Mémoires d’un cambrioleur retiré des affaires/Partie 2/Chapitre III

Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 237-244).

III

horrible vision

Je regrettai, quelques instants après, ce que je venais de dire, mais, tant pis ! le sort en était jeté…

D’ailleurs, qu’avais-je à craindre ?… De deux choses l’une : ou mon codétenu parviendrait à s’emparer de mes bottines, ou cela lui serait impossible… Il n’aurait certainement pas l’idée de regarder dans le « talon droit »… Il n’y avait qu’une chose à craindre : c’était qu’il ne se fît pincer, mais il saurait probablement déjouer la surveillance des gardiens. Une fois en possession de ma précieuse chaussure, je retirerais du talon le diamant qui s’y trouvait caché et le dissimulerais habilement dans quelque coin de ma cellule…

Quant au projet d’évasion, j’y songerais ensuite, mais rien n’était moins sûr que sa réussite.

Ma foi, tant pis !… le principal était, pour l’instant, de rentrer en possession de mon diamant !

Ah ! avec quelle joie je le palperais de nouveau !… Avec quel bonheur je le regarderais, la nuit, dans ma cellule, à la lueur de la petite ampoule placée près de mon lit !… Cette fois, j’en étais sûr, personne ne viendrait me le prendre, car je lui trouverais une petite cachette bien close, une petite niche invisible…

Il me semblait que je supporterais tout sans me plaindre, que je « pédalerais » même avec une joie féroce, si je pouvais retrouver mon Régent…

Ce serait certes la première fois que l’on verrait un « détenu millionnaire » faire tourner la roue de Reading…

Oui, mais voilà !… si toute évasion était impossible, aurais-je la force de supporter quatre ans encore les tortures du « hard labour » ?

Chaque jour, j’encourageais mon codétenu, qui s’appelait Crafty, en faisant allusion à notre fuite prochaine… Je lui tenais, comme on dit, la dragée devant les lèvres et il était prêt à tout tenter pour s’emparer de mes chaussures. Malheureusement, le temps passait, je voyais arriver le moment où on me renverrait en cellule et les recherches de Crafty n’avaient encore donné aucun résultat.

Enfin, l’avant-veille du jour où l’infirmier-chef allait signer mon exeat, Crafty me dit, le soir, à son retour des ateliers :

— Je sais enfin où sont vos bottines, mais il m’est impossible de m’en emparer… car on les a enfermées à clef dans un casier à claire-voie…

— Forcez la serrure…

— Vous n’y pensez pas… D’ailleurs, c’est une serrure énorme… il faudrait un merlin pour en venir à bout…

— Alors, fis-je d’un air désappointé, vous êtes encore ici pour deux ans et moi pour quatre… Vous ne tenez donc pas à revoir votre Maisie ?

— Si j’y tiens !… pouvez-vous me demander cela… mais j’en meurs d’envie, j’en deviens fou…

— Alors, de l’audace… et de la ruse… Ah ! si je pouvais m’introduire dans les ateliers, je vous assure que j’arriverais bien à forcer cette maudite serrure…

— Non… vous n’y arriveriez pas, je vous l’affirme.

— Alors… j’essaierais d’un autre moyen.

— Je voudrais bien vous y voir…

— Où se trouvent les ateliers de cordonnerie ?

— Comment ? vous ne savez pas ? Ils sont juste au-dessous de nous…

La conversation en resta là.

Deux jours après, j’étais de nouveau en cellule et j’avais une fois encore perdu confiance.

Crafty, malgré toute l’audace qu’il avait pu déployer, n’avait abouti à rien…

Avant que nous nous quittions, il m’avait serré la main d’un air désolé, puis m’avait dit :

— J’ai fait tout ce que j’ai pu… j’essayerai encore… mais si je m’emparais des bottines, que devrais-je en faire ?

Je n’avais pas eu le temps de répondre à cette question, car déjà un gardien m’entraînait.

Rentré dans mon box, je fis plutôt de tristes réflexions. Quelle imprudence j’avais commise en chargeant Crafty d’une mission qu’il ne pouvait véritablement point mener à bien. Maintenant, il était capable de commettre quelque « gaffe », de vouloir quand même s’emparer des bottines, dans l’espoir d’y trouver quelqu’un de ces menus outils qui servent aux détenus à scier les barreaux de leur cellule…

Et puis, je ne le connaissais pas plus que cela, ce Crafty… N’était-ce pas un de ces individus que les gardiens placent auprès des autres détenus, dans le but de provoquer leurs confidences ? S’il allait parler ?

Cette histoire de bottines paraîtrait assez bizarre… On rechercherait les chaussures numéro 33, et on en examinerait semelles et talons, afin de s’assurer qu’elles ne recélaient rien de suspect… Cette minutieuse inspection amènerait certainement les gardiens à découvrir le diamant et non seulement je me trouverais privé d’une fortune sur laquelle je comptais pour « m’établir honnête homme », mais je serais sous le coup de nouvelles poursuites… et il était possible que cette autre affaire me valût encore quelques années de prison…

Il est vrai que ces années-là seraient plus douces, puisque je les passerais en France où les prisons, au dire des criminalistes anglais, sont plutôt des « sanatoria » que des geôles de punition…

Ces réflexions que je ressassais chaque jour eurent pour résultat de me décourager tout à fait… Je tombai dans le marasme, et il m’arrivait souvent de ne plus pouvoir marcher… J’avais les jambes comme paralysées et elles ne retrouvaient leur vigueur que lorsque j’étais obligé de les appuyer sur les « aubes » du Tread-Mill. Bientôt, je n’eus même plus la force de penser. Je devenais stupide et demeurais plusieurs heures à la même place, sans faire un mouvement, les yeux fixés sur une fissure du plafond ou une lame du parquet. Je m’étais amusé, au début de mon incarcération, à marquer sur la muraille, avec la pointe d’une épingle, les jours que j’aurais à passer dans la geôle de Reading… Cela faisait 1 825 jours… mais j’avais fini par m’embrouiller au milieu de cette multitude de signes gravés sur la pierre et avais abandonné le petit travail qui consistait, chaque soir, à biffer un chiffre.

C’était maintenant l’indifférence la plus complète de ma part… Je vivais comme un animal… comme une brute. Je n’avais même plus la notion du temps… Les heures sonnaient, mais je ne les entendais pas.

Je me demandais parfois, quand une lueur de lucidité traversait ma pauvre cervelle, si je vivais encore, si tout ce que je voyais autour de moi était bien réel, et si, parti pour un autre monde, je ne poursuivais pas un mauvais rêve commencé sur la terre.

Cet état d’hébétude, cette asthénie » persistante avaient cependant une heureuse influence sur mon état général, car elles me maintenaient dans une sorte de somnolence qui apaisait mes nerfs… J’ai reconnu d’ailleurs que, si j’étais resté à Reading l’homme que j’étais lorsque j’y entrai, je n’aurais pu supporter plus de deux mois la vie terrible qui m’était faite.

L’individu s’habitue à tout.

Prenez un élégant de Londres, emmenez-le dans le bouge le plus sordide et dites-lui : « Tu vivras ici, pendant deux ans ». Il vous répondra immédiatement : « Vivre ici deux ans ?… Jamais… j’aimerais mieux me tuer ! » Supposez qu’on le laisse croupir dans ce bouge, il ne se tuera pas et s’accoutumera même peu à peu à cette ambiance de pourriture et de misère.

S’il en était autrement, les hôtes de la geôle de Reading pourraient-ils résister cinq ans… et même dix ans, à leur terrible claustration ?

Je recevais parfois, comme les autres détenus, la visite de l’aumônier, le révérend Mac Laughan, mais tout ce qu’il me disait, au lieu de me réconforter, me plongeait dans une tristesse profonde. Sa voix monotone, ses gestes pleins d’onction, ses révérences, sa façon même de lever l’index vers le plafond, en prononçant le nom du Très Haut, finissaient par m’horripiler, et j’attendais avec impatience le moment où il regagnerait la porte.

On voit à quel point d’affaiblissement j’étais arrivé… J’eusse préféré quelques ronds de saucisson et un verre de stout à tous les conseils spirituels du brave homme.

Il remarqua sans doute le peu d’attention que je prêtais à ses discours, car il ne revint plus et je m’aperçus qu’à partir du jour où il cessa ses visites, les gardiens se montrèrent immédiatement plus sévères et plus injustes. Sans doute leur avait-il confié que j’étais un individu de la plus basse espèce, un de ces criminels endurcis que la religion. elle-même est impuissante à relever.

Je fus dès lors classé dans la catégorie des « sauvages » et traité comme un vulgaire Botocudo.

Un jour, je m’en souviens, le directeur de la prison vint me voir dans ma cellule.

C’était un gentleman en jaquette noire et gilet blanc, très haut sur jambes et affligé d’un tic ridicule de la face.

— Numéro 33, me dit-il, en clignant de l’œil et en ramenant sa bouche vers son oreille… vous êtes, paraît-il, un incorrigible…

Son œil reprit sa place normale, mais sa bouche fut agitée d’un petit mouvement de gauche à droite qui me fit pouffer de rire.

Il me regarda sévèrement, cligna de l’œil encore une fois et s’en alla furieux, en disant :

— Numéro 33…, vous êtes un cynique personnage et… vous finirez mal… je vous le prédis…

Good bye ! lui criai-je, en continuant de rire aux éclats…

Je ne devais certainement pas jouir de toute ma raison, car autrement, j’eusse reçu avec plus de courtoisie ce pauvre homme qui remplissait, somme toute, une pénible mission…

Le soir, je me vis réduit au quart de portion, et cette privation de nourriture dura huit jours.

Le directeur s’était vengé.

N’eût-il pas été plus sage de me faire examiner par un médecin ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je devenais sale et n’avais même plus le courage de me débarbouiller, ce qui est un signe certain de déchéance physique… J’encourus deux ou trois punitions pour ma mauvaise tenue et un jour c’était en hiver deux gardiens m’entraînèrent dans la cour, à demi nu, et me frictionnèrent pendant un quart d’heure avec une brosse de chiendent, ce qui amusa beaucoup les autres geôliers qui formaient le cercle autour de moi…

Je contractai une fluxion de poitrine et fus, pendant plusieurs jours, entre la vie et la mort. J’aurais pu essayer de faire punir les deux brutes, mais j’étais si heureux d’être exempt de Tread-Mill, que je ne dis rien… D’ailleurs, à quoi cela eût-il servi de porter plainte ? À Reading, les détenus ont toujours tort ! Est-ce que les procédés dont on use envers les condamnés dans cette prison modèle ne sont pas tous empreints de la plus grande bienveillance et de la plus large humanité ?

Ceux qui en douteraient n’auraient, pour s’en convaincre, qu’à consulter la grande affiche apposée dans le couloir du lavabo et qui est signée et approuvée par trois des plus grands philanthropes d’Angleterre.

Je ne connais pas ces trois gentlemen, mais je ne serais pas étonné qu’ils eussent fait installer chez eux un Tread-Mill à côté d’une pelouse de tennis, pour développer leurs muscles, ainsi que ceux de leurs enfants et de leurs épouses.

Et même, je ne désespère pas de voir un jour ces grands philanthropes préconiser, par raison d’hygiène, le Tread-Mill à domicile.

Ma fluxion de poitrine me fut très « salutaire », car elle me permit de me reposer un bon mois dans un lit beaucoup plus moelleux que celui de ma cellule. Je lus beaucoup, pendant ce mois-là, et mon cerveau qui était presque vide recommença à se meubler un peu. L’aumônier qui s’était décidé à revenir me voir me trouva dans de meilleures dispositions d’esprit, et attribua ce brusque changement à la lecture des livres saints.

À dater de ce jour, il multiplia ses visites et fut tellement touché de mon attitude pieuse et recueillie qu’il me prit sous sa protection et promit de faire abréger ma peine.

— Combien avez-vous encore de temps à faire ? me demanda-t-il un jour.

— Je l’ignore, répondis-je.

— Est-ce possible ?

— Hélas ! c’est la vérité…

Cette étonnante amnésie parut le troubler.

— C’est bien, dit-il, je m’informerai.

Le lendemain, il m’apprenait que j’avais déjà tiré quatre cents jours et qu’il m’en restait encore quatorze cent vingt-cinq à faire…

Et il ajouta :

— L’année prochaine, à l’occasion des fêtes du « New-Year’s Day », Sa Majesté le Roi graciera quelques condamnés… je tâcherai d’attirer sur vous sa Très Haute bienveillance…

Je remerciai comme il convenait le digne révérend, bien que je n’eusse qu’une médiocre confiance en sa promesse. La guigne me poursuivait et je ne supposais pas qu’elle dût m’abandonner, tant que je serais à Reading.

Je crois à l’influence des milieux, et suis persuadé qu’ils exercent sur notre individu une sorte « d’envoûtement » que peuvent seuls combattre les voyages et l’éloignement, car plus on reste dans un endroit où l’on n’a eu que du malheur, plus on attire autour de soi ce que j’appellerai les mauvais « fluides ».

Je sortis de l’infirmerie un lundi matin, et, quand je traversai l’étroite cour pavée qui conduisait au bâtiment où se trouvait ma cellule, je fus singulièrement impressionné par un spectacle auquel j’étais loin de m’attendre. Un détenu, encadré de deux hommes en noir, s’avançait d’un pas chancelant. Derrière lui venaient le pasteur, le directeur en redingote sombre, deux surveillants et un individu à mine sinistre qui tenait à la main une petite valise verte.

En m’apercevant, le détenu me fit un signe de tête et s’écria d’une voix vibrante :

— Adieu ! camarade !… adieu ! Priez pour moi !

Je sentis un frisson m’envahir.

— Où donc conduit-on cet homme ? demandai-je au gardien qui m’accompagnait.

— À la chambre de justice, dit-il en se découvrant.

Je me découvris aussi et demeurai cloué sur place, mon bonnet à la main.

Au fond de la cour, une petite porte s’ouvrit en grinçant et une cloche se mit à tinter.

M. John Ellis, le bourreau de Londres, venait de prendre livraison du condamné…