Mémoires d’un cambrioleur retiré des affaires/Partie 1/Chapitre XXII

Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 196-204).

XXII

où je prends une rapide décision

C’était un gentleman de taille moyenne, solidement charpenté, vêtu avec élégance. Son regard était si aigu que quelque chose persistait encore de cette acuité, quand il ne vous regardait plus. Ses joues glabres, très fermes, semblaient usées par le rasoir. Les maxillaires en saillaient, plus robustes, agités vers les apophyses d’un petit tic rapide et régulier.

Je le reconnus immédiatement, car il avait une de ces figures que l’on n’oublie jamais lorsqu’on les a vues une fois. J’avais fait sa rencontre, le jour même, au poste de police et c’était lui qui avait paru s’intéresser si vivement à moi.

Il se présenta :

— Allan Dickson, détective.

À ce nom, je sentis mes jambes fléchir sous moi… et un petit frisson me courut le long des reins…

Ainsi, c’était donc lui, lui dont le nom était dans tous les journaux… cet homme terrible à qui on devait la capture de tant de malfaiteurs. Jamais, fort heureusement, nous ne nous étions trouvés face à face… Jamais, malgré toute son habileté, il n’avait eu l’honneur de m’appréhender. S’il avait pu se douter qu’il avait devant lui le « cambrioleur masqué d’Euston Road », le « voyageur invisible de Gravesend », le « faux clergyman de Winchester », le « vagabond de Ramsgate », et aussi le « possesseur du Régent » ! Dans un ordre différent, mes titres valaient certes les siens ; nous étions deux adversaires dignes l’un de l’autre…

Il s’agissait de jouer serré, car la moindre imprudence de ma part pouvait me livrer à Allan Dickson.

Miss Mellis un peu revenue de son émotion avait fait entrer le détective dans le salon et commençait à lui expliquer ce qui s’était passé.

Comme, par discrétion, j’avais voulu me retirer, Allan Dickson me retint :

— Non… non, restez, dit-il… vous habitez la maison… vous pourrez peut-être me donner quelques précieuses indications.

Le ton avec lequel il avait prononcé ces mots me troubla légèrement… Se douterait-il ? Mais non, cela était impossible… mon coup avait été trop bien combiné !

Une chose me tracassait toutefois. J’avais laissé les bank-notes de miss Mellis dans ma chambre, mais les livres et les shillings se trouvaient dans les deux poches de mon gilet et cliquetaient doucement dès que je faisais le moindre geste.

Je pris le parti de faire le moins de mouvements possible.

— Voyons, articula Allan Dickson, vous dormiez, dites-vous, quand cet homme est entré dans la pièce où nous sommes en ce moment ?

— Oui, monsieur, répondit miss Mellis… je dormais en effet… ici les journées sont très dures et quand arrive le soir…

— Vous avez cependant pu l’apercevoir ?

— Oh ! oui, monsieur… Comme je vous vois en ce moment… et… tenez… rien que d’y penser, je suis près de m’évanouir…

— Rassurez-vous, voyons… vous savez bien que vous n’avez plus rien à craindre maintenant…

— Je le sais, monsieur… mais c’est plus fort que moi… tant que je vivrai, j’aurai toujours présente à l’esprit la figure de cet affreux individu…

— Voyons, donnez-moi un signalement…

— Oh !… quelque chose d’horrible, de fantastique, de diabolique… Si j’étais superstitieuse, je croirais que c’est Satan en personne qui s’est introduit chez moi ce soir…

— Ce n’est pas un signalement que vous me donnez là… précisez, je vous prie.

— Je précise… Il avait une affreuse figure rouge… et ses yeux formaient comme deux trous noirs au milieu de son visage… Quant à ses cheveux et à sa barbe, ils étaient noirs et frisés, mais bizarres… on aurait dit des cheveux de nègre…

— Et son costume ?

— Étrange aussi… un veston à carreaux… quelque chose comme un habit d’arlequin…

— Cet homme vous a-t-il parlé ?

— Non, monsieur… il m’a seulement regardée avec des yeux terribles qui brillaient comme ceux d’un chat enragé.

— Y a-t-il une double issue dans cette maison ?

— Non, monsieur… il n’y en a qu’une…

— Alors, le malfaiteur est ici… car je suis en faction depuis huit heures, dans la rue, et n’ai vu sortir personne…

— Cependant, fit miss Mellis, cet homme a bien dû entrer par la porte ?

— Avant huit heures, alors… Et encore, non, car l’agent que j’avais posté devant votre maison n’a vu qu’une vieille dame et une bonne pénétrer ici.

— La vieille dame est ma locataire du second… quant à la bonne, c’est la mienne… la voici.

— Donc, pas d’homme… Votre agresseur se trouvait par conséquent dans la maison depuis longtemps…

J’admirais, malgré moi, l’imperturbable logique du détective et je commençais à être sérieusement inquiet…

Parfois il me regardait, comme pour me demander mon avis et je hochais affirmativement la tête, d’un petit air entendu.

— Où se trouvait le sac que l’on vous a dérobé ? continua Dickson.

— Ici, répondit Miss Mellis en désignant l’un des tiroirs de son petit bureau d’acajou.

— Quelqu’un savait-il que vous le placiez là d’ordinaire ?

— Mes locataires pouvaient le savoir…

Allan Dickson se tourna vers moi, mais je ne bronchai pas.

J’étais décidément mal à l’aise…

Il demanda tout à coup :

— Combien avez-vous de locataires ?

— Cinq, monsieur… la vieille dame que vous avez aperçue, un officier qui est en ce moment aux environs de Londres, un rentier paralysé qui ne sort jamais de chez lui… puis monsieur Pipe ici présent et… sa femme… miss Édith…

Allan Dickson demeura un instant pensif, puis braquant sur moi ses yeux gris qui avaient l’éclat de l’acier :

— Que pensez-vous de cela, monsieur Pipe ?

— Puisque vous voulez bien me demander mon avis, répondis-je, je crois, comme vous, que le malfaiteur devait être caché dans la maison… Il m’a d’ailleurs semblé, pendant que je dînais dans ma chambre, entendre quelqu’un descendre l’escalier…

— Ah ! voyez-vous… fit le détective… En tout cas, l’homme est encore ici…

— Si c’était… le rentier paralysé ? dis-je à l’oreille d’Allan Dickson… On a souvent vu des gens qui simulent des infirmités, afin de mieux dérouter la police…

— Peut-être, mais… pour l’instant, je ne vois rien à tenter… demain, au jour, j’aviserai et je crois, monsieur Pipe que vous pourrez m’être très utile… En attendant, voulez-vous m’accorder quelques minutes d’entretien… en particulier ?

— Avec plaisir… où cela ?

— Chez vous, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.

— Mais comment donc ! Permettez cependant que je monte prévenir ma femme… elle est couchée… je crois, et vous comprenez…

— Oui… oui, c’est tout naturel.

Je montai quatre à quatre les escaliers, en proie à une agitation que le lecteur devinera sans peine. Je me voyais perdu…

Les réticences de Dickson, ses sous-entendus et aussi cette entrevue qu’il voulait absolument avoir avec moi, tout cela n’était pas naturel. Le drôle me soupçonnait et il espérait, en venant chez moi, trouver la preuve ou tout au moins l’indice qu’il cherchait. À cette minute, j’étais décidé à tout, même à sauter du troisième étage dans la rue.

— Qu’avez-vous donc, Edgar ? demanda Édith en me voyant si troublé.

— Rien… rien… ah ! j’ai eu bien tort de courir au secours de cette vieille folle de miss Mellis… un détective l’a interrogée — vous savez ce gentleman que nous avons rencontré au poste — et il va monter ici pour causer un peu avec moi… Tirez les rideaux du lit, Édith… il ne serait pas convenable que cet homme vous vît au lit.

Et tout en parlant, j’enfilais à la hâte mes bottines, ces précieuses bottines dont l’un des talons contenait une fortune. J’étais, on le sait, en pyjama mais j’avais conservé en dessous ma chemise de jour et mon gilet dans les poches duquel j’entendais sonner les pièces d’or de miss Mellis. Quant au portefeuille contenant les bank-notes, j’avais eu soin, avant de descendre, de le glisser sous le lit. Je le ramassai vivement sans attirer l’attention d’Édith et l’introduisis entre mon gilet de flanelle et ma peau. J’étais prêt aussi à endosser mon pardessus, quand Allan Dickson entra sans frapper, et cette incorrection me prouva qu’il ne me considérait déjà plus comme un simple témoin, mais comme un inculpé envers qui toute politesse est superflue.

— Monsieur Pipe, dit-il en entrant, nous avons à causer sérieusement.

Et aussitôt, il s’assit dans l’unique fauteuil qui garnissait notre chambre.

— Oui, reprit-il, il faut que nous tirions au clair cette affaire-là… et vous allez m’y aider, j’en suis sûr. Voyons… vous avez une autre pièce que celle-ci ?…

— Oh ! un simple cabinet de toilette.

— Il donne sur la rue ?

— Oui… sur la rue…

— Bien… Vous habitez ici avec Mme Pipe ?

— Oui…

— Personne n’est venu vous rendre visite ce soir ?

— Personne…

— Ah !… Voilà qui est curieux… Figurez-vous, monsieur Pipe, que j’ai, de la rue, aperçu à l’une de vos fenêtres, un homme qui allait et venait…

— C’était moi, assurément…

— Alors, c’est vous qui avez ouvert tout à coup la fenêtre et lancé ceci dans la rue ?

Et Allan Dickson, tirant de sa poche la poignée de crin qui avait servi à mon camouflage, me la présenta en disant :

— Quelle idée vous avez eue, cher monsieur, d’arracher le crin de ce fauteuil… Tenez, on voit très bien, ici, l’ouverture que vous avez pratiquée dans l’étoffe…

J’étais perdu, je le sentais bien, mais j’essayais quand même de conserver mon calme.

Allan Dickson fixait sur moi son œil d’acier, cet œil terrible, aigu et térébrant comme une mèche de scalpel, cet œil qui avait déjà percé tant de consciences et extirpé des aveux à tant de malfaiteurs…

— Vous avez eu tort, ajouta-t-il en riant, d’abîmer ainsi ce fauteuil… votre logeuse vous fera certainement payer cette dégradation…

Je ne trouvais rien à répondre et Allan Dickson jouissait de ma confusion… Il me tenait et jouait avec moi comme un chat avec une souris.

Je crus devoir payer d’audace :

— Pardon, monsieur, fis-je d’un ton sec, est-ce un interrogatoire que vous avez l’intention de me faire subir ?

— Peut-être, répondit le détective… Mon devoir est de me renseigner… et vous seul pouvez me donner les éclaircissements dont j’ai besoin. Vous êtes un habile homme, monsieur Pipe, malheureusement pour vous, les imprudences auxquelles vous vous êtes livré pourraient très bien vous attirer des ennuis… et, croyez-le, c’est dans votre intérêt que je vous pose toutes ces questions afin que vous soyez préparé à vous défendre dans le cas où la justice vous demanderait des comptes…

— Et pourquoi me demanderait-elle des comptes ?… N’a-t-on pas le droit d’arracher, si cela vous plaît, une poignée de crin à un fauteuil ?

— Évidemment, mais on a aussi le droit de vous demander quel usage vous vouliez faire de ce crin ? Était-ce pour vous fabriquer une perruque ou une fausse barbe ?

Un rire nerveux s’empara de moi et je balbutiai, en regardant fixement le détective :

— Ah ah ! ah !… une perruque !… une fausse barbe !… et pourquoi ?… oui, pourquoi, je vous le demande ?

Allan Dickson avait maintenant une mine sévère :

— Allons, dit-il, n’essayez pas de plaisanter, monsieur Pipe… Défendez-vous, au contraire, cela vaudra mieux… ou sinon…

— Sinon ?

— Je me verrai obligé de vous arrêter.

— M’arrêter… moi ! vous voulez rire, monsieur… on n’arrête que les malfaiteurs… M’arrêter, parce que j’ai arraché une poignée de crin à un fauteuil… ah ! ah ! ah !… je crois que vous cherchez à m’intimider.

— Écoutez, reprit le détective…

— Je vous écoute.

— Avez-vous quelquefois, de la rue, observé la maison où nous sommes, en ce moment ?

— Ma foi, j’avoue que…

— Eh bien, si, un soir, vous vous étiez posté sur le trottoir d’en face, vous auriez pu vous convaincre que, malgré les rideaux qui garnissent vos fenêtres, on voit tout ce qui se passe ici… Votre cabinet de toilette, surtout, est très lumineux…

Je compris qu’Allan Dickson m’avait aperçu au moment où je procédais à la petite opération que l’on sait…, je compris qu’il me tenait… que le fil conducteur qu’il avait dans la main allait bientôt se changer en lasso et que je serais bel et bien à la merci de cet homme.

— Défendez-vous, mais défendez-vous donc, me cria Édith, à travers les rideaux du lit, vous ne voyez donc pas que l’on cherche à vous compromettre…

Je ne le voyais que trop, mais tout ce dont j’aurais pu arguer pour ma défense n’eût servi absolument à rien.

En ce moment, je songeais à autre chose…

Allan Dickson qui lisait sans doute dans ma pensée, s’était levé brusquement. Je le vis mettre la main à sa poche, pour y prendre sans doute son revolver, mais avant qu’il eût achevé ce geste, je m’étais précipité vers la porte dont la clef était demeurée à l’extérieur, et l’avais vivement refermée à double tour.

Avant que le détective eût pu faire sauter la serrure, j’étais déjà dans la rue.

Soudain, une silhouette se dressa devant moi, puis une autre, un policeman émergea de l’ombre… une affreuse voix hurla à deux ou trois reprises : « Arrêtez-le !… arrêtez-le ! » Une balle siffla à mon oreille, mais j’échappai aux mains tendues qui essayaient de me saisir, je glissai entre les gens qui s’efforçaient de me barrer le chemin, et bientôt je m’enfonçais dans une rue obscure, puis dans une autre et réussissais à faire perdre ma trace à ceux qui me poursuivaient.

Je suis sûr qu’il ne s’était pas écoulé deux minutes entre le moment où j’avais si brusquement lâché Allan Dickson et celui où je me retrouvai, seul, essoufflé, flageolant sur mes jambes devant un grand bâtiment au fronton duquel je pouvais lire, à la lueur d’un réverbère clignotant dans la nuit :

Robinson brothers and Co

Je n’étais pas encore sauvé. Mes ennemis étaient sans doute parvenus à retrouver ma piste, car j’entendis bientôt, au bout de la rue, un bruit de pas précipités. J’étais à ce moment en pleine lumière et si je me mettais à fuir, on m’apercevrait certainement.

Ma décision fut vite prise. Je longeai le mur du bâtiment contre lequel je m’adossais et apercevant une petite porte couronnée d’une imposte que l’on avait laissée ouverte, je me hissai jusqu’à cette baie, à la force du poignet, et me glissai dans l’intérieur de la maison.