Mémoires d’un cambrioleur retiré des affaires/Partie 2/Chapitre VIII

Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 280-289).

VIII

celle que je n’attendais pas

Une heure après, je m’arrêtais devant un énorme bâtiment sur la façade duquel courait une longue bande de calicot avec ces mots : « Caledonian Hotel ».

C’était une sorte de caravansérail fréquenté par le peuple des docks, les mariniers de la Tamise et les matelots en congé… On entrait là-dedans et on en sortait sans que personne vous remarquât. L’hôtel avait deux cents chambres, ainsi que l’attestait la petite notice collée sur la vitre du bureau et il était, on en conviendra, bien difficile au logeur de surveiller tant de locataires.

Je résolus donc de m’établir au Caledonian Hotel, mais avant d’y pénétrer, je me rendis chez un fripier de Shadwell et troquai contre une vareuse, un caban, un béret et un pantalon de matelot, les effets trop élégants que je portais et qui compromettaient ma sécurité. J’abandonnai aussi ma perruque au marchand, qui me la paya deux shillings.

Quand je sortis de chez lui, personne n’eût pu reconnaître sous son costume de marin le gentleman ridicule qui, la veille, dînait en tête à tête avec la logeuse de Limehouse.

J’avais enfin trouvé le seul déguisement qui me convint, celui qui me permettrait de passer partout sans me faire remarquer.

Je ne pouvais plus rester à Londres, où j’étais exposé à rencontrer Bill Sharper et peut-être Manzana. Mon seul désir était de m’embarquer, de gagner les régions lointaines, de vendre mon diamant et de redevenir un honnête homme.

Je m’engagerais à bord d’un bateau quelconque comme soutier, comme aide-chauffeur, ou comme graisseur, mais ce que je souhaitais, c’était quitter au plus vite le sol de l’Angleterre.

Je me présentai donc au Caledonian Hotel, m’inscrivis sur le livre de police sous le nom de Jim Perkins, et obtins, sans autres formalités, une chambre au quatrième étage. Pour la première fois depuis ma sortie de Reading, je me sentis enfin tranquille et pus dormir tout à mon aise. Je prenais mes repas dans la salle commune de l’hôtel, en compagnie de matelots et de mariniers et ne tardai pas à me lier avec quelques braves garçons qui promirent de me trouver un engagement. En attendant, j’errais sur les quais, causant avec les dockmen, m’intéressant à l’arrivée et au départ des navires, m’offrant même parfois pour un coup de main, lorsque j’en trouvais l’occasion.

Un soir, un de mes nouveaux camarades m’annonça que le capitaine du Humbug, un voilier de trois cent cinquante tonneaux, en partance pour l’Amérique du Sud, cherchait à compléter son équipage. Je me présentai à ce capitaine qui s’appelait Wright et j’eus la chance d’être accepté.

— Jeudi le départ, me dit le capitaine Wright… À la tombée de la nuit, il faudra rallier le bord.

Je promis d’être exact au rendez-vous et retournai au Caledonian Hotel.

J’avais encore une journée à passer à Londres, et je résolus de me payer un peu de bon temps. En compagnie de deux nouveaux amis nommés Dick et Funny, j’allai dîner à la « Tortue Volante », un restaurant de matelots réputé pour ses « sheep’s trotters », et ensuite, nous résolûmes de finir notre soirée au concert.

Il y a dans Pennington street un music-hall très mal famé où les marins en bordée vont faire un peu de boucan avant de se rembarquer. C’est une étroite construction précédée d’un long couloir dans lequel on rencontre les demi-mondaines du Wapping. La salle, garnie de bancs à dossier solidement scellés au parquet, est flanquée d’une galerie, sorte de promenoir demi-circulaire où l’on peut consommer pour six pence des boissons frelatées.

Ce soir-là, c’était « great event »… On annonçait les débuts d’une chanteuse qui avait modestement pris le nom de « miss Nightingale », c’est-à-dire « Mlle Rossignol ».

Des affiches la représentaient avec un corps d’oiseau et les boniments les plus outranciers la désignaient à la curiosité des spectateurs, comme « une des étoiles les plus brillantes du firmament artistique ».

En compagnie de Dick et de Funny, je pris place aux premiers rangs et, comme le spectacle ne commençait pas assez vite, nous donnâmes le signal du « branle-bas ».

Immédiatement, des centaines de pieds chaussés de gros souliers à clous se mirent à frapper en cadence les planches du parquet, d’où monta bientôt une poussière jaune, aussi opaque, aussi épaisse qu’un brouillard londonien.

L’orchestre préluda enfin par la « Marche des Joyeux Garçons de Southwark », et toute la salle reprit en chœur le refrain :

With his nancy on his knee,
And his arm around her waist

Une gaieté folle s’était emparée de la salle entière, et les spectateurs hurlaient avec une telle force que l’on n’entendait plus la musique dans laquelle cependant dominaient les instruments de cuivre.

Enfin, la partie de concert commença. Le public emballé par le nom de « Miss Nightingale » la réclamait à grands cris et les modestes chanteuses qui précédaient. la grande étoile ne parvenaient pas à se faire entendre.

Soudain je tressaillis. Je venais d’apercevoir dans une travée voisine de la mienne une femme à la toilette minable, une de ces pauvres roulures comme on en rencontre dans les rues de Whitechapel, et cette femme, je ne me trompais point… c’était Édith !

Quel contraste offrait aujourd’hui la malheureuse fille avec la belle, l’éblouissante, la brillante Édith que j’avais, trois années auparavant, retrouvée dans un des plus grands concerts de Londres…

Que lui était-il donc arrivé ?… Quel terrible événement avait ainsi précipité sa chute ?

Le sentiment qui s’empara de moi, à cet instant, fut celui de la pitié…

Sans plus me soucier de mes camarades que s’ils n’existaient pas, je me levai et allai m’asseoir à côté de mon ancienne maîtresse.

Tout d’abord, elle ne me reconnut pas et comme je m’étais approché d’elle, mon épaule contre la sienne, elle me repoussa d’un geste rageur en m’appelant « ivrogne ».

Alors, je la regardai bien en face et d’une voix dans laquelle je m’efforçai de mettre toute la douceur possible, je l’appelai par son nom :

— Édith !

Elle eut un petit soubresaut, suivi d’un mouvement de recul, puis, me reconnaissant enfin, murmura tristement :

— Edgar !…

Et je vis qu’elle pleurait.

— Venez, lui dis-je…

Elle obéit et nous allâmes nous asseoir dans le pourtour à un endroit qui était à peu près désert…

Dans la salle, le boucan était à son comble et le régisseur avait dû paraître sur la scène, pour annoncer que si le bruit continuait on allait suspendre la représentation…

— Édith !… fis-je, en prenant les mains de la jeune femme… vous ne m’en voulez pas ?

Elle leva vers moi ses grands yeux bleus embués de larmes :

— Vous en vouloir, Edgar… et pourquoi ?

— Mais… à cause de… l’affaire…

— Oh ! non… je ne vous en veux pas… vous avez pu avoir des torts… mais vous avez toujours été bon pour moi… tandis que…

Elle n’acheva pas.

— Que voulez-vous dire ?… voyons… parlez…

— Je vous assure, Edgar, que je n’en ai pas la force…

— Vous êtes malade ?…

— Non… j’ai faim…

Cela avait été dit d’une voix si basse que c’est à peine si je pus entendre ce navrant aveu…

— Que dites-vous, Édith… que dites-vous ?… Vous avez faim ?…

— Oui…

Et elle ajouta, honteuse, en détournant la tête :

— Voilà deux jours que je n’ai pas mangé…

— Cependant, vous êtes venue au concert… vous avez dû payer votre place ?

— Ici… les femmes comme moi… ne payent pas.

J’étais ému plus que je ne saurais le dire et je sentais mes yeux se mouiller.

Je pris Édith par le bras et l’entraînai hors de la salle, au moment même où miss Nightingale commençait ses roulades.

Il y avait, en face du music-hall, un petit restaurant brillamment éclairé.

Je voulus y faire entrer Édith, mais elle me saisit vivement le bras, en disant :

— Oh non… non ! pas ici !

Et elle me guida vers une rue sombre, m’entraîna dans une autre et enfin, s’arrêtant devant une petite boutique peinte en rouge :

— Là ! si vous voulez, dit-elle.

Nous entrâmes. La salle était presque vide. Nous nous assîmes dans le fond et je commandai à dîner… Édith ne mangeait pas, elle dévorait.

Ainsi, c’était donc vrai, la malheureuse mourait de faim !

J’aurais voulu connaître immédiatement son histoire, apprendre comment elle avait pu tomber dans une telle misère, mais je n’osais l’interroger.

Quand elle eut terminé son repas, elle demanda :

— Où allez-vous maintenant ? Edgar.

— Mais chez vous, si vous voulez…

— Chez moi fit-elle tristement… chez moi !… mon domicile maintenant, c’est la rue !…

— Je n’en pouvais croire mes oreilles… Était-il possible que mon Édith en fût arrivée là ?

— Venez à mon hôtel.

Et je l’emmenai au Caledonian.

Lorsque nous fûmes seuls, je la fis asseoir et lui prenant les mains :

— Édith !… Édith !… je vous en prie… dites-moi tout, confiez-vous à moi… Vous savez que je suis votre ami, moi… que je vous ai bien aimée… que je vous aime toujours.

Elle éclata en sanglots.

J’attendis que la crise fut calmée, puis la suppliai de parler.

Elle y consentit enfin, d’une voix hésitante :

— Aussitôt après votre malheur, dit-elle, j’ai été obligée de quitter le petit appartement que nous occupions chez miss Mellis… et de me réfugier dans le Strand. J’étais encore toute bouleversée par cette « histoire »… Et d’abord, je vous ai maudit, Edgar… mais depuis… depuis que j’ai appris à mieux connaître la vie, je vous ai excusé…

Elle s’arrêta un instant, comme si elle cherchait à rassembler ses idées, et poursuivit :

— Oui… je vous ai excusé… car, en somme, si à Paris, je n’avais pas pris les deux mille francs qui se trouvaient dans votre secrétaire… peut-être bien que…

— Ne parlons plus de cela, Édith, je vous en prie… Ne vous ai-je point pardonné depuis longtemps ?…

— Oui, je sais… mais j’ai honte de cette vilaine action… J’étais heureuse, à ce moment, vous ne me refusiez rien…

— Mais puisque c’est oublié, vous dis-je… Continuez votre récit…

— Mon… récit !… ah oui !… Où en étais-je donc ?…

— Au moment où vous avez quitté le logement de miss Mellis…

— Ah ! oui… c’est vrai… J’étais donc allée m’installer dans un boarding-house du Strand… quand, un jour, en descendant de chez moi, je me suis trouvée nez à nez dans la rue avec cet horrible individu qui nous a fait une telle peur, vous savez… ce Bill Sharper…

— Oui… oui… je me souviens de ce bandit.

— Oh !… un bandit, vous pouvez le dire, mais en comparaison de l’autre… c’est encore un gentleman…

— L’autre ?…

— Oui, vous savez bien, Manzana…

— Le gredin ! en voilà un qui a fait mon malheur !

— Et le mien aussi, Edgar…

— Comment cela ?

— Attendez, vous allez tout savoir et si vous avez souffert, vous verrez que, moi aussi, j’ai été bien malheureuse… Donc, Bill Sharper a commencé par m’intimider. « Ah ! vous voilà, vous, m’a-t-il dit… vous ferez bien de vous cacher, car la police vous recherche… vous allez probablement être arrêtée… Votre amant a parlé… Il paraît que vous étiez sa complice et que c’est à votre instigation qu’il a commis le vol que vous savez… »

Je me récriai, naturellement, mais il insista et me terrorisa à tel point que je m’enfuis de mon logement pour me réfugier dans celui qu’il m’avait offert…

— Comment ? vous êtes allée chez Bill Sharper ?

— J’étais folle… je ne savais plus ce que je faisais, et la crainte d’être arrêtée m’eût fait commettre les pires folies… Chez lui, je trouvai l’autre… Manzana, celui qui prétend que vous l’avez volé… Ils me parlaient toujours de mon arrestation prochaine et semblaient s’efforcer de me soustraire à la justice… Bref, je suis devenue leur chose… ils ont fait de moi ce qu’ils ont voulu… Après m’avoir terrorisée, ils m’ont compromise en m’emmenant avec eux dans leurs expéditions et, finalement, je suis restée seule avec Manzana. Vous dire ce que ce misérable m’a persécutée, non, c’est à n’y pas croire… Il me battait, oui. Edgar, ce misérable a osé me battre… Il me faisait horreur… mais je n’osais le quitter, car il m’avait menacée de me tuer si je tentais de fuir… Il me surveillait continuellement et… même quand je descendais dans la rue pour exercer l’infâme métier auquel il m’avait contrainte, je le voyais toujours derrière moi, avec ses yeux brillants qui me donnaient le frisson…

— Ainsi, malheureuse, depuis le jour où j’ai été arrêté…

— Oh ! Edgar ! Edgar ! je vous en supplie, pardonnez-moi… je vous l’ai dit, j’étais folle. Cet homme m’avait terrorisée, compromise, et une fois dans l’engrenage…

— Et vous êtes toujours avec lui ?

— Non… Edgar… non, j’ai enfin eu le courage de le quitter… J’étais malade, ceci se passait avant-hier… il m’a quand même obligée à me lever pour aller faire dans le Strand ma triste promenade quotidienne… Alors, profitant d’un moment où il était entré dans un débit de tabac… je me suis enfuie… Je me suis mise à courir droit devant moi. Arrivée sur les quais, j’ai eu un moment l’idée de me jeter dans la Tamise et si je ne l’ai pas fait, c’est parce qu’un policeman qui m’avait aperçue m’a forcée à m’en aller… Depuis, j’ai erré comme une âme en peine, m’écartant le plus possible du quartier où se trouve Manzana… Voilà deux nuits que je passe dehors… et, quand vous m’avez rencontrée, j’étais entrée au music-hall pour me reposer un peu, car je ne tenais plus sur mes jambes… Je savais que là on ne me chasserait pas, puisque les rôdeuses des quais sont admises gratuitement dans ces affreux endroits, pour servir d’amusement aux matelots… Vous le voyez, Edgar, j’ai bien souffert… Condamnez-moi si vous voulez, mais c’est la fatalité qui m’a conduite là !…

Pour toute réponse, j’attirai Édith contre moi et déposai sur son front pâle un baiser de pardon…

C’était moi, en réalité, qui avais fait le malheur de cette femme… c’était moi qui l’avais poussée au bord de l’abîme… Manzana avait fait le reste !

Il y eut entre Édith et moi un long silence ; elle avait appuyé sa tête sur mon épaule et sanglotait doucement.

J’évitais de prononcer un mot, craignant de raviver sa douleur. Enfin, quand elle parut plus calme, je lui dis :

— Et maintenant, Édith, qu’allez-vous faire ?

Elle me regarda avec étonnement, puis comme je demeurais silencieux, elle se remit à pleurer….

J’avais lu dans ses yeux la question qu’elle n’osait me poser, et je souffrais autant qu’elle…

— Ne vous ai-je pas dit, fis-je doucement, que je quittais l’Angleterre… Je m’embarque demain pour l’Amérique du Sud.

La secousse avait été trop violente, je le vis bien au geste de désespoir d’Édith, et je repris aussitôt :

— Mais, soyez tranquille… je ne vous abandonnerai pas. Écoutez-moi, je vous en prie, et vous allez voir que je ne veux que votre bien… Je suis, pour des motifs que vous comprendrez plus tard, forcé de m’expatrier… Vous, de votre côté, vous ne pouvez demeurer à Londres… Il n’y a qu’un endroit où vous puissiez être en sûreté… et cet endroit, c’est Paris, car Manzana a de sérieuses raisons pour ne pas retourner dans cette ville… Or, vous allez, dès demain, partir pour la France… et vous prendrez une chambre dans notre ancien quartier… Dans un mois, ou plutôt non, un mois et demi, vous irez tous les jours à la poste restante de la place des Abbesses… vous y trouverez bientôt une lettre à votre adresse… Je vous apprendrai où je suis, vous me répondrez, et quand je le pourrai, ou je vous dirai de venir me rejoindre, ou c’est moi qui viendrai… De temps à autre, je vous enverrai quelque argent… Je compte cependant que vous redeviendrez une honnête femme… comme moi je tâcherai de redevenir un honnête homme… Il y a entre nous un fossé de boue… il faut laisser au soleil le temps de le dessécher peu à peu… Lorsque nous nous retrouverons, le passé sera oublié et nous vivrons heureux… Peut-être reviendrons-nous en Angleterre, car c’est notre pays à tous deux et si misérable, si criminel qu’on ait été, on n’oublie jamais son pays…

Édith leva vers moi ses grands yeux que l’espoir rendait plus brillants et balbutia ce simple mot :

— Merci !