Mémoires d’un cambrioleur retiré des affaires/Partie 1/Chapitre XXIV

Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 212-218).

XXIV

un mauvais rêve

Le taxi venait de quitter Marylebone Road et s’engageait dans Albany street, quand je crus remarquer qu’une auto rouge nous suivait. C’était peut-être une idée, mais, pour en avoir le cœur net, je commandai à mon chauffeur de tourner brusquement à droite, ce qu’il fit à la première rue qui se présenta.

L’auto rouge tourna également et je ne tardai pas à la revoir, à cent mètres environ derrière moi.

— Activez… activez !… dis-je au chauffeur… il y a deux livres pour vous si vous semez la voiture qui nous suit.

L’homme mit toute l’avance à l’allumage, mais je voyais bien que l’auto rouge gagnait sur nous.

Il y avait dans mon taxi, dissimulées dans un petit coffre, trois bouteilles que le cabman avait mises en réserve. Je les pris les unes après les autres et les lançai par la portière de façon qu’elles tombassent presque au milieu de la rue. Elles se brisèrent avec fracas, semant sur le sol de gros éclats de verre…

L’un d’eux fut fatal à l’auto rouge.

Bientôt, je la vis qui ralentissait, puis s’arrêtait.

— Ça y est ! s’écria mon chauffeur… ça y est !… Ils ont crevé !

— Marchez… marchez toujours !

J’avais décidément plaqué ceux qui me suivaient, car, le doute n’était pas possible, on s’était mis à ma poursuite.

Probablement qu’un détective m’avait pris en filature à la sortie des magasins Robinson, et cela, sur les indications de l’inspecteur à cravate blanche qui avait tenu à faire montre de zèle. En tout cas, le détective en était pour ses frais. Ce gentleman ne ferait jamais ma connaissance.

Arrivé à East Finchley, je réglai mon chauffeur et lui donnai un royal pourboire. Quand il eut disparu, je me dirigeai rapidement vers la gare du métro, pris le train pour une destination quelconque, roulai pendant trois quarts d’heure, changeai de ligne deux ou trois fois, puis, finalement, m’arrêtai à Kensington.

Là, j’entrai dans un grill-room, ingurgitai un beefsteak arrosé d’une pinte d’ale, puis je me mis en quête d’un hôtel.

Élégant comme je l’étais, depuis ma visite aux magasins Robinson, je ne pouvais loger dans un bouge, aussi fus-je obligé de prendre une chambre au Victoria Palace.

Allan Dickson et Bill Sharper n’auraient certes pas l’idée de venir me chercher là !

Je n’y séjournerais pas longtemps d’ailleurs, car mon intention était de quitter Londres le plus tôt possible. J’avais pensé tout d’abord à me rendre en Hollande, mais pouvais-je risquer ce voyage, maintenant que Manzana, Bill Sharper, Allan Dickson et Édith allaient être ligués contre moi. Ma maîtresse, en apprenant quel genre d’individu j’étais, n’hésiterait point, pour s’innocenter et prouver qu’elle ignorait mes louches trafics, à raconter l’histoire de l’oncle Chaff. Manzana, de son côté, parlerait du lapidaire d’Amsterdam, et Allan Dickson, qui n’était pas un imbécile, comprendrait sans peine pourquoi je tenais tant à passer en Hollande.

Ah ! je n’étais pas encore près de le vendre, mon diamant !

Éreinté, fourbu, n’en pouvant plus, je me couchai, après avoir vérifié la petite cachette où reposait le Régent. Comme une vis du talon de ma bottine s’était un peu desserrée, je la fixai avec la pointe de mon canif.

Un quart d’heure après, je dormais comme un bienheureux.

Quand je me réveillai, il faisait grand jour. Un rayon de soleil, semblable à une longue flèche d’or, se jouait sur mon lit… et ce rayon de soleil si rare à Londres, surtout en hiver, me parut d’heureux augure. Il symbolisait pour moi l’espérance et la réussite, il semblait me dire : « Ta vie jusqu’alors si triste va enfin s’éclairer pour toujours ».

Je me levai, procédai avec soin à ma toilette, puis sonnai pour me faire monter à déjeuner.

Le garçon qui répondit à mon appel avait l’air tout drôle… Il me regardait comme si j’eusse été une bête curieuse.

— Eh bien, lui dis-je… avez-vous entendu ?

Il ne répondit pas.

Quelques instants après, il revenait avec un plateau sur lequel il y avait deux tasses et des toasts.

Cette fois encore il me regarda de façon bizarre.

— Vous croyez me reconnaître, sans doute ? lui dis-je d’un ton sec.

Il s’inclina et sortit.

« C’est un fou », pensai-je… Et, sans plus me soucier de lui, je m’attablai et me versai du thé.

Tout en croquant mes rôties, je regardais ma jaquette et ma pelisse que j’avais étalées sur le dossier d’un fauteuil. J’avais eu décidément la main heureuse en choisissant ces habits. Le complet était d’une couleur discrète, agréable à l’œil. Quant à la pelisse, c’était une vraie pelisse de millionnaire. Au lieu d’être doublée en loutre d’Hudson (c’est-à-dire en rat d’Amérique), elle l’était en vraie loutre et devait valoir au moins dans les cinq à six mille francs. Il ne me manquait plus qu’un peu de linge, et j’eus un moment l’idée d’aller visiter, durant la nuit, quelques-uns des rayons de la maison Robinson, mais je renonçai à ce projet. Puisque j’avais de l’argent en poche, à quoi bon risquer une expédition semblable qui pouvait très mal finir ? Maintenant que j’étais délivré de mes ennemis, il s’agissait de manœuvrer avec prudence jusqu’à ce que j’eusse mis entre eux et moi plusieurs centaines de kilomètres.

J’en étais là de mes réflexions, quand il me sembla entendre dans la chambre voisine de la mienne un bruit étouffé. Je prêtai l’oreille et perçus une sorte de bredouillement confus ; par instants, une porte s’ouvrait sur le palier ; des gens allaient et venaient dans le couloir, d’un pas rapide et feutré. Je pensai tout d’abord qu’il y avait un malade dans l’hôtel, mais bientôt des rires étouffés se firent entendre.

Une porte condamnée se trouvait à gauche de la table devant laquelle j’étais assis, et je crus remarquer que, de temps à autre, une ombre venait intercepter le petit filet de lumière qui passait par la serrure.

J’étais très inquiet. Quand on a, comme moi, la conscience un peu chargée, on se tient continuellement sur ses gardes.

J’allais sonner pour demander ma note, quand on frappa à la porte.

C’était le garçon.

— Monsieur, me dit-il avec une politesse que l’on sentait de commande, il y a quelqu’un qui voudrait vous parler.

— À moi ?

— Oui, monsieur.

— Je n’attends personne… il y a certainement une erreur… que celui qui veut me voir fasse passer sa carte.

— La voici, monsieur, le visiteur m’a justement prié de vous la remettre.

Et en disant ces mots, il me tendait un petit carré de bristol que je pris d’un geste brusque et sur lequel je lus avec effarement : Allan Dickson, détective.

Ce fut, on peut le dire, un terrible coup de foudre que je supportai assez vaillamment.

Je passai ma jaquette, rectifiai le nœud de ma cravate, puis dis au garçon qui attendait toujours, balançant son plateau, d’un air stupide :

— Faites entrer ce gentleman !

Allan Dickson parut. Il était d’une élégance impeccable et j’admirai la belle assurance avec laquelle il pénétrait dans ma chambre. Au lieu de se jeter sur moi, et de me passer les « handcuffs » il s’assit tranquillement dans l’unique fauteuil qui garnissait la pièce, croisa sans façon ses jambes, et me dit, en enroulant autour de son index, d’un petit tournoiement rapide, le cordon de son monocle :

— Monsieur Edgar Pipe, vous êtes un habile homme… tous mes compliments !… C’est la première fois, je l’avoue, qu’un « client » me brûle ainsi la politesse…

Ce détective était vraiment un homme bien élevé… D’autres eussent dit « malfaiteur », mais lui, par un euphémisme charmant dont je lui sus gré, me qualifiait indulgemment de « client »…

J’eus une légère inclination de tête et répondis, d’un ton dégagé :

— Je crois, mon cher maître, qu’il y a entre nous un petit malentendu… et si vous le permettez… je vais, en deux mots…

— Inutile… cher monsieur… ce serait du temps perdu… Vous vous expliquerez devant le constable… lui seul a qualité pour vous entendre… moi, je dois simplement borner à vous conduire à Bow Street.

Il n’y avait qu’à se soumettre et c’est ce que je fis… J’eus bien, un moment, l’idée de sauter dans la rue par la fenêtre qui était grande ouverte, mais ma chambre se trouvait au quatrième étage et je n’eus pas le courage de tenter un pareil saut.

Je pris donc mon chapeau et ma pelisse et m’avançai vers la porte…

Allan Dickson s’était levé d’un bond et m’avait empoigné par la manche.

— Oh ! ne craignez rien, dis-je en souriant, je n’ai nullement l’intention de vous fausser compagnie… Mon unique désir est de comparaître le plus tôt possible devant la justice, afin de me laver de l’accusation qui pèse sur moi… Vous voyez que je suis un « client » raisonnable… Cependant, en raison de la docilité même dont je fais preuve, j’ose espérer que vous aurez pour moi quelque indulgence et ne refuserez pas de répondre à une question qui me brûle les lèvres… Comment avez-vous pu me découvrir ici ?…

— Oh !… c’est bien simple, Monsieur Pipe, répondit Allan Dickson… J’avais, je l’avoue, tout à fait perdu votre piste et je n’espérais même plus vous retrouver, quand j’ai reçu, à mon bureau, un coup de téléphone… C’est vous-même qui me demandiez, paraît-il… alors, je suis venu.

— Vous voulez rire, je suppose ?

— Non… pas du tout… c’est l’exacte vérité… vous m’avez appelé, sans vous en douter, peut-être. Alors, une personne obligeante qui vous a entendu a bien voulu me prévenir… Ah ! monsieur Pipe, il est parfois dangereux de rêver et surtout de parler en rêvant… On laisse ainsi échapper certaines confidences qui vous trahissent, car il y a toujours, derrière les murs, des oreilles indiscrètes… surtout dans les hôtels… Vous comprenez, maintenant ?

Hélas ! oui… Je ne comprenais que trop ! Je m’étais dénoncé moi-même…

Décidément, la fatalité me poursuivait.

J’avais cru, un instant, pouvoir remonter le courant ; mais tous mes efforts avaient été vains et j’étais, à l’heure présente, entraîné vers l’abîme !!…