Mémoires d’un cambrioleur retiré des affaires/Partie 2/Chapitre IX

Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 290-295).

IX

ce qui devait arriver

Le lendemain, je conduisis Édith à la station de Waterloo, pris son billet, lui remis cinquante livres et ne quittai la gare que lorsque j’eus vu le train disparaître. Nos adieux furent touchants et je puis dire que de part et d’autre les paroles que nous échangeâmes étaient sincères.

Il ne me restait plus qu’à regagner le Humbug. Le capitaine ne m’attendait qu’à la fin de l’après-midi, mais je jugeai plus prudent de monter à bord avant l’heure fixée, car une fois sur le bâtiment, je n’aurais plus à redouter les mauvaises rencontres.

C’est souvent — j’en ai fait la constatation — à l’heure où l’on se croit à l’abri de tout danger qu’une tuile vous tombe sur la tête et j’en avais reçu trop, depuis quelque temps, pour ne pas chercher à protéger ma triste

Le capitaine Wright me reçut avec cordialité…

— Ah ! vous voilà, fit-il… à la bonne heure… Au moins, vous, vous n’êtes pas en retard. Vous allez voir que les autres ne seront pas si pressés… mais, à propos… puisque vous êtes là, je vais vous charger d’une commission… Vous connaissez Pensylvania road ?…

— Oui… très bien…

— Il y a là un hôtel… au numéro 16 ou 18… le « Swan Hôtel »… pas moyen de se tromper… Vous entrerez et direz au patron : « Je viens de la part du capitaine Wright… est-ce que les cailles sont arrivées ? » Il saura ce que cela veut dire et vous répondra oui ou non… S’il vous dit non, vous lui demanderez quand elles arriveront et s’il faut que je retarde mon départ… Vous avez bien compris ?… J’allais envoyer un commissionnaire, mais puisque vous êtes là, il est inutile que je dépense trois shillings.

Je partis immédiatement, mais comme depuis ma « villégiature » à Reading, j’étais devenu très mauvais marcheur, je hélai un taxi, à une centaine de mètres des quais, et jetai au chauffeur l’adresse que m’avait donnée le capitaine Wright.

J’avais pris une voiture fermée, jugeant que cela était plus sûr. J’allais être obligé de passer dans le quartier qu’habitait Manzana, et je ne tenais pas à rencontrer mon ancien associé. J’étais, il est vrai, très documenté sur son compte et pouvais le faire arrêter ; mais lui, de son côté, avait une arme contre moi, et bien qu’elle fût un peu émoussée, elle ne laissait pas d’être encore dangereuse.

J’eus la chance d’arriver sans incident au « Swan Hôtel ».

J’entrai au 16 de Pensylvania road. Il y avait là un débit borgne, à la devanture duquel un cygne aux ailes éployées s’ébattait dans un lac bleu.

Avisant un gros homme qui se tenait derrière un comptoir, je lui demandai poliment « si les cailles étaient arrivées ».

Il eut un mouvement de surprise, puis répondit, après m’avoir toisé :

— Qui vous envoie ?

— Le capitaine Wright.

Sa figure s’éclaira :

— Ah ! très bien, fit-il… vous comprenez, on tient à savoir à qui on a affaire… Non… les cailles ne sont pas encore arrivées… mais Bill Sharper, qui est allé les chercher, sera sans doute ici dans un instant… Voulez-vous l’attendre ?

— Merci… il faut que je regagne le Humbug….

— Ah ! c’est fâcheux… oui… bien fâcheux… vous devriez attendre une demi-heure… comme cela, nous serions fixés… Supposez qu’il y ait un retard… que la cargaison n’arrive que demain…

— Je repasserai, si vous le voulez bien…

— C’est cela, revenez dans une demi-heure, nous serons certainement fixés.

J’allais sortir, quand une auto s’arrêta devant la porte. Un homme vêtu d’un complet gris clair sortit de la voiture et pénétra dans le café.

C’était Bill Sharper…

— Ça y est, dit-il… les voilà !… Manzana me suit, il les amène !…

Je flageolais sur mes jambes… une sueur froide coulait le long de mes tempes… Bill Sharper me dévisageait, mais je voyais bien qu’il ne me reconnaissait pas…

Il lança un coup d’œil au patron qui répondit :

— C’est un matelot du Humbug… Il venait voir si les cailles étaient arrivées…

Bill Sharper me regardait toujours.

— C’est curieux, dit-il enfin, il me semble que je vous ai vu quelque part.

— C’est possible, répondis-je en prenant l’accent gallois… mais moi, je ne me rappelle pas votre physionomie…

— « Dites donc ma gueule », allez ! À quoi bon faire des façons entre nous… Allons, patron, deux verres de gin… et du bon !

Afin de dérouter Bill Sharper qui s’obstinait à me dévisager, je tenais l’œil droit à moitié fermé et m’efforçais de prendre un air ahuri.

Nous trinquâmes, Bill Sharper avala sa consommation d’un trait et je crus devoir, par politesse, offrir une autre tournée…

Une voiture, suivie presque immédiatement d’une autre, venait de stopper le long du trottoir.

Cette fois, j’étais perdu, car j’allais me trouver en présence de Manzana et le drôle me reconnaîtrait bien, lui…

Il ouvrit la porte du bar et je l’entendis qui disait, de son affreuse voix cuivrée :

— Mesdames, donnez-vous la peine d’entrer… Je vous offre une collation avant de vous conduire à bord…

Cinq malheureuses femmes en toilettes fripées firent leur apparition… et je compris tout. C’étaient là les « cailles » dont parlait le capitaine Wright. Bill Sharper était allé les chercher à Paris et Manzana en avait pris livraison à la gare.

Ces pauvres filles, alléchées par la promesse d’une situation lucrative à l’étranger, et poussées par l’amour des voyages qui sommeille au cœur de toute femme, avaient répondu à l’annonce lancée par les « trafiquants » et allaient dans quelques heures s’embarquer pour des régions inconnues, où les attendaient sans doute les pires surprises.

On voit à quel degré d’avilissement en était arrivé Manzana pour oser faire un commerce semblable.

Mais que penser aussi de ce capitaine Wright qui devait sans doute, lui aussi, toucher une jolie commission sur les « cailles »…

Décidément, quoique je ne fusse pas ce que l’on appelle un parangon de vertu, je m’estimais cependant bien au-dessus de tous ces misérables… Ce qui prouve que l’on peut être un cambrioleur sans avoir pour cela cessé d’être, au fond, un brave homme.

Après avoir fait asseoir ses cinq cailles devant une petite table de marbre, Manzana leur servit des sandwiches, des pickles et de la bière, puis il s’approcha de Bill Sharper toujours debout, avec moi, devant le comptoir…

— Et la traversée ?… elle a été bonne, demanda-t-il.

— Ne m’en parle pas… répondit le cornac de ces dames… une mer épouvantable !… Mes cailles débecquetaient à plein gosier et demandaient qu’on les débarque… À présent, les voilà un peu calmées, mais j’crois qu’elles commencent déjà à se méfier des voyages…

Manzana me regardait d’un air soupçonneux.

J’avais toujours mon béret à la main et je continuais à cligner de l’œil. Il faut croire que j’étais méconnaissable avec ma tête rasée, mon teint plombé, mon visage émacié, car mon ex-associé ne parut plus s’occuper de moi.

Je cherchais un prétexte pour brusquer compagnie à ces tristes personnages, mais n’en trouvant point, je me contentai de saluer et de me diriger vers la porte.

— Eh ! matelot ! s’écria Bill Sharper… c’est comme ça qu’on largue les amis… Encore un verre, que diable !… Je fus obligé de revenir devant le comptoir et d’accepter une nouvelle consommation…

J’étais horriblement inquiet car je venais de remarquer que Bill Sharper et Manzana avaient échangé un coup d’œil…

— Tu ne trouves pas, dit soudain Sharper, que ce matelot-là ressemble comme deux gouttes d’eau à quelqu’un que nous avons bien connu ?

— J’avais déjà fait cette remarque, répondit Manzana en souriant… oui, la ressemblance est frappante, en effet… c’est peut-être son frère…

Et Manzana vint se planter devant moi pour m’examiner encore.

Soudain, je le vis sourire ; son affreuse figure eut une expression de joie indicible.

Je me sentis perdu et m’élançai vers la porte.

— Arrête-le !… arrête-le !… hurlait Manzana en s’adressant à Bill Sharper… arrête-le !… Je suis sûr maintenant que c’est lui !

J’étais déjà dans la rue.

Oubliant complètement que mon taxi m’attendait toujours, je me ruai au milieu de la foule, assez dense dans Pensylvania à cette heure du jour.

J’avoue que, cette fois, je perdis la tête.

Au lieu de me jeter dans une rue, puis dans une autre, afin de dépister mes deux ennemis, je filai tout droit comme un imbécile, poursuivi par Bill Sharper et cet horrible Manzana.

Les drôles n’osaient point crier : « Au voleur !… au voleur !… » car ils avaient de sérieuses raisons pour ne pas appeler la police à leur aide.

Les pas se rapprochaient derrière moi ; un rapide claquement de semelles m’avertissait que j’étais serré de près.

Bientôt, j’arrivais devant la grille d’un square. J’étais essoufflé, je ne tenais plus sur mes jambes et je fus obligé de m’arrêter. Le séjour prolongé que j’avais fait à Reading m’avait considérablement affaibli et je n’étais décidément plus qu’une loque humaine. Je trouvai encore la force d’entrer dans le square, de m’enfoncer dans une allée, mais déjà Manzana arrivait.

Alors, je pris une résolution héroïque… Tirant mon diamant de ma poche, je le portai à ma bouche et l’avalai !

Avaler un diamant de cent trente-six carats, cela n’est point aussi facile qu’on pourrait le supposer… Je dus m’y reprendre à trois fois avant d’engloutir le Régent dans les profondeurs de mon œsophage. J’y parvins cependant, mais au prix de quels efforts !

Manzana était devant moi.

— Ah ! canaille ! s’écria-t-il, enfin, je te tiens !

— Oui… et on le tient bien, grinça Bill Sharper, en me posant son énorme patte sur l’épaule…