Mémoires d’un cambrioleur retiré des affaires/Partie 2/Chapitre VII

Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 271-279).

VII

où je deviens l’ami de Mme cora et de M. bobby

Quand j’arrivai à Londres, mon premier soin fut de courir chez un chemisier et chez un bottier, puis j’allai ensuite chez un petit tailleur de Commercial Road qui consentit, moyennant deux shillings, à donner un coup de fer à mes habits.

Cet homme aussi vit bien que je sortais de prison, mais il se garda de me questionner…

Il y avait chez lui une glace dans laquelle je pus me regarder à loisir et je remarquai que ce qui me rendait surtout affreux c’était ma tête rasée, sur laquelle oscillait un chapeau trop grand. J’eus l’idée d’acheter une perruque que je porterais jusqu’à ce que mes cheveux eussent repoussé. Je fus longtemps à la découvrir, cette perruque, mais enfin j’y parvins et celui qui me la vendit, un vieux recéleur de Johnson Street, me la fit payer très cher, car il me prit sans doute pour quelque malfaiteur qui voulait échapper à la police. Je coiffai aussitôt ce « postiche » d’occasion qui s’adaptait assez exactement à ma tête et pris congé du « broker » qui crut devoir me serrer la main et me décocher un petit coup d’œil malicieux.

Je me mis ensuite à la recherche d’un logement et cela me prit deux bonnes heures. Je ne pouvais, on le comprend, m’installer dans un bouge, et ma mauvaise mine m’empêchait d’arrêter mon choix sur un hôtel de second et même de troisième ordre. Fort heureusement, le hasard vint à mon secours, une fois encore.

Dans une petite rue de Limehouse, un des bas quartiers de Londres, un écriteau attira mes regards :

Bedroom to let.

J’hésitai un instant, puis me décidai à entrer. La maison avait plutôt mauvaise apparence.

C’était une affreuse bâtisse aux murs fendillés sur la façade de laquelle on avait récemment passé une couche de badigeon rouge qui s’effritait déjà par endroits.

Je suivis un étroit couloir et arrivai dans une petite cour vitrée où j’aperçus une servante qui lavait du linge.

— C’est ici, demandai-je, qu’il y a une chambre à louer ?

La maid me regarda un instant avec de gros yeux ronds, essuya ses mains à son tablier et répondit, avec un affreux accent gallois :

— Attendez, j’vas chercher Mme Cora.

— J’attendis près du baquet de la laveuse, les pieds dans l’eau.

Soudain, un joyeux éclat de rire retentit près de moi. Je me retournai vivement mais je n’aperçus personne… Presque aussitôt une horrible voix canaille qui rappelait celle des beggars de Whitechapel entonna une chanson de matelots ordurière et stupide.

J’allais fuir, quand une grosse dame parut.

C’était Mme Cora. Elle avait une perruque rousse ; sa bouche était d’un rouge exagéré et ses yeux que surmontaient des sourcils d’un noir de jais décrivaient deux courbes tellement régulières qu’on les devinait tracées avec un pinceau. Quant à son teint, il avait cet incarnat factice que donne à la peau le « crayon Primrose » et son visage luisait comme un phare. Elle était vêtue d’un peignoir de soie bleue sous lequel ballottait une poitrine molle, maintenue par un large ruban de faille.

En m’apercevant, elle inclina légèrement la tête, esquissa un sourire et demanda, d’une petite voix d’enfant :

— Monsieur désire ?

— J’ai vu que vous aviez une chambre à louer, madame, et je désirerais en connaître le prix.

— C’est quinze shillings par semaine… ameublement confortable, vue sur la rue…

À ce moment, les éclats de rire se firent entendre de nouveau.

— Ne faites pas attention, me dit Mme Cora, c’est Bobby qui s’amuse… Nous disions donc vue sur la rue… tranquillité parfaite… On peut sortir et rentrer à volonté… mais vous savez, je ne veux pas de chiens ici… je les ai en horreur car ils font peur à Bobby… Il est si impressionnable, ce pauvre Bobby… Figurez-vous que l’autre jour, il a été pris d’une crise terrible et j’ai bien cru que j’allais le perdre… Un maudit bull s’était introduit dans cette cour et aboyait avec fureur… il a même eu l’audace de monter au premier, dans la chambre où se trouve Bobby… Mais je suis là qui vous parle de mon coco adoré, et j’oublie de vous montrer la chambre… Voulez-vous prendre la peine de me suivre, monsieur ?

Et Mme Cora s’engagea dans l’escalier. Elle avait pour gravir plus facilement les marches, retroussé son peignoir bleu et me montrait des mollets énormes emprisonnés dans des bas transparents, de couleur claire.

— Oh ! oh !… faisait Bobby de sa vilaine voix nasillarde…

Je l’aperçus enfin, ce Bobby. C’était un gros perroquet gris qui circulait librement dans une pièce du premier étage, semant sans pudeur sur le grand tapis rouge des ordures larges comme des shillings.

— Croyez-vous qu’il est joli, s’extasia Mme Cora. Un connaisseur me disait dernièrement qu’il n’en avait jamais vu de pareil… et je le crois sans peine… Bobby vaut au moins cent livres… oui, monsieur… mais pour mille, je ne le céderais pas… Et si vous saviez comme il est intelligent… il comprend tout… je n’ai qu’à lui donner un ordre pour qu’il m’obéisse aussitôt… Je pensai, à part moi, que Mme Cora aurait bien dû donner à son perroquet l’ordre de respecter un peu plus le tapis rouge.

Nous arrivâmes à la chambre. Elle était, je dois le dire, presque confortable, quoique d’une propreté douteuse.

La grosse dame fit glisser sur leur tringle les doubles rideaux afin que sans doute je pusse mieux voir la poussière qui garnissait les meubles et les taches répandues sur le fauteuil et le couvre-lit, puis elle me demanda si « je me décidais ».

Je répondis affirmativement, car je ne me sentais plus le courage de chercher un autre logement.

Alors, elle devint aimable, presque provocante…

— Vous serez très bien ici, dit-elle… et si vous vous ennuyez, je pourrai de temps en temps vous tenir compagnie… Chez moi, vous savez, c’est la vie de famille et tous mes locataires sont un peu mes enfants.

— Vous avez d’autres locataires ?

— Oui, quatre, mais des garçons très sérieux qui partent le matin et ne rentrent que le soir. Deux sont employés aux Docks.

— Ah !… et les deux autres ?

— L’un est commis voyageur, et l’autre coiffeur pour dames… Vous les verrez, d’ailleurs, car le samedi soir, nous avons l’habitude de nous réunir pour jouer au poker… Ce sont des locataires tout ce qu’il y a de plus comme il faut… le commis voyageur surtout…

Et, tout en me donnant ces explications, la grosse dame me frôlait légèrement en me faisant les yeux doux, mais voyant que je ne répondais pas à ses avances, elle me dit brusquement :

— Nous sommes d’accord, n’est-ce pas ? La chambre vous plaît… eh bien, c’est une affaire entendue… quinze shillings par semaine et payables d’avance…

Je lui tendis une livre, et comme elle n’avait pas de monnaie sur elle, je lui dis de remettre les cinq shillings à la bonne…

J’avais absolument besoin de repos et désirais me débarrasser au plus vite de cette logeuse un peu trop familière.

Elle me laissa enfin.

Dès qu’elle fut partie, je donnai un tour de clef et m’assis dans l’unique fauteuil qui, avec deux chaises de velours grenat, garnissait la pièce.

Mon séjour prolongé à la geôle de Reading m’avait fait perdre l’habitude de la marche et j’étais tellement éreinté, tellement fourbu que je m’endormis presque aussitôt.

Quand je me réveillai, il faisait nuit. La lueur d’un réverbère placé en face, dans la rue, éclairait ma chambre. Une faim atroce me tenaillait l’estomac. Je me levai, assujettis ma perruque qui s’était un peu dérangée pendant mon sommeil, m’assurai que mon diamant était toujours dans la pochette de ma chemise de dessous, puis, je mis mon chapeau, ouvris la porte et m’engageai à tâtons dans un escalier obscur. En m’entendant descendre, le maudit perroquet se mit à pousser des exclamations auxquelles se mêlaient quelques mots de « slang »…

— Ah ! vous voulez probablement dîner, me dit Mme Cora, en s’avançant sur le palier… Vous savez, je donne également à manger… c’est deux shillings six par repas.

J’acceptai l’offre de la grosse dame et, quelques instants après, j’étais installé entre elle et Bobby devant une petite table recouverte d’une nappe à carreaux jaunes et rouges.

Mme Cora faisait elle-même le service et s’efforçait à des gestes gracieux qui la rendaient parfaitement ridicule.

Qu’était-ce au juste que cette logeuse ? Malgré ses petits airs de franchise et d’abandon, elle ne m’inspirait qu’une médiocre confiance. J’étais, à n’en pas douter, tombé dans une de ces maisons louches comme il y en a tant à Whitechapel, et si j’étais relativement tranquille au sujet de ma personne, je l’étais beaucoup moins pour ma bourse.

Tout en mangeant, avec des minauderies de petite maîtresse, Mme Cora me posait une foule de questions qui ne laissaient pas que de m’embarrasser un peu. Quand serré de trop près, je ne savais que répondre, je passais mon doigt sur la tête de Bobby, lequel s’était pris pour moi d’une subite affection. Il me regardait continuellement de son gros œil rond, en se tortillant maladroitement sur son perchoir et se rapprochait de plus en plus. Au dessert, il grimpa sur mon épaule et se mit à tirer les cheveux de ma perruque, tout en laissant tomber sur ma jaquette les shillings qu’il posait d’ordinaire sur le tapis.

La grosse dame était dans le ravissement.

— Croyez-vous qu’il est mignon, disait-elle… Regardez donc comme il est drôle… il veut jouer avec vous… c’est la première fois que je le vois si familier avec un étranger… Sans doute que vous lui plaisez… les bêtes ont parfois un flair étonnant… Bobby a compris que vous étiez un brave homme, et il est tout de suite devenu votre ami. Ah ! ce n’est pas à M. Bill Sharper qu’il ferait une fête pareille ! Je ne sais pourquoi, il ne peut pas le souffrir… et pourtant, ce n’est pas un mauvais garçon !…

Bill Sharper !

Ce nom me fit courir par tout le corps un long frisson, et Mme Cora dut s’apercevoir de mon trouble, car elle demanda :

— Vous êtes indisposé ?

— Non… non… répondis-je vivement, c’est Bobby qui vient de me tirer les cheveux…

La grosse dame partit d’un bruyant éclat de rire.

— Ah ! le gredin !… fit-elle en pouffant… ah ! le petit espiègle… Il veut sans doute s’assurer que vos cheveux tiennent bien… Alors, c’est vrai ?… il vous a fait mal ?… Ah ! ça, c’est curieux, par exemple !… c’est même extraordinaire !…

Et Mme Cora se trémoussait sur sa chaise comme une petite folle.

Évidemment, elle s’était aperçue que j’avais une perruque…

Je ne savais plus quelle contenance prendre… je me sentais profondément grotesque et ne trouvais rien à répondre.

— Bah !… dit la logeuse, il est bien permis à un homme de porter de faux cheveux… les femmes en portent bien… En tout cas, permettez-moi de vous dire que cela vous va très bien. Vous ressemblez à Rico, un tzigane que j’ai beaucoup connu et avec lequel…

Elle s’arrêta subitement, craignant sans doute de se laisser glisser sur la pente des confidences…

Mme Cora ne parut pas s’étonner outre mesure que je portasse une perruque ; d’ailleurs, elle ne s’étonnait de rien… C’était une personne très avertie dont les clients s’étaient employés sans doute à parfaire l’éducation. Peut-être même avait-elle déjà deviné d’où je sortais, mais elle était trop bien élevée pour faire allusion à un petit « accident » qui devait être assez commun dans le monde qu’elle fréquentait.

Elle me comblait d’amabilités — peut-être en souvenir de Rico — et Bobby qui avait décidément renoncé à me tirer les cheveux s’acharnait après le bout de mon oreille…

Très habilement, je ramenai la conversation sur un sujet qui m’intéressait plus que tout autre.

— Alors, dis-je, Bobby n’aime pas M. Bill Sharper…

— Oh, pas du tout, et cela est même assez singulier, car M. Bill Sharper ne sait quelles gentillesses lui faire… il lui donne souvent des friandises et je gage qu’à son retour de voyage, il va encore lui apporter quelque chose…

— Ah ! M. Bill Sharper est en voyage ?

— Oui… jusqu’à la fin de la semaine… il se déplace beaucoup en ce moment… c’est d’ailleurs son métier qui veut cela… C’est vraiment dommage que Bobby ne l’aime pas, car c’est un bon garçon, et si drôle, si amusant !… D’ailleurs, vous le verrez et je suis sûre qu’il vous plaira tout de suite.

— Je n’en doute pas. Il revient, avez-vous dit à la fin de la semaine ?

— Oui, il sera ici samedi… ou dimanche, au plus tard…

— Je serai fort heureux de faire sa connaissance…

Le repas s’achevait. Bobby, que la chaleur avait fini par engourdir, dormait, la tête sous son aile.

La bonne, que nous n’avions pas vue de la soirée, ouvrit tout à coup la porte de la pièce et fit un signe à sa maîtresse.

— Je vous demande pardon, dit Mme Cora, mais on a besoin de moi… Je reviens dans un instant.

À travers la baie vitrée, j’avais aperçu la longue silhouette d’un horse-guard qui titubait légèrement et, à côté de lui, l’ombre menue d’une femme coiffée d’un grand chapeau à plumes.

Il y eut dans l’escalier un bruit de pas, un murmure confus parvint jusqu’à moi, puis le silence se rétablit.

Cinq minutes après, Mme Cora, encore tout essoufflée, avait repris sa place en face de moi.

Elle m’offrit un verre de whisky que j’acceptai, mais cette liqueur exquise dont j’avais perdu le goût à Reading, ne tarda pas à me tourner la tête et, bien que la conversation de la logeuse, qui avait rapproché sa chaise de la mienne, commençât à devenir intéressante, je me vis obligé de prendre congé, en prétextant — ce qui était vrai d’ailleurs — un léger étourdissement.

Cette brusque retraite parut contrarier vivement Mme Cora qui aurait voulu causer plus longuement sans doute, mais j’étais vraiment trop malade pour accéder à son désir.

Une fois dans ma chambre, je me passai immédiatement un peu d’eau sur le visage, me déshabillai, après avoir fermé ma porte à double tour et jeté un coup d’œil sous le lit et derrière les doubles rideaux, puis j’essayai de dormir, mais le horse-guard et sa compagne faisaient un tel vacarme dans la chambre voisine qu’il me fut à peu près impossible de fermer l’œil de la nuit. Je croyais, à chaque instant que le bruit avait cessé, mais bientôt il reprenait de plus belle !

Un peu avant le jour, je m’assoupis cependant, puis ne tardai pas à m’endormir profondément.

Quand je me réveillai, les douze coups de midi sonnaient à une église voisine. Je me levai et, tout en procédant à ma toilette, je réfléchis sur ma situation présente. L’asile que j’avais momentanément choisi n’était décidément pas sûr ; il me fallait en trouver un autre. Pour ma première démarche, je n’avais vraiment pas de chance, car avouez que c’était jouer de malheur que d’avoir arrêté mon choix sur une maison meublée qu’habitait justement Bill Sharper !

La logeuse ne m’avait nommé que celui-là, mais qui sait si je n’allais pas apprendre que Manzana logeait aussi dans cet hôtel borgne. Il fallait que je déguerpisse au plus vite, car j’étais exposé, à chaque minute, à faire chez Mme Cora de mauvaises rencontres.

D’ailleurs, de toute façon, je ne serais pas resté dans ce boarding-house. La propriétaire était trop aimable, et cette amabilité, que j’attribuais à ma ressemblance avec le regretté Rico, m’eût obligé à des sacrifices vraiment trop héroïques.

J’annonçai donc à Mme Cora que je ne rentrerais probablement pas dîner, et je partis après avoir amicalement serré la patte à Bobby.

J’allai déjeuner dans un restaurant italien tenu, comme toujours, par un Allemand, puis je me mis à la recherche d’un nouveau logement.