Mémoires d’un cambrioleur retiré des affaires/Partie 2/Chapitre II

Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 228-236).

II

le supplice de la roue

J’ai parlé plus haut de cette trappe mystérieuse qui s’ouvre dans les cellules des prisons anglaises. Les planches dont elle est formée sont au nombre de quatre, solides, rugueuses, et offrent un contraste frappant avec les lamelles de parquet qui l’entourent.

Ceux qui la voient pour la première fois la regardent avec effroi, même s’ils ignorent à quoi elle sert… Quand on l’a vue s’ouvrir, hélas ! on y songe toute la vie !…

Cette trappe est celle du « Tread-Mill », cet instrument de torture digne du moyen âge et que la barbarie des lois anglaises a conservé dans son arsenal judiciaire.

J’avais souvent entendu parler du Tread-Mill, mais, ne faisant pas ma société habituelle des malfaiteurs, je n’avais pu recueillir aucun renseignement sur cette terrible punition. Je m’imaginais qu’elle devait manquer d’agrément, mais j’étais loin de supposer qu’elle pût être aussi cruelle.

J’allais bientôt, moi, Edgar Pipe, le gentleman élégant, à qui tout travail manuel répugnait, faire connaissance avec le fameux « moulin de discipline »… J’allais savoir ce que c’est que la torture physique, après avoir enduré, sans faiblir, toutes les tortures morales.

S’il est vrai que l’on doive tout pardonner à ceux qui ont beaucoup souffert, je pense que le lecteur, dès qu’il aura lu le récit de mon douloureux séjour à Reading, aura pour moi quelque pitié. Jusqu’alors, il n’a connu qu’un Edgar Pipe assez insouciant, parfois même un peu cynique, se riant de tout et plein d’une folle confiance en soi… Bientôt, il verra un Edgar Pipe déprimé, affaibli, désespéré, terrassé… un Edgar Pipe qui ne sera plus que l’ombre de lui-même, une sorte de brute aux yeux caves, aux gestes endoloris, un spectre ambulant insensible à tout, un déchet d’humanité… une épave !…

Et je suis sûr que les gens de cœur seront, malgré eux, amenés à se dire : « Un simple cambrioleur méritait-il pareil châtiment ? »

C’est généralement à l’heure où l’homme qui a souffert recommence à espérer que la lourde main de la destinée s’abat de nouveau sur lui.

Depuis huit jours que j’étais à Reading, je commençais à prendre mon mal en patience et à m’accoutumer au régime cellulaire si dur pour ceux qui, comme moi, aiment la société bruyante, quand un matin, à huit heures vingt exactement, la cloche de la prison résonna comme un glas.

À ce tintement lugubre, j’avais tressailli malgré moi, comme à l’approche d’un malheur.

Bientôt, des pas lourds retentirent dans les couloirs, une sonnette s’agita, et une affreuse voix enrouée que j’entends encore se mit à répéter sur un ton monotone :

Tread-Mill… Tread-Mill… Look out there[1].

Aussitôt, la porte de ma cellule s’ouvrit avec fracas, je fus poussé vers la trappe par des mains brutales, et je me trouvai assis sur une sellette de fer pendant que mes pieds reposaient sur une large lame de bois à demi inclinée. Instinctivement je jetai un coup d’œil dans le trou noir qui béait au-dessous de moi, et je distinguai une énorme solive munie de palettes, qui ressemblait absolument à la roue d’un moulin à eau.

— Gare à vous, me dit un gardien. C’est la première fois que vous faites du Tread-Mill… pédalez, pédalez ferme ! Surtout, ne manquez par les aubes !… Si vous vous arrêtez une seconde, vous vous faites accrocher les jambes…

Take care ! hurla quelqu’un… forwards[2].

La roue commença à tourner doucement. Elle était dure à mettre en marche et, bien que des centaines de pieds appuyassent à la fois sur les palettes fixées dans l’arbre de couche, le démarrage ne se faisait que difficilement.

Peu à peu, le mouvement s’accentua, devint plus rapide, et l’on entendit un ronflement sonore pareil à celui d’un volant de machine.

Je sentais sous mes pieds tourner les aubes et, dès que l’une avait passé, je rattrapais vivement l’autre, tremblant à chaque seconde de la manquer et de me faire broyer les jambes.

Je ne sais si je me fais bien comprendre, car en écrivant ces lignes je suis encore si troublé que ma plume tremble dans ma main et que ma tête s’égare.

Ceux qui n’ont pas vu fonctionner un Tread-Mill ne peuvent se rendre compte du danger qu’à chaque seconde court le malheureux détenu astreint à ce travail d’écureuil.

Je suais sang et eau et je m’attendais toujours à manquer pied, mais, à la longue, j’acquis plus d’habileté. J’avais à peu près « attrapé » ce que les prisonniers appellent la « cadence »… et je menais régulièrement le « train ».

J’étais cependant à la merci d’une défaillance…

Qu’un malaise me prît, qu’une faiblesse ou une crampe immobilisât mes muscles et c’était la catastrophe…

Mes oreilles tintaient, j’entendais un grand bruit de cloches et des papillons de feu dansaient devant mes yeux… Les veines de mon cou étaient gonflées à éclater et il me semblait que je ne pourrais plus tenir longtemps. Néanmoins, je pédalais toujours, machinalement pour ainsi dire, et je me demandais avec angoisse quand ce supplice allait prendre fin.

Pour qu’il cessât immédiatement, j’eusse donné mon diamant… que dis-je… vingt ans de ma vie.

Soudain, dans une des cellules retentit un cri sinistre, un de ces cris qui glacent d’effroi ceux qui les entendent… puis ce fut le silence…

Le Tread-Mill s’arrêta, il y eut, un instant, un bruit de pas précipités, de sourds gémissements, puis le calme se rétablit et le surveillant-chef lança de nouveau son lugubre avertissement :

Take care !… Forwards !

Et la roue se remit à tourner.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J’apprenais, quelques instants après, par une conversation entre gardiens, qu’un vieux détenu, un vétéran de la geôle, s’était fait couper les jambes par le Tread-Mill…

Le lendemain, on l’enterrait quelque part et tout était dit.

Est-ce qu’on a le temps à Reading de s’apitoyer sur ceux qui s’évadent par la mort de la prison modèle de lord Strange ?

Chaque jour, nous devions « tourner la roue » pendant vingt minutes, le matin, et une demi-heure, l’après-midi.

Le lecteur a pu se rendre compte par la courte description que j’ai faite du « moulin de discipline » de l’effet que ce supplice quotidien doit avoir sur l’organisme déjà affaibli des détenus. Les solides, les robustes résistent ; les faibles succombent.

Un de moins dit la justice…

Une victime de plus, répond l’humanité !

La justice anglaise est certes une belle institution… Je dirai même que notre code, qui n’est point tout à fait up to date, protège assez le criminel, et s’efforce d’éviter les condamnations injustes… On peut aussi affirmer qu’en Angleterre, lorsqu’un homme est condamné, il l’est presque toujours justement.

Ce qu’il y a d’horrible, dans nos institutions, c’est la répression.

Les juges condamnent un homme au « hard labour » pour vol et à la pendaison pour crime. Or, cette dernière peine est la plupart du temps moins cruelle que la première… et il vaut souvent mieux être pendu que de tourner la roue pendant cinq ans…

À l’heure où j’écris ces lignes, dans ma villa d’été de Ramsgate, face à la mer, devant un joli bureau d’acajou, je me demande si c’est bien moi, Edgar Pipe, qui suis encore là, et si je ne suis pas la réincarnation du malheureux détenu qui « pédalait » à Reading, matin et soir, en compagnie de deux cents autres camarades, sous l’œil placide du surveillant Ruggle…

Oh ! ce Ruggle !… je le revois encore et je ne puis songer à lui sans un mouvement de colère. C’était un être impitoyable qui n’avait jamais dû s’émouvoir de sa vie.

Il me rappelle ces froids inquisiteurs qui regardaient torturer les gens avec une impassibilité de statue.

Nous l’avions surnommé « Jack Ketch » et nous le haïssions tous, de ce qui nous restait de cœur et d’âme.

J’avais eu, un jour, affaire à lui. Je me sentais malade et craignais de m’évanouir en tournant la roue. Eh bien, le misérable me força à me lever et, comme je lui faisais remarquer que je n’aurais certainement pas la force de faire marcher mes jambes, il répondit, avec un affreux ricanement :

— Tant pis, alors, vous serez broyé… des individus de votre espèce, il y en a trop ici.

Je ne sais à quelle espèce appartenaient mes codétenus, mais je ne crois pas me vanter en soutenant que je valais mieux que la plupart d’entre eux, qui étaient tous des chevaux de retour, et appartenaient à cette basse pègre que les Londoniens désignent avec mépris sous le nom de « Black Rascals ».

Ce jour-là, je faillis bien me faire broyer les tibias, mais la Providence veillait sans doute sur moi, car j’eus la force d’accomplir jusqu’au bout ma pénible tâche.

Je ne cherche pas à me faire plaindre, loin de là, et que le lecteur ne s’imagine point que je dose à dessein mes effets, dans le but de l’émouvoir sur ma triste personne, mais puisque j’écris mes mémoires, j’estime que je dois tout dire.

Avouez qu’il ne serait pas juste tout de même que je me donnasse continuellement le vilain rôle… Il faut bien que, de temps à autre, je parle de mes souffrances… c’est même nécessaire, je dirai plus, très moral, car, en me lisant, les jeunes gens qui auraient l’intention de mal faire seront certainement retenus sur la pente fatale, par la crainte de terribles répressions.

Au bout d’un an de Tread-Mill, je n’étais plus que l’ombre de moi-même. J’étais devenu un véritable squelette, et le médecin de la prison jugea prudent de m’envoyer à l’infirmerie…

Quelle ne fut pas ma surprise en retrouvant là le jeune homme au complet neuf et aux bottines vernies dont j’avais fait, une nuit, la connaissance, sous un des comptoirs de la maison Robinson and Co.

— Eh ! quoi, lui dis-je, vous êtes ici ?

— Vous le voyez…

— Pour longtemps ?

— Deux ans.

— Seulement ?

— Vous trouvez que ce n’est pas suffisant ?… Deux ans de « hard labour » pour une paire de boucles d’oreilles, je trouve au contraire que c’est bien payé.

Et le jeune homme, profitant de ce que le gardien qui nous surveillait s’était approché de la fenêtre, me confia brièvement son aventure…

— Certes, dit-il à voix basse, depuis que je « travaille », j’ai bien mérité vingt ans de Tread-Mill, mais on ne m’a jamais inquiété pour les autres affaires »… Il a fallu que je me fasse prendre bêtement chez un bijoutier de Russel street, un vieux juif rusé comme un renard… Je dois vous dire que j’ai une petite amie, une ravissante « girl » qui a nom Maisie… Je l’aime à la folie, ce qui est assez naturel, et lui fais de temps à autre quelques petits cadeaux, sans bourse délier, bien entendu. Mais vous, qui êtes de la partie, vous savez comme moi que ces cadeaux-là coûtent souvent fort cher… et la preuve, c’est que je suis ici pour deux ans !… Bref, j’étais entré chez ce juif qui s’appelle Manassé, dans l’intention de choisir un cadeau pour Maisie, dont c’était la fête, le lendemain. Après m’être fait montrer des bracelets, des bagues et des pendentifs, j’arrêtai mon choix sur une superbe paire de boucles d’oreilles et, profitant d’un moment où le marchand avait le dos tourné, je la mis vivement dans ma poche. Par malheur, le vieux grigou avait aperçu mon geste dans une glace. Il ne dit rien, mais m’enferma dans sa boutique et alla chercher un policeman.

— Vous n’avez pas eu l’idée de vous débarrasser des boucles d’oreilles ?

— Non… car cela a été si vite fait que je n’y ai vu que du « bleu ». D’ailleurs, je croyais toujours le père Manassé derrière moi, dans une petite pièce attenant à la boutique… J’ai donc été pris, en flagrant délit… jugé, condamné… et voilà…

— Le châtiment est dur, en vérité !…

— Oui, mais jusqu’à présent je suis parvenu à couper au Tread-Mill.

— Ah ! et comment cela ?

— En entretenant une plaie que j’ai à la jambe…

— Et vous restez couché toute la journée ?

— Non… Dans l’après-midi, on m’emploie à la cordonnerie…

— Ah !… et vous ressemelez les chaussures ?

— Non… je mets des pièces invisibles… c’est ma spécialité… Je travaille même pour les surveillants…

— De sorte que vous tirerez vos deux années de « hard labour » sans avoir tâté du moulin ?

— Je l’espère… mais, je crains bien qu’on ne me fasse redoubler…

— Ah !

— Oui… il en est déjà question…

Il y eut un long silence… Le gardien s’était rapproché. Nous prîmes tous deux des poses alanguies et quand il se fut éloigné de nouveau, je dis à mon « camarade » :

— Il est presque certain que l’on vous fera faire ce qu’ils appellent du « rabiot »… le mieux, voyez-vous, serait de vous évader.

— Vous en parlez à votre aise, vous !… Si vous croyez que c’est facile…

— Et si je vous en donnais les moyens ?

— Vous ?

— Oui, moi…

— Je vous bénirais jusqu’à la fin de mes jours… mais c’est sérieux, ce que vous dites ?

— Tout ce qu’il y a de plus sérieux.

— Oh !… expliquez-moi cela !

— Plus tard… Pour le moment, il faut que vous me rendiez un service…

— Si je le puis, je ne demande pas mieux… De quoi s’agit-il ?

J’hésitai un instant, puis me rapprochant du lit de mon compagnon :

— Allez-vous tous les jours à la cordonnerie ?

— Oui, dans l’après-midi…

— Bien… écoutez attentivement ce que je vais vous dire…

— J’écoute…

— Pourriez-vous retrouver une paire de bottines qui portent sous chaque semelle le numéro 33 et me les apporter ici ?

— Oh ! oh !… ce que vous me demandez là est bien difficile… enfin, j’essaierai… Vous tenez beaucoup à rentrer en possession de ces chaussures ?

— Oui… car c’est grâce à elles que nous pourrons nous évader…

— Pas possible ?

— Je vous l’affirme.

— Je vous promets d’essayer… mais deux bottines,

— c’est difficile à dissimuler… Peut-être pourrai-je en apporter une d’abord…

— Dans ce cas, apportez le pied droit…

— Entendu…

  1. Moulin à pédales… Moulin à pédales… Gare là !
  2. Attention !… En avant !…