Mémoires d’un cambrioleur retiré des affaires/Partie 2/Chapitre VI

Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 264-270).

VI

le sinistre providentiel

Le printemps était revenu, et le soleil qui visitait de temps à autre ma cellule (oh bien peu !… quelques minutes seulement) ne fit qu’aggraver ma peine… Sa lumière, au lieu de me réchauffer le cœur, me rendait plus triste que jamais, car elle me rappelait la vie… la vie que je cherchais à oublier !

Je me cachais la figure dans mes draps pour ne point le voir, mais je crois que jamais il ne brilla plus que ce printemps-là… L’Angleterre elle-même semblait s’être débarrassée de ses éternels brouillards…

Je me sentais « descendre » de jour en jour, et j’avais conscience d’être devenu complètement une brute, quand il se produisit, à Reading, un événement que les journaux enregistrèrent sous le mot de « sinistre » et qui eut sur ma destinée le plus heureux effet.

Une nuit, le feu prit à la prison. Il débuta par les magasins et les ateliers et, malgré les efforts des « fire-men » accourus de Londres et des environs, se propagea jusqu’aux bâtiments cellulaires.

On ouvrit aussitôt les portes de nos boxes, et le directeur donna l’ordre de nous conduire dans la cour. Je pris mon diamant, le fixai à la hâte, au moyen d’un nœud, dans le pan de devant de ma chemise et suivis mes compagnons.

Une fois que nous fûmes dans le grand « yard » pavé qui s’étend devant la chapelle, on s’aperçut tout à coup que l’on avait oublié d’évacuer les prisonniers qui se trouvaient à l’infirmerie. Il y eut alors une minute d’affolement parmi le personnel.

En présence du danger qui menaçait les pauvres malades, j’avais retrouvé toute mon énergie et j’étais redevenu, par un phénomène que j’attribue à une subite excitation nerveuse, l’Edgar Pipe des anciens jours.

Sans que personne me l’eût commandé, je m’élançai avec les « fire-men » dans la fournaise, gravis en courant un escalier que les flammes commençaient à lécher, empoignai dans mes bras un malheureux immobilisé dans son lit, le descendis rapidement dans la cour et retournai ensuite, au risque de me faire griller, en chercher un autre. À la fin, comme personne n’osait plus s’aventurer dans l’escalier en feu, je me dévouai, aux applaudissements de tous et fus assez heureux pour ramener le dernier malade, un vieillard paralysé que la terreur rendait fou et qui poussait des cris déchirants.

Je n’étais que légèrement brûlé aux mains et aux bras, car pour pénétrer dans le brasier, j’avais eu soin de m’envelopper d’une couverture mouillée. Je fus le seul, avec deux autres détenus, à coopérer au sauvetage et chacun s’accorda à reconnaître que j’avais été le plus audacieux…

De l’avis même des « fire-men » j’étais un héros… et mon numéro — j’allais dire mon nom — circula bientôt dans tous les groupes.

À cinq heures du matin, on était enfin parvenu à noyer l’incendie. Les magasins et les ateliers avaient été en partie détruits. Quant à la maison de détention proprement dite, ainsi que le pavillon où logeait le directeur, ils étaient intacts. Par contre, le hangar qui abritait la machinerie du Tread-Mill et celui où se trouvait la fameuse « chambre » de justice, avaient flambé comme un feu de paille et je soupçonne fort les détenus, qui faisaient la chaîne et se passaient les seaux d’eau, de n’avoir pas montré beaucoup d’empressement à protéger ces deux affreuses bicoques.

J’avais eu la chance, en opérant mes sauvetages, de ne pas perdre mon diamant… Je le sentais toujours sur mon abdomen… je le sentais d’autant plus qu’il s’était, sous l’effort que j’avais déployé, profondément enfoncé dans ma chair où il avait même, par endroits, produit de légères érosions.

Je m’apprêtais à prendre la file, à la suite de mes compagnons que l’on allait reconduire dans leurs cellules quand le directeur me fit appeler, ainsi que les deux autres détenus qui s’étaient en même temps que moi distingués par leur courage.

Il nous félicita et eut même quelques paroles émues assez « réussies », mais ce fut moi qui recueillis la plus grande part de cette gerbe d’éloges :

— Numéro trente-trois, me dit-il, vous venez, en quelques minutes, de racheter un passé regrettable et je ne veux plus voir en vous qu’un héroïque et brave garçon… Dès aujourd’hui, je vais rendre compte de votre belle conduite au lord Chief of Justice et je ne doute pas qu’il ne vous accorde à bref délai une sérieuse réduction de peine… et peut-être votre grâce… Allez !… Ayez confiance ! Pour vous l’heure de la libération est proche. »

Et, chose stupéfiante, inouïe, inimaginable, le directeur de la prison de Reading serra la main au numéro trente-trois…

C’était la première fois qu’on voyait chose pareille, et les gardiens, quand je passai devant eux, me saluèrent militairement.

Au déjeuner, j’eus double ration avec une pinte de pale-ale et une tasse de thé ; au dîner, on me servit une excellente oxtail soup, du roatsbeef avec des pickles, un pudding et du stout… et je recommençai à trouver la vie agréable.

De Tread-Mill, il n’en fut plus question, d’abord parce que le moulin ne fonctionnait plus, ensuite parce que j’étais en instance de libération et que, comme tel, je devais être dispensé de tout travail.

Quinze jours après, le 17 avril (j’ai retenu la date), le directeur me faisait appeler et me lisait un long factum duquel il ressortait que M. « Trente-Trois », condamné à cinq ans de Hard Labour pour cambriolage à main armée, bénéficiait d’une mesure de clémence et obtenait sa grâce immédiate « eu égard au grand courage et à la parfaite abnégation de soi-même qu’il avait montrés en sauvant lors de l’incendie de la prison de Reading, et ce dans des circonstances particulièrement périlleuses, les numéros 29, 56 et 127, tous trois en danger de mort. »

L’Association d’Assistance aux Condamnés Repentants que dirigeait le pasteur de la maison pénitentiaire m’allouait, en outre, afin de me permettre de reprendre ma place dans la société, une somme de cinquante livres, payable à la caisse de l’économat, le jour de ma sortie… De plus, oh ! ce n’est pas fini la Fondation Évangélique de Londres me faisait don de vingt autres livres et l’Armée du Salut de cinq, total soixante-quinze livres qui, ajoutées à ma masse, laquelle se montait à seize livres et aux quatre-vingts livres de miss Mellis dont je gardais la propriété, portaient mon avoir à cent soixante et onze livres !…

Je trouvai que ce petit dédommagement était assez juste et que, somme toute, il y avait encore de braves gens en Angleterre.

La santé m’était revenue tout d’un coup et j’attendais avec une impatience que comprendront tous ceux qui ont, comme moi, tâté de la prison, l’heure de ma levée d’écrou.

Elle arriva enfin !…

On me rendit les effets que j’avais, on s’en souvient, achetés à si bon compte aux magasins Robinson and Co, mais comme je n’avais plus de bottines, le pasteur voulut bien me faire cadeau d’une paire qu’il ne mettait plus et je me trouvai de nouveau habillé en « gentleman ».

Je devais, à la vérité, avoir plutôt triste mine avec ma tête rasée, mon chapeau défoncé, mes habits chiffonnés et mes larges chaussures à bouts carrés, mais quand on a porté, pendant près de trois ans, la combinaison ornée de fleurs de trèfle qui est l’uniforme des prisons anglaises, on n’a pas le droit de se montrer difficile. D’ailleurs on arrive, après un long séjour en cellule, à ne plus avoir, faute de glace, la notion de l’élégance.

Lorsque je franchis le seuil trop hospitalier de la prison de Reading et que je me trouvai dans la rue, que je vis autour de moi des hommes, des femmes, des enfants, des chiens, des chevaux, des autos, je demeurai un instant ébloui, comme un hibou surpris par l’aurore, mais presque aussitôt, je me ressaisis et jetai un rapide coup d’œil autour de moi.

Bientôt, j’eus un soupir de satisfaction… car je venais d’acquérir la certitude que Manzana n’était point parmi les passants qui m’environnaient… Cela m’encouragea à me rendre à Londres. C’était encore là, ma foi, que je serais le plus en sûreté.

— Pardon !… la gare ?… demandai-je avec une extrême politesse à un gros policeman qui trônait au milieu d’un refuge, comme un Bouddha sur un piédestal.

L’homme eut un regard ironique et répondit en me toisant des pieds à la tête :

— Ah ! ah !… on sort du bocal, hein ?… Riche idée… voici la belle saison !… Et alors, comme cela, on retourne à Londres voir ses amis !… et on va s’en donner tant que ça pourra jusqu’à ce qu’on revienne ici.

— Pardon, sir, répondis-je très digne, je vous ai demandé le chemin de la gare…

Le policeman s’inclina cérémonieusement :

— Gentleman… excusez-moi… vous êtes sans doute le prince de Galles… pardon !… je m’étais mépris… tout le monde n’est pas physionomiste… La gare ?… elle est là, devant vous, mais je dois prévenir Votre Excellence que le train de Londres vient de partir… et que le prochain est à cinq heures cinquante-quatre…

« Imbécile ! » pensai-je en tournant les talons…

Ainsi, à peine rendu à la liberté, j’étais déjà la risée des gens de police !…

Ce premier contact avec le monde « civilisé » m’avait désagréablement impressionné, mais je n’étais pas au bout de mes surprises.

Un peu plus loin, un bon bourgeois tenant par la main un petit garçon me désigna au gamin qui fixa sur moi des yeux effarés. Sur le pas des portes, les boutiquiers me regardaient avec mépris, et j’entendis l’un d’eux dire à son voisin :

— On les relâche donc tous à la prison de Reading… cela promet… la rubrique des faits divers ne chômera pas…

— Je trouve, répondit un autre, que l’on est trop indulgent pour ces oiseaux-là… Si j’étais quelque chose dans le gouvernement, je proposerais une bonne loi qui nous débarrasserait pour longtemps de canailles pareilles…

La voilà bien la charité sociale ! Un homme sort de prison, il ne trouvera personne pour lui tendre la main… personne ne l’aidera à se relever. Il expiera sa réhabilitation plus durement que son crime. Et l’on s’étonne après cela qu’il y ait tant de récidivistes !…

J’étais, je l’avoue, quelque peu refroidi, et moi qui avais quitté Reading avec de bonnes pensées plein la tête, je commençais à sentir la haine s’amasser dans mon cœur.

En passant devant la glace d’une devanture, je me regardai à la dérobée et j’eus peine à me reconnaître.

Comment ! c’était moi, cet individu grotesque et repoussant… C’était moi cet affreux chemineau, à la peau couleur safran, aux yeux caves et farouches, à l’allure minable et inquiétante… Ah ! je comprenais maintenant pourquoi tout le monde me regardait… Je mettais une tache sombre sur la gaieté de la ville… Pour ces gens paisibles, j’étais le vagabond dont il faut se méfier, le spectre du Mal, l’homme prêt à tout, le fauve redoutable sorti de la Ménagerie de Reading !…

À la gare, dès que j’eus pris mon billet, un employé m’invita poliment à ne pas stationner dans la salle d’attente, et comme je m’étais réfugié sur le trottoir, un policeman m’ordonna de descendre sur la chaussée.

Un autre détenu qui avait été libéré en même temps que moi arpentait librement, la pipe à la bouche, la cour de la gare, et personne ne faisait attention à lui. Cela m’étonna tout d’abord, mais je finis par comprendre…

Cet homme portait un costume d’ouvrier, et il y en avait vingt comme lui qui attendaient le train… Rien ne le différenciait de ceux qui l’entouraient et il avait l’air d’être de leur compagnie, tandis que moi, avec ma pelisse sous le bras, ma jaquette chiffonnée, mon chapeau déformé, ma chemise fripée qui, faute de doubles boutons, bâillait sur la poitrine, j’attirais immédiatement l’attention des passants.

Des centaines d’yeux étaient braqués sur moi et je sentais le rouge de la honte me monter à la face.

Si jamais j’ai désiré voir la nuit arriver, ce fut bien ce jour-là !…

Ce jour-là aussi je pus mesurer la profondeur de la muflerie humaine !…