelque bouge et là renouveler sur moi la tentative qui avait échoué la veille.

L’expérience m’avait rendu prudent et je me tenais sur mes gardes.

— Voyez-vous, me dit Bill Sharper, le tout est de s’entendre, camarade. Maintenant que la paix est faite, nous allons dîner ensemble.

— Avec plaisir, répondis-je, mais il faut auparavant que j’aille retrouver le capitaine Wright qui doit certainement se demander ce que je suis devenu…

— Le capitaine Wright ! s’écria Bill Sharper, je le connais, c’est un de mes meilleurs amis… J’irais bien le voir avec vous, mais je suis obligé de retourner à Pensylvania Road. Vous me retrouverez au Swan Hôtel, où je vous attendrai avec Manzana.

— C’est cela, dis-je… dans une heure, je serai au Swan…

Nous nous serrâmes la main et nous nous séparâmes.

J’avais à peine fait une centaine de mètres que je m’arrêtai soudain : je venais de remarquer que j’étais suivi. Je m’en doutais, d’ailleurs, car j’avais, l’instant d’avant, remarqué que Manzana avait fait un petit signe à deux affreux mendiants.

Il y a entre les malfaiteurs de Londres une sorte de franc-maçonnerie ; ils se soutiennent et se reconnaissent à certains gestes, ou même à un simple coup d’œil.

Mes ennemis me faisaient « filer ».

M’approchant brusquement des ignobles individus qui m’emboîtaient le pas, je leur dis en les menaçant du doigt :

— Vous autres, si vous continuez à me suivre, je vous signale à un policeman…

Les deux drôles jouèrent l’étonnement et jurèrent leurs grands dieux qu’ils ne me suivaient pas…

Pendant qu’ils se répandaient en protestations, je hélai un taxi, jetai une adresse quelconque au cabman et les laissai, tout interdits, au milieu de la rue.

Lorsque j’eus roulé pendant une demi-heure, je descendis, réglai le chauffeur et m’enfonçai dans la première rue qui se trouva devant moi.

Mon intention n’était pas, comme on le suppose, de retourner à bord du Humbug… Je ne savais pas encore ce que j’allais faire, mais j’étais résolu à quitter Londres coûte que coûte… Par bonheur, Bill Sharper et Manzana n’étaient point parvenus à me « subtiliser » mon portefeuille. Je pouvais donc monter dans un train quelconque et mettre plusieurs dizaines de kilomètres entre mes ennemis et moi.

Comme je me trouvais dans les environs de Waterloo-Station, je résolus de prendre un billet pour Southampton. Une fois dans ce port, je tâcherais de me faire embarquer sur quelque bâtiment en partance pour l’étranger.

Après avoir jeté un rapide coup d’œil derrière moi, je m’apprêtais à entrer dans la gare, quand un gentleman vêtu à la dernière mode me posa familièrement la main sur l’épaule, en disant :

— Tiens ! M. Edgar Pipe !…

C’était Allan Dickson, le roi des détectives, celui qui, on se le rappelle, m’avait arrêté quelques années auparavant, dans cet hôtel de Kensington où je me croyais si bien caché.

Je saluai le gentleman et allais continuer mon chemin, quand il me retint :

— Eh quoi ! monsieur Pipe, dit-il, vous ne semblez pas satisfait de me revoir… Est-ce que vous me garderiez rancune au sujet du petit incident du Victoria Palace ? Si cela était, vous auriez tort, car si je vous ai arrêté, avouez que c’était un peu votre faute… Vous m’avez demandé, alors, je suis venu…

— C’est vrai, dis-je en souriant, excusez-moi… mais vous comprenez…

— Oui… oui… je comprends… on n’aime guère revoir les gens qui… enfin… vous n’avez plus rien à craindre, maintenant, puisque vous avez payé votre dette… J’avoue que le tribunal vous a un peu « salé », mais vous êtes malheureusement tombé sur des juges très sévères… Une semaine plus tard, vous auriez eu la chance de vous en tirer avec deux ans, car c’était M. Serey, le bon Juge, comme nous l’appelons, qui présidait les audiences… Que voulez-vous ?… on ne peut pas toujours avoir de la chance… Mais à propos, il paraît que vous êtes un héros ?

— Moi ?

— Oui, vous…

Et, comme j’avais l’air étonné :

— Quel homme modeste vous faites, monsieur Pipe, et moi qui vous croyais vaniteux en diable… Voyez comme on se trompe parfois… Ainsi, vous ne vous souvenez même plus de l’acte de courage qui vous a valu récemment une réduction de peine…

— Ah ! oui, l’incendie de Reading…

— Il paraît que vous avez été merveilleux…

— J’ai fait mon devoir, voilà tout.

— Vous avez fait plus que votre devoir, mon ami, car rien ne vous forçait à vous jeter au milieu des flammes pour sauver vos camarades… Je suis au courant, le directeur m’a tout raconté et je vous avoue que j’ai été émerveillé de votre audace… oui, là, sérieusement… et, tenez, je vais vous faire un aveu : maintenant que je vous connais mieux, je serais désolé d’avoir à vous arrêter de nouveau.

— Je pense que vous n’aurez pas cette peine, car je suis décidé à redevenir un honnête homme.

Allan Dickson me regarda en souriant, et me frappant sur l’épaule :

— C’est très bien cela, dit-il… et je suis heureux de vous voir adopter cette belle résolution… Que faites-vous, à présent ?… vous êtes marin, ce me semble ?… Très bien, cela… Rien de tel que les voyages pour vous changer les idées… Et vous partez bientôt ?

— Je devais partir, mais le bateau à bord duquel j’étais engagé a eu une avarie…

— De sorte que vous êtes encore à Londres pour quelque temps ?

— À moins que je ne trouve un autre bâtiment prêt à appareiller…

Pendant que je parlais, Allan Dickson regardait de temps à autre autour de lui, d’un air méfiant…

— Est-ce que ce n’est pas un de vos amis qui vous attend là-bas ?… demanda-t-il, en me désignant d’un coup d’œil un individu de mauvaise mine qui se tenait près du guichet des billets…

— Non… répondis-je, personne ne m’attend… et, d’ailleurs, je n’ai plus d’amis…

— Cependant, cet homme semble singulièrement s’intéresser à vous…

— Possible !… mais je ne le connais pas… à moins… mais, oui, j’y songe…

— À moins ? fit Allan Dickson en me regardant fixement…

— Écoutez, lui dis-je, vous pouvez me rendre un grand service et, du même coup, débarrasser Londres de deux gredins dangereux.

— Je suis tout oreilles… De quoi s’agit-il ?

— Voici Je vous ai dit, tout à l’heure, que je m’efforçais de redevenir un honnête homme…

— Et je vous félicite de cette résolution…

— Oui… mais c’est plus difficile que je ne croyais…

— Et pourquoi ?

— Parce que, lorsqu’on a vécu, comme moi, au milieu de gens sans aveu, on retrouve toujours sur sa route des misérables prêts à vous faire chanter… On est rempli de bonnes intentions, on s’efforce de reprendre sa place dans la société, de vivre honnêtement de son travail, mais on a compté sans les gredins qui vous ont connu autrefois et qui se dressent toujours devant vous, au moment où l’on voudrait les savoir à dix pieds sous terre… Depuis que je suis sorti de prison, je n’ai pas eu, je vous l’assure, une minute de tranquillité…

— Mais, objecta Allan Dickson, qu’avez-vous à craindre des gens dont vous parlez ?… Vous avez payé votre dette, la justice n’a rien à vous reprocher…

— C’est vrai, mais supposez que demain, je trouve une situation honorable, ces misérables ne manqueront pas de faire savoir à celui qui aura consenti à m’employer que je suis un ancien pensionnaire de Reading…

— Vous n’ignorez pas que la loi punit les calomniateurs…

— Oh… si peu !… et puis ceux qui emploient de pareils moyens demeurent, la plupart du temps, introuvables… n’empêche que leur coup a porté… Un beau matin, on est congédié, sans motif, et on doit se mettre à la recherche d’un nouvel emploi… Pendant ce temps, on tombe souvent dans la misère et on en arrive à perdre tout courage…

— Mon cher Pipe, me dit Allan Dickson, vous m’avez l’air, en ce moment, de voir tout en noir… Il faut vous remonter, by God !

— Hélas ! je le voudrais, mais la fatalité me poursuit…

— N’employez donc pas de ces grands mots-là… Est-ce que ça existe, la fatalité ?… Allons, au revoir… tâchez de persévérer dans vos bonnes intentions et si quelqu’un cherche à vous nuire, venez me trouver… j’aurai vite fait de vous débarrasser de ce gêneur…

— Merci… il se pourrait que j’eusse besoin de vous avant peu…

— Tout à votre disposition, mon cher Pipe, vous savez où je demeure ?… Non ?… tenez, voici ma carte… Je suis toujours chez moi le matin, de dix heures à midi… Allons, good bye !… et bon courage !

Et le détective, tournant les talons, disparut dans une des salles d’attente de la gare.

Resté seul, je réfléchis un instant et j’étais, je l’avoue, assez perplexe.

Devais-je quitter Londres avant d’avoir dénoncé à Allan Dickson Bill Sharper et Manzana ? J’avais eu un moment l’idée de raconter au détective les petites expéditions de ces deux bandits, mais l’affaire du diamant m’avait retenu.

Je me dirigeai donc vers le ticket-office et pris modestement un billet de troisième. Un train partait pour Southampton à six heures trente… Il était six heures, j’avais par conséquent une demi-heure devant moi. J’entrai dans un petit restaurant situé en face de la gare et me fis servir un « ox-tail soup », une tranche de roast-beef et une bouteille de bière. J’avais à peine absorbé mon « ox-tail » que la porte du restaurant s’ouvrait tout à coup, livrant passage à deux hommes : Bill Sharper et Manzana !

Était-ce le hasard qui les avait conduits dans l’établissement où je me trouvais ? M’avaient-ils fait suivre ? Cette dernière hypothèse était la plus admissible.

Ils s’avancèrent vers moi, d’un air grave, comme des gens qui ont une importante mission à remplir, et, arrivés devant ma table, s’arrêtèrent brusquement, en me regardant de façon inquiétante. Ils étaient tous deux très pâles et je remarquai que les mains de Manzana étaient agitées d’un tremblement convulsif.

— Tiens ! vous voilà, dis-je, sans paraître remarquer le trouble de mes ennemis… mais asseyez-vous donc, je vous en prie… Voulez-vous accepter quelque chose ?

— Il ne s’agit pas de cela, répondit Bill Sharper… nous avons une explication à vous demander…

— Une explication ?… parlez… je vous écoute.

— Non… pas ici… sortons.

— Comme vous voudrez… mais laissez-moi au moins achever cette tranche de roast-beef…

— Non… sortons immédiatement.

J’affectais toujours le plus grand calme, mais je sentais mon cœur battre à coups précipités dans ma poitrine.

— Très bien, dis-je, je suis à vous.

Et, après avoir réglé ma note, je me levai et suivis Bill Sharper et Manzana.

Ils m’entraînèrent dans la gare de Waterloo et là, en un coin désert, ils s’expliquèrent enfin. Ce fut Manzana qui prit la parole. Sa voix tremblait et il avalait la moitié de ses mots :

— Monsieur Pipe, me dit-il, d’un ton qu’il s’efforçait de rendre solennel, vous êtes un traître.

— Un traître ?

— Qui, ne faites pas l’étonné, vous savez parfaitement ce que je veux dire.

— Je vous assure…

— N’assurez rien… je vous répète que vous êtes un traître… et je le prouve…

— Oui, parfaitement… nous pouvons le prouver, appuya Bill Sharper de sa grosse voix de basse…

— Je le prouve, reprit Manzana, qui devenait de plus en plus nerveux… Vous vous êtes sans doute imaginé que nous sommes des imbéciles auxquels on peut monter le coup comme à des conscrits… mais nous sommes plus malins que vous, monsieur Pipe… oui, dix fois plus malins que vous… Nous avons aussi plus d’honnêteté, car lorsque nous donnons notre parole, nous avons l’habitude de la tenir…

— Parfaitement, grogna Sharper…

— Mais vous, monsieur Pipe, poursuivit Manzana, vous ignorez ce que c’est qu’une parole d’honneur…

Ces circonlocutions ridicules commençaient à m’agacer…

— Au fait, dis-je… où voulez-vous en venir ?

— Ne faites pas votre petit saint Jean, railla mon ex-associé… vous savez très bien ce que je veux dire…

— Pas le moins du monde… expliquez-vous… je commence à perdre patience…

— C’est dommage… oui, c’est vraiment dommage !…

— Ah ! monsieur Edgar Pipe perd patience… Monsieur Edgar Pipe est devenu bien irritable.

Et, tout en parlant, Manzana se rapprochait de moi, menaçant, agressif… Bill Sharper ricanait en balançant son énorme tête…

— Vous voulez des explications, dit Manzana… eh bien ! nous allons vous en donner, canaille… traître ! mouchard !… Oui, nous sommes fixés sur votre compte… vous êtes un « indicateur »… vous renseignez les détectives… on vous a vu faire vos confidences à Mr Allan Dickson… mais je vous préviens que vous êtes « filé »… que vous aurez continuellement quelqu’un à vos trousses retenez bien ceci si vous avez le malheur de revoir Allan Dickson… eh bien… nous vous saignerons comme un poulet… vous entendez… comme un poulet…

— Parfaitement, grinça Bill Sharper en tirant à demi de sa poche un énorme couteau à cran d’arrêt…

Je consultai l’horloge de la gare… Il était exactement six heures vingt-neuf, le train de Southampton partait dans une minute et quelques retardataires piquaient, dans la direction du quai d’embarquement un pas de gymnastique effréné.

— Au revoir, messieurs, m’écriai-je subitement.

Et plantant là mes deux ennemis, je pris ma course vers le train… Manzana et Sharper se lancèrent à ma poursuite, mais quand ils arrivèrent à l’entrée du quai, la grille se referma brusquement. Pendant qu’ils couraient à la porte de la salle des bagages, le train se mit en marche et j’aperçus de loin Manzana qui me montrait le poing.