Mémoires d’un cambrioleur retiré des affaires/Partie 1/Chapitre XXIII

Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 205-211).

XXIII

la maison du bon dieu

J’étais maintenant dans un couloir encombré à droite et à gauche, de caisses et de ballots symétriquement rangés et sur lesquels on avait étalé une grande bâche de toile cirée.

Je demeurai un instant immobile, craignant que mes bottines en touchant un peu trop brutalement le sol n’eussent éveillé dans ce couloir des échos inquiétants, mais rien ne bougea autour de moi.

Ceux qui me cherchaient ne tardèrent pas à passer devant la maison, et j’entendis ces mots prononcés par une grosse voix enrouée : « Il a dû filer par Wardour Street ».

À n’en pas douter, c’était la voix de Bill Sharper… Ainsi, je n’avais pas seulement à mes trousses le détective Allan Dickson… J’étais aussi poursuivi par les acolytes de Manzana. Si je parvenais à échapper à tant d’ennemis, j’aurais vraiment de la veine !

Pendant près d’un quart d’heure, je demeurai blotti contre les marchandises qui s’entassaient dans le couloir, puis, certain que l’on avait perdu ma trace, je commençai à envisager avec plus de calme la situation.

Deux solutions s’offraient à moi : ou repasser par l’imposte et revenir dans la rue, ou demeurer jusqu’au jour dans le magasin qui me servait momentanément de refuge. Je le connaissais bien ce magasin, pour y être venu souvent, lorsque j’avais besoin de quelque objet de toilette. Je savais où étaient situés tous les rayons auxquels je m’étais, maintes fois, approvisionné, sans bourse délier, bien entendu.

Après m’être orienté un instant, je finis par m’y reconnaître… J’étais dans la partie affectée à la quincaillerie. En montant un étage, j’arriverais à l’ameublement et au deuxième, je trouverais le rayon de confections pour hommes. Je venais de m’apercevoir que j’étais en pyjama et que je ne pourrais m’exhiber en cette tenue dans les rues de Londres… Mon signalement avait dû déjà être donné à tous les postes de police et il convenait que je fisse choix d’un complet plus décent.

Tout en gravissant à pas de loup un large escalier recouvert d’un tapis rouge, je me félicitais d’être justement tombé dans une maison où je pourrais réparer, à peu de frais, le désordre de ma toilette. Il y a vraiment des hasards providentiels et j’étais encore une fois servi par la chance. J’étais déjà arrivé au premier étage, quand j’entendis soudain un bruit de voix. Je me jetai à plat ventre le long d’un meuble et demeurai immobile. Deux veilleurs de nuit passèrent près de moi. Ils tenaient chacun une petite lampe électrique qui mettait sur le parquet un long cône lumineux. Quand ils eurent disparu, je continuai mon ascension et arrivai enfin au rayon de confections pour hommes… Là, s’ouvraient, à droite et à gauche, de petits couloirs où j’apercevais à la lueur d’une ampoule électrique en verre dépoli des rangées d’habits suspendus à une longue tringle. Çà et là, un mannequin sinistre dans son immobilité se dressait à l’extrémité d’une travée, pareil à un malfaiteur méditant un mauvais coup. Je faillis en renverser un qui gémit lamentablement sur son socle. En le remettant d’aplomb, je constatai qu’il avait absolument la même taille et la même carrure que moi. Je le pris à bras-le-corps, l’étendis doucement sur le parquet et commençai de le déshabiller, mais chaque fois que je le remuais un peu fort, il faisait entendre un petit grincement qui ressemblait à une plainte… Je lui enlevai sans difficulté sa jaquette et son gilet, mais je mis au moins un quart d’heure à lui retirer son pantalon.

Par bonheur, le rayon était très mal gardé ce soir-là, de sorte que je ne fus point dérangé pendant cette opération. Lorsque j’eus complètement déshabillé le mannequin, je le repoussai sans bruit sous un comptoir et revêtis les habits que je lui avais volés. Ils m’allaient dans la perfection. Je glissai dans une des poches de ma jaquette le portefeuille qui contenait les bank-notes de miss Mellis et que j’avais eu, comme on sait, la précaution de dissimuler entre ma chemise et ma peau, fis passer de mon ancien gilet dans le neuf les livres et les shillings que j’avais répartis dans les deux goussets de côté, puis je me mis en quête d’un pardessus.

Ici, je me le rappelle, se place un incident qui faillit m’être fatal. Un gardien que je n’avais pas entendu venir, se montra tout à coup. Il arrivait droit vers moi et il m’était impossible de l’éviter. Fort heureusement, je ne perdis pas mon sang-froid. Je demeurai immobile, les bras raides, les deux talons réunis, la tête légèrement inclinée à droite et le veilleur me prenant pour un mannequin, passa près de moi sans s’arrêter. L’alerte avait été vive et j’eus quelques secondes de terrible émotion. Je redoublai de prudence et atteignis enfin le rayon des pardessus. J’en avais déjà essayé plusieurs, quand je tombai sur une magnifique pelisse qui m’allait comme un gant. Je pensai qu’une fourrure me serait plus utile qu’un overcoat de drap, aussi gardai-je la pelisse sans hésiter. Autant que j’en pouvais juger, elle devait être doublée de loutre et l’étoffe qui la recouvrait était soyeuse et douce au toucher. Il ne me manquait plus qu’un chapeau, mais je mis bien une demi-heure à trouver le rayon de chapellerie. Je le découvris enfin et arrêtai mon choix sur un chapeau mou. J’étais maintenant équipé de pied en cap, il ne me restait plus qu’à attendre l’ouverture du magasin pour me glisser dehors. J’ignorais quelle heure il était, car j’avais laissé ma montre chez moi… Cet oubli était heureusement réparable. Au rayon de la bijouterie, je choisis un superbe chronomètre en or avec une chaîne de même métal et passai à mes doigts quatre ou cinq bagues qui me parurent d’un bon poids. Pendant que j’y étais, je fis aussi ample provision de bijoux de femme… Je ne savais pas, à ce moment, si je reverrais jamais Édith, mais si ce bonheur m’était refusé, je ferais facilement accepter à une remplaçante cette orfèvrerie de luxe.

Mes « emplettes » terminées, je me blottis sous un comptoir et attendis le jour.

Quelques veilleurs de nuit se montrèrent bientôt et je les entendis, pendant près de vingt minutes, ouvrir et refermer les « boîtes de ronde ».

Dix minutes plus tôt, je me serais sans doute fait prendre, mais j’avais eu la chance de pénétrer dans le magasin au moment où les hommes de garde venaient justement de finir leur tournée.

Je n’avais plus qu’une inquiétude. Parviendrais-je sans être remarqué à sortir de la maison Robinson and Co ?

À l’heure de l’ouverture des magasins, les employés se précipiteraient en foule dans les différents rayons… Comment les éviter ?

Je songeai à descendre dans les sous-sols, mais à la réflexion, je compris que cela ne m’avancerait à rien. On me découvrirait aussi bien en bas qu’en haut. Le plus simple était de me dissimuler sous un comptoir, le plus près possible de la porte, et c’est ce que je fis.

Dieu que cette nuit me parut longue !

Enfin le jour parut, un jour terne et triste d’hiver. Le magasin fut éclairé d’une lueur grise et froide qui filtrait à travers les stores, puis, dans la rue, les voitures des laitiers commencèrent à rouler…

Bientôt, des garçons se mirent en devoir d’enlever les housses qui recouvraient les vitrines et les comptoirs, pendant que d’autres roulaient de petits chariots qui faisaient un vacarme de tous les diables… Là-bas, dans la lumière plus vive d’un hall vitré, je distinguais un homme galonné qui donnait des ordres d’une voix tonitruante.

Soudain, j’entendis remuer à quelques pas de moi et j’aperçus un jeune homme qui me regardait avec de gros yeux ronds. Il était accroupi sous le même comptoir que moi et je ne l’avais pas remarqué tout d’abord car le coin où il se trouvait était très sombre…

Il parut d’abord effrayé, puis voyant que j’étais aussi étonné que lui, il se rapprocha doucement et me dit à voix basse :

— Vous attendez l’ouverture ?

— Oui.

— Encore dix minutes… C’est la première fois que vous venez « travailler » ici ?

— Oui…

— Alors, je vais vous donner un conseil… Ne vous pressez pas de sortir… Ici, nous sommes en sûreté… nous sommes sous le comptoir des emballages et il est bien rare que l’on commence les paquets avant neuf heures… Quand vous entendrez sonner la cloche, vous n’aurez qu’à me suivre, mais par exemple, il faudra enlever votre chapeau et le tenir à la main.

— Et pourquoi cela ? demandai-je, un peu méfiant.

— Parce que, de la sorte, on vous prendra pour un employé… D’ailleurs, fiez-vous à moi, voilà quinze jours que je viens ici… j’ai l’habitude de la maison…

J’admirai le sang-froid de ce jeune homme.

Je l’avais d’abord pris pour un détective, mais son superbe complet, ses bottines neuves, son chapeau neuf et le joli pardessus qu’il tenait roulé sous son bras prouvaient suffisamment qu’il venait comme moi, de se vêtir, sans bourse délier, aux rayons si bien assortis de la maison Robinson and Co. Il avait, ma foi, une figure des plus sympathiques.

— Vous comprenez, me dit-il sur un ton de confidence, ils gagnent assez d’argent dans cette boîte-là, ils peuvent bien, de temps en temps, nous offrir quelques vêtements…

Ce débutant avait, comme on le voit, de bons principes. J’en eusse certainement fait un habile « opérateur » si j’avais pu m’occuper de lui, mais d’autres préoccupations m’assiégeaient… j’avais trop d’affaires sur les bras. Tout ce que je souhaitais pour l’instant, c’était de sortir du magasin et de m’éloigner de Londres le plus vite possible. Je n’avais pas encore de plan bien arrêté, mais je mettrais tout en œuvre pour échapper à Allan Dickson,

Celui-là seul était à craindre, car avec lui, il était impossible de ruser, tandis qu’avec Manzana et Bill Sharper, je pouvais encore m’en tirer.

— Attention ! me dit soudain mon « confrère »… on ouvre les portes.

Il y eut un roulement prolongé, puis un bruit de pas rapides, qui s’accentua, devint formidable.

Une cloche se mit à tinter.

Et, peu à peu, le silence se fit, troublé seulement de temps à autre par un ordre lancé à haute voix, un chiffre annoncé à la caisse.

C’est le moment, me dit le jeune homme… ôtez donc votre chapeau.

Nous sortîmes tous deux de dessous notre comptoir.

— Tiens, s’écria un employé qui nous avait aperçus, d’où viennent-ils ceux-là… Vite ! Vite ! Mac Ferson, appelez un policeman !

Mais, avant que le nommé Mac Ferson, un gros lourdaud d’inspecteur qui était en train de rajuster sa cravate blanche devant une glace, eût eu le temps de se retourner, mon compagnon et moi étions déjà sur le trottoir.

Un taxi passait, je le hélai et laissant là le jeune homme qui semblait fort désireux de faire plus ample connaissance avec moi, je disparus en moins de dix secondes, roulant à toute allure vers un quartier plus sûr.

J’avais jeté une adresse quelconque au chauffeur, mais quand nous eûmes atteint Trafalgar Square, je lui dis :

— East Finchley, faites vite… bon pourboire !

East Finchley se trouve dans la banlieue de Londres, au-dessus de Middlesex, c’est-à-dire fort loin de l’hôtel de miss Mellis et des magasins Robinson.

Je voulais, comme on dit, me donner de l’air, et j’en avais besoin, après les terribles émotions que je venais d’avoir.

Maintenant, j’étais libre… il s’agissait de ne plus retomber sous la coupe d’Allan Dickson.

J’avais de l’argent en poche, j’étais vêtu de neuf, je pouvais donc envisager l’avenir avec quelque confiance… À moins de jouer tout à fait de malheur, je devais réussir à quitter l’Angleterre qui, décidément, devenait trop dangereuse. J’étais forcé de renoncer à Édith, mais pouvais-je faire passer l’amour avant ma sécurité personnelle ?