Mémoires d’un cambrioleur retiré des affaires/Partie 2/Chapitre I

Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 219-227).

DEUXIÈME PARTIE

I

où je quitte le monde pour me retirer à reading

Je juge inutile de rappeler ici les diverses péripéties de mon procès. Il a fait d’ailleurs assez de bruit.

Je fus condamné pour cambriolage à main armée, bien que le solicitor désigné d’office pour me défendre eût essayé de prouver que l’arme dont je m’étais servi n’était qu’un vulgaire étui de pipe, mais la déposition de miss Mellis fut accablante. Cette respectable personne soutint, avec un acharnement féroce, qu’elle avait parfaitement vu le canon d’un revolver de gros calibre braqué sur elle, et le tribunal la crut. Malgré l’éloquence un peu théâtrale de mon solicitor je me vis donc octroyer cinq ans de « hard labour » ! Par bonheur pour moi, il n’avait pas été question de l’affaire Robinson…

À la fin de l’audience, on me conduisit au « Justice box » et, le lendemain, après une foule de formalités odieuses et ridicules, j’étais transféré à la geôle de Reading.

Nombre de touristes français connaissent Reading, cette charmante localité des environs de Londres, située entre Maidenhead et Basingstoke, dans un site agréable, presque au bord de la Tamise.

C’est là que l’été, les « clerks » et les « shopkeepers » de Londres vont se remettre des fatigues de la semaine, avec leurs petites amies ou leurs épouses. Au temps de ma prime jeunesse, j’étais souvent venu à Reading avec mes parents, mais, à cette époque, le paysage n’était pas encore gâté par la silhouette imposante et hostile d’un pénitencier. La campagne s’étendait verdoyante, coupée, çà et là, de larges allées de sable, que bordaient de riants cottages. Il paraît que c’est lord Strange, un philanthrope de la nouvelle école, qui a eu l’idée de faire édifier une prison à Reading, parce que l’air y est très pur, et que l’on doit prendre soin de la santé des criminels. Cette fausse humanité n’est-elle pas révoltante ? Quelle influence peut avoir sur la santé des détenus un air salubre qu’ils ne respirent jamais, puisqu’ils sont continuellement confinés dans une cellule où le jour ne pénètre que par un étroit vasistas ouvrant la plupart du temps sur les cuisines, la buanderie ou l’usine servant à produire la lumière électrique ?

Toutefois, il est juste de reconnaître que les cellules de ce « home forcé » sont des mieux aménagées.

Outre l’éclairage électrique, elles comportent une table, une chaise en bambou et une crédence où voisinent, avec des commentaires de la Bible, quelques livres de voyage et d’histoire.

Le lit très simple, monté sur un sommier métallique, a cet aspect d’élégance sobre que donnent l’extrême propreté et le luisant du cuivre soigneusement entretenu.

C’est, en réalité, un asile confortable et je comprends très bien maintenant que de pauvres diables préfèrent cette hospitalité à l’abri précaire des garnis borgnes ou des logis de rencontre. Cependant, ce luxe « pénitentiaire » a quelque chose d’ironique. Il semble dire aux malheureux qui viennent échouer dans la geôle de Reading : « Voyez comme on est bien ici… » Mais une trappe aux ferrures énormes, qui se dessine sur le parquet, ne tarde pas à refroidir l’enthousiasme des détenus et à leur rappeler les anciens supplices imaginés par les bourreaux de la Tour de Londres…

Cette trappe, par les rainures de laquelle monte une affreuse odeur de catacombes, c’est la trappe du « Tread Mill », et l’on verra bientôt ce que signifient ces deux mots, qui évoquent à l’esprit du profane la reposante vision d’un spectacle champêtre !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dès que j’arrivai à Reading, un gardien galonné, qui semblait m’attendre, me conduisit au « Record Office » où je trouvai un gentleman imposant, lequel consigna sur un grand registre à coins de cuivre mes nom, prénoms et qualité. Il écrivait lentement, les lèvres et l’œil gauche plissés avec effort, comme s’il eût été pris soudain d’une violente colique.

— Pipe ! Edgar Pipe !… répéta-t-il plusieurs fois…

Le gardien galonné lui remit alors l’argent que l’on avait trouvé sur moi et que la loi anglaise voulait bien considérer comme « ma propriété ». J’en allais payer les intérêts à un taux assez élevé, et il me semblait juste qu’on le portât à mon actif.

— On vous rendra cette somme à votre sortie, me dit le comptable… mais le règlement vous autorise à prélever sur ce dépôt deux shillings par semaine… sur lesquels on vous retiendra six pence pour l’entretien de la chapelle…

Mon geôlier m’emmena ensuite dans un petit vestibule aux murs blanchis à la chaux, et là, me pria poliment de lui remettre mes bottines et mes bretelles… Je lui tendis mes bretelles, sans hésiter, mais quand il s’agit de lui donner mes bottines, j’eus un petit tremblement dont on devine la cause…

Je m’exécutai cependant :

— Voici, fis-je, d’une voix émue, en lui présentant mes chaussures… ces chaussures précieuses dont l’une contenait des millions… Et, à cette minute, je sentis mes yeux se mouiller…

Ainsi, c’était fait de mon avenir… le beau rêve que j’avais caressé s’envolait pour toujours !…

Le gardien prit les bottines et avec de la craie inscrivit à la hâte sur les deux semelles le chiffre 33. C’était mon matricule !… Maintenant Edgar Pipe n’existait plus… il serait, pendant cinq ans, rayé du nombre des humains… Il n’était plus qu’un numéro !

— On vous les rendra, quand vous sortirez…

— Vraiment ? fis-je incrédule.

— Mais bien sûr… les effets des détenus demeurent leur propriété… Bien plus… comme ces bottines sont usées, on vous les ressemelera dans les ateliers… à vos frais, bien entendu…

Je ressentis un choc au cœur… et l’espoir que j’avais eu, un moment, fit place à un accablement profond…

J’essayai, néanmoins, de soutenir que mes bottines étaient encore en très bon état et qu’il était inutile de les réparer.

L’homme les examina, puis répondit, avec un hochement de tête :

— L’administration jugera… moi, ça ne me regarde pas…

Et jetant les chaussures dans un coin, il ouvrit une petite porte et me poussa devant lui. Nous suivîmes un long couloir, montâmes un petit escalier en colimaçon et arrivâmes devant une grille à travers les barreaux de laquelle on apercevait un petit homme chauve qui empilait sur un large comptoir des paquets numérotés…

— Eh ! père Bowspritt, cria mon geôlier, un complet pour ce gentleman, s’il vous plaît !

Le petit homme chauve leva la tête, me toisa un instant, puis articula d’une voix aigre :

— Taille numéro 2, carrure moyenne… J’ai justement là quelque chose qui fera l’affaire…

Et il ajouta, en riant :

— C’est presque neuf… car celui qui l’a porté ne l’a pas gardé longtemps… Certes, il eût sans doute préféré l’user, mais M. John en a jugé autrement… Voici le complet… je n’ai plus qu’à coudre le matricule. Si je ne me trompe, c’est le numéro 33…

— C’est bien cela, dit le gardien.

Le petit homme, sans se presser, enfila une aiguille, chercha pendant un instant dans un tiroir, puis fixa au vêtement qui allait devenir le mien une étiquette de toile. Cela fait, il prit dans une armoire une calotte de drap qui ressemblait au polo des Horse guards et passa le paquet à travers la grille.

— Déshabillez-vous, me dit le gardien.

J’obéis, et troquai l’élégant costume que je devais à la générosité de MM. Robinson and Co contre l’affreuse houppelande des détenus, une sorte de « combinaison » de toile grise parsemée d’as de trèfle[1].

J’étais maintenant métamorphosé en clown, et je suis sûr que j’eusse obtenu un joli succès en figurant, sous cet accoutrement, dans une pantomime de l’Olympia.

Je fus ensuite conduit chez le « hair dresser » qui me rasa le visage et la tête à la tondeuse, puis, après avoir assisté à un office que marmotta exprès pour moi l’aumônier de la prison (coût : un shilling six pence), je fus « incarcerated » dans la cellule 33 qui devait, pendant cinq années, abriter feu Edgar Pipe !

Seul… j’étais seul !…

À partir du moment où j’avais franchi le seuil de ma geôle, je demeurerais séparé du monde… Le seul être que j’apercevrais et encore à travers un judas serait un gardien indifférent et maussade. Je devrais souffrir en silence, ronger mon frein dans l’isolement le plus complet, oublier jusqu’à la voix humaine… Les printemps succéderaient aux hivers, les automnes aux étés, et je serais toujours là, entre ces quatre murs, pendant qu’au dehors, sur les jolies pelouses de Reading, les bourgeois de Londres, ivres de soleil et le cœur en fête, célébreraient joyeusement les jours de repos avec leurs familles ou leurs maîtresses…

Je me jetai sur mon lit et pleurai comme un enfant…

En adoptant la dangereuse profession de cambrioleur, je savais certes à quoi je m’exposais… Je n’ignorais pas qu’un jour ou l’autre la société me contraindrait à une villégiature forcée dans quelque geôle du Royaume-Uni, mais je ne m’étais jamais imaginé que la claustration fût une chose aussi pénible.

D’abord, je fus en proie à une sorte d’anéantissement, de stupeur, puis une rage folle s’empara de moi et je me demandai un moment si je n’allais pas me briser la tête contre la muraille.

À la nuit tombante, je retrouvai cependant un peu de calme et fis honneur au maigre repas qu’on me passa par un guichet.

Je me déshabillai dès que retentit la cloche du coucher et me glissai sous ma couverture, mais il me fut impossible de fermer l’œil.

Quand neuf heures sonnèrent à l’horloge de Reading Gaol qui possède, par parenthèse, un carillon des plus sonores, je me levai, en proie à une impatience fébrile et me mis à arpenter, pieds nus, ma cellule. Je montai ensuite sur une chaise et cherchai à jeter un coup d’œil par la fenêtre. Au prix de difficultés inouïes, je parvins à me hisser jusqu’à l’entablement et y demeurai suspendu.

Des ombres passaient et repassaient dans une grande cour à demi obscure ; c’étaient probablement des gardiens qui allaient prendre leur service de nuit.

De temps à autre j’entendais de longs appels, un grand bruit de verrous et, par-dessus tout cela, le ronflement sourd et régulier de la machine à vapeur qui distribue l’électricité dans la prison.

Enfin, vers dix heures, les couloirs et les fenêtres des cellules furent moins lumineux et un silence relatif remplaça le vacarme de tout à l’heure.

Je me recouchai. Mille idées plus confuses les unes que les autres se heurtaient dans mon cerveau, et parmi elles, il en était une qui m’obsédait, me revenait continuellement à l’esprit : « Si je m’évadais ? »

La chose ne me semblait pas impossible, en somme. Ma cellule était au rez-de-chaussée, et j’avais remarqué que les barreaux de la fenêtre étaient très espacés… l’un d’eux n’avait même pas l’air bien solide…

Pendant quelques instants, j’élaborai tout un programme d’évasion, que le raisonnement me fit bientôt repousser.

M’enfuir ? Est-ce que je le pouvais ?

Et mon diamant ?…

Bien que je ne fusse pas certain de le retrouver à l’expiration de ma peine, rien ne m’autorisait non plus à supposer qu’on le découvrirait… Mes bottines n’avaient nullement besoin d’être ressemelées et il se pouvait très bien qu’on les laissât telles qu’elles étaient. De plus, si les semelles étaient un peu usées, les talons n’étaient même pas tournés… Il faudrait vraiment que les cordonniers de la prison manquassent de travail pour entreprendre une réparation qui n’avait rien d’urgent… J’avais peut-être tort de m’alarmer ainsi… et puis… et puis…

Le sommeil finit par me terrasser, mais il fut hanté d’affreux cauchemars… Je voyais Édith, au bras d’Allan Dickson… Tous deux me regardaient en riant et me prodiguaient les plus basses injures ; ensuite, c’était l’horrible visage de Manzana qui m’apparaissait… Le gredin avait en main une de mes bottines et je le voyais qui, avec un tournevis, s’apprêtait à enlever la petite rondelle de cuir qui cachait le diamant. Il clignait de l’œil d’un air narquois et chantonnait une romance ridicule que j’avais entendue autrefois, à Londres, dans un music-hall… Puis, Édith revenait, appuyée cette fois sur l’épaule de Manzana. Elle avait mis le diamant dans ses cheveux et j’étais ébloui par les feux qu’il jetait… La figure de ma maîtresse était rayonnante et, parfois, après un bruyant éclat de rire, elle attirait vers elle l’ignoble Manzana, et le baisait sur les lèvres.

Je dus, à cette minute, me lever d’un bond et pousser des cris épouvantables, car le guichet de ma geôle s’ouvrit avec un bruit sec, et je vis l’œil sévère d’un gardien qui me regardait fixement…

Je me laissai retomber sur mon lit et m’assoupis de nouveau, mais pour être aussitôt repris par une affreuse vision… Mr John Ellis, le bourreau de Londres, tressait délicatement une énorme corde de chanvre et me la montrait de temps à autre, en faisant le geste de se la passer autour du cou…

Le lendemain, quand sonna la cloche du réveil, j’étais brisé, moulu, anéanti. Je me levai cependant, et endossai mon horrible livrée. Comme je l’avais mise à l’envers, je la retirai pour la retourner, et une petite étiquette que je n’avais pas remarquée la veille frappa mes regards. Sur cette étiquette, je lus un nom qui me fit frissonner : « Calcraft !… »

Le précédent propriétaire de ma houppelande avait lui-même écrit son nom sur l’étroite bande de toile, et ce nom était celui d’un dangereux malfaiteur pendu récemment à Reading.

Les journaux avaient longuement parlé de cette exécution qui avait été très mouvementée, car Calcraft, qui tenait à la vie, s’était débattu avec fureur entre les mains du bourreau…

Je comprenais maintenant pourquoi le petit homme chauve avait tenu à faire remarquer que ce vêtement avait été « très peu porté », et je me souvenais de la plaisanterie macabre qu’il avait lancée en faisant allusion à M. John…

Ainsi, je portais la défroque d’un condamné à mort !

On avouera que c’était jouer de malheur… et que je ne pouvais vraiment pas conserver cette « tunique de Nessus » qui me brûlait le corps. On a beau ne pas être superstitieux, il y a quand même des coïncidences fâcheuses bien faites pour jeter le trouble dans le cerveau le mieux équilibré.

Je me mis à cogner à la porte de ma cellule, fis un vacarme de tous les diables et exigeai que l’on me donnât un autre vêtement… On finit par y consentir, mais cela prit plus de deux heures. Il fallut qu’on en référât au gardien-chef, que celui-ci allât trouver le surveillant général, lequel exposa l’affaire au directeur, et enfin, après une longue suite de pourparlers, on m’apporta un « complet neuf ».

Le scandale que j’avais provoqué dans la prison me fit considérer comme un détenu « rebellious » et je fus, à partir de ce moment, regardé d’un mauvais œil par mes gardiens…

Hélas tout cela était de peu d’importance, en comparaison de ce qui allait m’arriver…

Pendant huit jours, je mangeai, comme on dit, mon pain blanc…

L’heure du supplice allait bientôt sonner !

  1. C’est l’uniforme des prisonniers anglais.