Mémoires d’un cambrioleur retiré des affaires/Partie 2/Chapitre V

Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 254-263).

V

pauvre crafty !

Ma seule préoccupation, pour l’instant, était de me débarrasser de mes bottines ; nous aurions sûrement, avant peu, une visite de literie, et il était temps que je les fisse disparaître.

Je les déchirai donc à coups de dents, roulai les semelles, les aplatis en pesant dessus de tout mon poids, et en fis une sorte de boule que je lançai, à l’heure du travail, dans le trou du Tread-Mill.

Si l’on retrouvait quelque jour ce paquet informe, on supposerait qu’il avait été déchiqueté par les rats, très nombreux à Reading, à cause du voisinage de la Tamise.

Restait mon diamant.

Je le roulai dans le pan de devant de ma chemise, et l’attachai solidement au moyen de deux ou trois lisières arrachées à mes sandales. Bien malin serait celui qui viendrait le chercher là !…

D’ailleurs, ce n’était qu’une cachette provisoire, car j’avais l’intention de soulever une lame de parquet et de l’introduire dessous, mais cela demanderait de longues heures de travail.

J’étais à peu près tranquille pour le moment, cependant la fatigue ne tarda pas à me reprendre et j’eus de fréquents étourdissements. Une fois même, je dus m’évanouir, car je me retrouvai couché sur le plancher de ma cellule, la tête près de la porte. Par bonheur, aucun gardien ne m’avait aperçu.

Si « Œil-de-Crabe » avait eu la malencontreuse idée de regarder par le guichet de mon box, il aurait aussitôt appelé, croyant que j’avais voulu me donner la mort, et on m’eût incontinent transporté à l’infirmerie. Là, on m’aurait aussitôt déshabillé pour me mettre au lit et mon diamant eût certainement été découvert.

Je devais, sans tarder, le mettre en lieu sûr, et c’est ce que je fis, mais comme je n’arrivais pas à soulever la lamelle du parquet, je le calai solidement dans la partie inférieure de la planche inclinée qui garnissait la fenêtre de ma cellule.

Maintenant, je pouvais m’évanouir tout à mon aise, le diamant était en sûreté. Je n’avais plus qu’une crainte — je devenais méfiant en diable — c’était qu’on ne me transportât à l’infirmerie, que je n’y demeurasse plusieurs semaines et qu’une fois que je serais rétabli on ne me changeât de cellule, mais cette éventualité ne se produirait certainement point.

Je dépérissais de jour en jour, et les troubles que j’ai signalés devenaient plus fréquents. Il m’arrivait parfois de tomber brusquement comme si j’avais reçu un coup de massue, et je perdais connaissance pendant quelques minutes. Quand je revenais à moi, j’y voyais à peine et mes oreilles bourdonnaient avec une telle force que je n’entendais plus rien… J’étais en outre agité d’un tremblement convulsif des jambes et me trémoussais de façon désordonnée.

— Quand vous aurez fini de danser, me dit un jour « Œil-de-Crabe » qui m’observait par le guichet.

Lorsqu’il vit que, malgré son avertissement, je n’en continuais pas moins à gigoter, il appela le surveillant-chef.

— Vous ne voyez donc pas, dit le gradé, que cet homme est atteint de « quaker’s dance »… allez vite chercher le docteur Murderer.

J’appris bientôt par ce digne praticien, un petit vieillard paternel et doux, que le « quaker’s dance », qui a beaucoup d’analogie avec le delirium tremens des alcooliques, est une maladie très commune à Reading. Elle est, paraît-il, provoquée par l’anémie des prisons, et le tremblement qui l’accompagne est dû au travail épuisant du Tread-Mill. Lorsque l’on a « tourné le moulin » on conserve, toute sa vie, dans les jambes, un petit sautillement auquel les gens de police ne se trompent jamais.

Pour ma part, j’ai eu la chance d’échapper à cette dégradante infirmité, parce que j’étais jeune et vigoureux, mais combien de pauvres détenus en sont restés affligés !

— Mon ami, me dit le bon docteur Murderer, tous les médicaments que je pourrais vous donner ne vous procureraient aucun soulagement… il n’y a qu’un remède… la liberté… Néanmoins, comme le règlement m’autorise à vous exempter de Tread-Mill, un jour sur deux, je vais donner des ordres en conséquence…

Et il me quitta en hochant tristement la tête.

La liberté !… oui, je le savais aussi bien que lui ! Il n’y avait qu’elle qui pût me guérir, mais arriverait-elle assez vite ?

Le lendemain, je n’allai pas au « moulin » et je profitai de ce jour de repos pour demeurer étendu sur mon lit. J’aurais bien voulu dormir, mais depuis longtemps, le sommeil me fuyait.

Je m’assoupissais pendant quelques minutes, puis me réveillais en sursaut, trempé de sueur, en proie à une soif ardente que je ne parvenais pas à apaiser, bien que je vidasse régulièrement ma cruche, chaque jour. Ce qui m’était surtout désagréable, c’était d’entendre le maudit carillon de Reading, qui, toutes les heures, répétait les premières mesures d’un hymne intitulé Nearer to Thee, my God[1] et qui me rappelait ce que l’homme cherche toujours à oublier, c’est-à-dire « le grand saut dans l’éternité ».

Je trouve vraiment que les philanthropes qui ont présidé à l’installation de la geôle modèle de Reading auraient pu se dispenser d’ajouter cette note lugubre à tout leur arsenal de torture.

Pour le prisonnier, l’heure qui sonne est une distraction… elle apporte aussi avec elle un espoir… Une de moins !… songe le malheureux détenu ! Et cette fuite du temps, trop lente à son gré, lui semble malgré tout bien douce, puisqu’elle le rapproche insensiblement du jour où il quittera sa défroque de clown pour retourner parmi les vivants.

Pourquoi faut-il qu’un horrible carillon vienne, toutes les soixante minutes, égrener ses tintements sinistres comme pour dire au prisonnier avec une cruelle ironie : « Tu peux compter les heures, va, mais il en est une que, bientôt, tu entendras pour la dernière fois. »

La loi anglaise est bien dure pour ceux qu’elle frappe, et il ne serait pas trop tôt qu’elle s’humanisât un peu et marchât avec le progrès… Je crois que cela arrivera lorsque les juges renonceront enfin à siéger en perruque poudrée et remiseront parmi les curiosités des siècles défunts leurs oripeaux ridicules.

Y renonceront-ils jamais ?

Le code britannique aurait certes besoin d’être remanié, car il retarde vraiment trop. Au moment où, dans le monde entier, tout est en marche vers un système social plus en rapport avec les mœurs actuelles, où chez tous les peuples les lois ont été « retouchées », pourquoi l’Angleterre continue-t-elle à marquer le pas avec tant d’indolence ?…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le nouveau régime auquel j’avais été soumis, grâce au docteur Murderer, apaisa un peu mes nerfs ; les tremblements qui m’agitaient devinrent moins violents, mais les étourdissements persistèrent, et c’étaient eux qui m’inquiétaient le plus, car je craignais qu’ils ne me prissent au moment où je serais en train de tourner le « moulin ». De plus, je faisais de la neurasthénie, ce qui n’a rien d’étonnant avec un régime pareil, et la confiance que j’avais eue en l’avenir m’abandonnait peu à peu…

Ce qu’il m’eût fallu, c’était une cure d’air mais peut-être deviendrait-elle inutile si mon incarcération se prolongeait.

Un matin que j’étais exempt de Tread-Mill, la cloche de notre chapelle se mit à sonner tristement, à petits coups étouffés, comme honteuse d’avoir encore à annoncer la mort d’un détenu…

C’est effrayant ce qu’il mourait de monde à Reading, depuis quelques semaines !

En entendant ce glas, je me mis à pleurer.

Pourquoi ? Je n’aurais pu le dire. Ce n’était pas la première fois que j’entendais tinter la « gloomy » (c’est ainsi que l’on appelait la cloche du temple) et jamais je ne m’étais senti ému comme ce jour-là.

Était-ce pressentiment, crainte ou pitié ? Je n’aurais pu le dire. Ce qu’il y a de certain, c’est que j’étais troublé au delà de toute expression et que je souffrais le martyre. Quand le geôlier vint m’apporter ma pitance, je ne pus résister au désir de l’interroger. C’était un brave garçon qui ne dédaignait pas, à certains moments, de tailler une bavette avec moi. Il avait fait la guerre en Afghanistan et aimait à raconter ses exploits, comme la plupart des militaires qui ont vu le feu de près ou même de loin.

— Savez-vous qui est mort ce matin, lui demandai-je. Oui, dit-il à voix basse (car Œil-de-Crabe rôdait dans les environs), c’est le numéro 34…

— Le 34 ?…

— Oui, celui qui était votre voisin de cellule, il y a quelques jours encore… Il paraît qu’il a eu une mort affreuse… Il était devenu comme fou et on a été obligé de lui mettre la camisole de force… Ah ! certes, le pauvre diable est plus heureux « comme ça »… Au moins, il ne souffre plus…

Et le geôlier qui avait encore conservé la faculté de s’émouvoir, sortit en disant :

— Il avait pourtant l’air d’un bon garçon !… c’était doux comme une petite fille… et si poli !… Sûr qu’on lui pardonnera là-haut !

Je me jetai sur mon lit et me mis à sangloter…

Pauvre Crafty !… Pauvre Crafty !…

Ainsi, c’était lui !… Ah ! je m’expliquais maintenant pourquoi cette maudite cloche m’avait tant troublé !… Il y avait entre Crafty et moi un lien que la mort elle-même n’était point parvenue à rompre, et, par une sorte de télépathie indéniable, nos deux âmes communiaient étroitement dans la religion du souvenir… Sa pensée était venue à moi, à travers les murs de la prison, et la mienne maintenant allait à lui !…

Pauvre Crafty !… Il ne me trompait pas quand il disait qu’il n’en avait plus pour longtemps… et me suppliait de « hâter notre évasion ». Il sentait déjà venir la mort et croyait l’éviter en fuyant, comme si l’on échappait jamais à la « Rôdeuse » de Reading, lorsqu’elle vous a une fois marqué de son doigt fatal !

Ainsi, mon camarade était mort, mort sans que je pusse rien faire pour lui, moi qui aurais tant désiré lui être utile ! Et c’était à ce malheureux que je devais ma fortune. C’était grâce à lui que j’avais retrouvé mon diamant !…

À quelques jours de là, le directeur, suivi du surveillant général et d’un gardien, entra dans ma cellule.

Ces trois visiteurs avaient la mine sévère et je vis tout de suite qu’il allait se passer quelque chose…

— Fouillez partout, commanda le directeur.

Immédiatement, le surveillant et le gardien se mirent à bouleverser mon lit, à palper ma paillasse et mon traversin, puis, ils examinèrent le parquet, introduisant la lame de leur couteau entre chaque rainure. Ensuite, ils cherchèrent derrière la planche qui garnissait la fenêtre et je tremblais qu’ils ne découvrissent mon diamant, mais il était tellement bien dissimulé qu’il échappa à leurs regards.

Le directeur vint alors se planter devant moi et demanda d’un ton dur :

— Où sont vos bottines ?

Je feignis le plus profond ahurissement, puis, ôtant une de mes pantoufles, je la lui montrai, en disant :

— Voilà, monsieur le Directeur…

Il eut un haussement d’épaules :

— Ce ne sont pas vos sandales que je veux voir, ce sont vos bottines…

Je pris un air complètement idiot et répondis en roulant des yeux stupides :

— Je n’ai pas de bottines, monsieur le Directeur… j’en ai eu, autrefois, mais on me les a enlevées quand je suis entré ici…

— Oui… c’est de celles-là que je veux parler… elles ont disparu… un complice les a volées dans le magasin et vous les a remises…

— Comment, fis-je, aurait-il pu me les remettre sans qu’on l’aperçût… et puis, qu’en aurais-je fait ?

— Elles contenaient sans doute quelque objet que vous teniez à ravoir ?

— Monsieur le Directeur, je ne comprends rien à tout cela.

— Cependant, vos bottines ont disparu.

— Alors, je ne sais pas plus que vous ce qu’elles sont devenues…

Le directeur qui ne m’avait jamais pardonné de lui avoir ri au nez, lors de notre première entrevue, me regarda en clignant de l’œil et en faisant aller sa bouche d’une oreille à l’autre (tic qui lui était familier et que la colère semblait exagérer encore) puis, il me menaça gravement de son index en bégayant :

— Prenez garde !… sacripant !… prenez garde !…

Je courbai la tête sans répondre.

Il sortit, suivi de ses deux subordonnés, et je l’entendis qui disait, dans le couloir :

— Ce n’est pas fini, cette affaire-là… non, ce n’est pas fini… Il faudra bien que je la tire au clair…

Je devinai sans peine ce qui s’était passé. Le pauvre Crafty, dans son délire, avait dû parler, un gardien avait surpris ses paroles et « en avait référé » au directeur, qui avait immédiatement ordonné une enquête. Elle avait abouti à la constatation que l’on sait et, maintenant, tout le personnel de Reading cherchait mes bottines…

Cet incident n’était pas fait, on le suppose, pour hausser la moyenne de mes notes et me valoir la « cote d’amour » sur laquelle comptait le pasteur. Je m’aperçus que l’on redoublait de surveillance et qu’un œil était continuellement fixé sur moi, un œil vert, sans éclat, mauvais et sinistre, qui me donnait le frisson.

— Cela va mal pour vous, mon fils, me dit le pasteur à quelque temps de là… Je viens de consulter votre dossier et je me suis aperçu qu’on y avait ajouté quelques lignes vraiment regrettables… Je doute que, maintenant, nous puissions obtenir facilement votre libération conditionnelle… C’est dommage !… Oui, c’est vraiment dommage, car l’affaire était en bonne voie, et vous arriviez presque en tête de liste… Ah ! quel malheur, mon Dieu, quel malheur !… vous n’aviez plus que quelques mois à attendre !…

Le plus navré, c’était certainement moi, et je tombai, à partir de ce jour, dans un douloureux abattement…

Ainsi, je sombrais au moment d’atteindre le port !… J’étais, brusquement, replongé dans l’abîme.

Si cuirassé que je fusse contre l’adversité, je supportai difficilement ce coup-là !

Mon diamant ne suffisait même plus à me consoler et il y avait des moments où je le chargeais de toutes les malédictions !

Je n’avais eu que du malheur, depuis que je m’en étais emparé. Tout s’était effondré autour de moi et je finissais par croire qu’il était ensorcelé… Ah !… j’étais bien puni de mon ambition !… J’avais voulu conquérir la fortune, mener une vie calme, paisible, redevenir un honnête homme et j’avais chaque jour roulé, d’échelon en échelon, jusqu’au fond du gouffre où s’éteignent tous les espoirs.

Moi, qui avais réussi les plus dangereux cambriolages, moi qui avais toujours glissé avec une adresse merveilleuse entre les mains de la police, j’étais arrivé à me faire prendre, comme le dernier des débutants, à l’heure même où j’avais si vaillamment gagné ma retraite !

Je finissais par croire qu’il y a, sur terre, une somme de bonheur dont on peut disposer, à un certain moment de la vie, mais que l’on ne retrouve jamais, une fois qu’on l’a épuisée. J’avais, comme on dit, mangé mon pain blanc en premier… Maintenant, je goûtais au pain amer de l’adversité. Ma vie d’aventures avait pris fin, et au lieu des espaces ensoleillés prometteurs de délices infinies, dont je rêvais encore, quelques semaines auparavant, je voyais se dresser devant moi un grand mur sombre, infranchissable, dont la crête se perdait dans le ciel gris.

Ma pensée se reportait sans cesse au cimetière de Reading où dormait mon pauvre Crafty et il me semblait entrevoir, au milieu des herbes folles, une petite croix de bois noir avec cette courte inscription en lettres blanches :

Here lies Edgar Pipe[2]

Je me faisais l’effet d’un vieillard accablé d’infirmités, qui souhaite la mort afin de ne plus souffrir…

Quand on en est arrivé à ce fâcheux état d’esprit, rien ne saurait plus vous émouvoir.

Il y eut encore une exécution à Reading, celle d’un nommé « 148 », qui avait, dans un accès de rage, étranglé un geôlier. Eh bien ! le croirait-on ? j’enviai le sort de ce condamné.

Le pasteur m’avait pris en pitié. Il venait, chaque jour, me lire la Bible, mais cette lecture, au lieu de me consoler, me rendait fou furieux… On voit à quel degré de mécréance j’étais descendu.

— Mon fils, me dit un soir le ministre, je considère que mes visites sont inutiles…

Et il s’en alla navré, après un grand geste de suprême miséricorde…

Le lendemain, je le faisais appeler… C’était le seul être humain avec qui je pusse causer et si sa présence et ses lectures m’étaient pénibles, son absence l’était davantage encore…

Il me fallait quelqu’un à qui me raccrocher, car je sentais bien que si je ne voyais plus personne, j’allais finir par me tuer…

  1. Plus près de toi, mon Dieu !
  2. Ci-gît Edgar Pipe.