Mémoires d’un cambrioleur retiré des affaires/Partie 1/Chapitre XXI

Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 187-195).

XXI

une expédition assez audacieuse

Le plus cuisant de mes soucis, celui qui me hantait à présent, c’était la question d’argent… J’avais eu la chance, quelques jours auparavant, de dévaliser une bonne dame victime d’un accident, mais il ne fallait plus compter sur semblable aubaine.

D’ailleurs, j’étais surveillé… Outre Manzana et ses deux acolytes, je serais certainement filé par l’élégant gentleman qui avait bien voulu si spontanément s’intéresser à moi.

Celui-là était sans doute un détective.

Si d’un côté, il me protégeait contre mes ennemis, de l’autre, il m’enlevait tous moyens d’existence, puisqu’il m’empêchait d’exercer le petit métier auquel je devais le plus clair de mes ressources.

Et pourtant, il me fallait de l’argent si je voulais passer en Hollande.

Édith qui me supposait pourvu d’oncles généreux ne se montrait pas trop inquiète, mais moi, au fur et à mesure que les heures filaient, je sentais grandir mon angoisse.

Je ne sais si quelqu’un de mes lecteurs s’est jamais trouvé dans une situation analogue à la mienne (ce que je ne crois pas), mais s’il en existe un, celui-là pourra comprendre ma détresse.

Il y a vraiment des heures dans la vie où l’on souhaiterait que la foudre vous tombât sur la tête et vous pulvérisât, mais ces accidents-là n’arrivent généralement qu’à ceux qui ne les souhaitent pas.

Édith ayant manifesté le désir d’aller dîner au restaurant, je lui fis comprendre que cela serait imprudent.

— Mes ennemis me guettent peut-être en bas, lui dis-je… À quoi bon nous exposer à une nouvelle aventure ?

— Alors, demanda-t-elle, nous ne pourrons plus nous risquer dehors ?

— Je n’ai pas dit cela… Je tiens simplement à vous mettre en garde contre ce qui pourrait nous arriver aujourd’hui… Demain, il y aura du nouveau…

— Et du bon ?

— Je l’espère…

J’avais dit cela machinalement, pour dire quelque chose, car, à ce moment, ma pensée était ailleurs… Oui, je venais d’avoir une idée, mais une idée qui n’avait rien à voir avec les préoccupations d’Édith… et je me demandais comment je pourrais bien la mettre à exécution. C’était tellement fou, tellement audacieux que je la repoussai tout d’abord, mais peu à peu, je finis par la trouver plus réalisable…

Je me gardai bien de faire part à Édith du projet que je roulais dans ma tête, car ma maîtresse n’était point une confidente. J’étais obligé de lui cacher tout de ma vie et de mentir continuellement avec elle. Peut-être est-ce à ce manque de sincérité que je devais le vif amour qu’elle avait pour moi — car Édith m’aimait, j’en étais sûr… Dire que cet amour serait allé jusqu’à un sublime dévouement, cela paraîtrait sans doute exagéré, mais enfin ma maîtresse avait pour moi une réelle affection, surtout depuis qu’elle connaissait l’existence de l’oncle Chaff, ce brave homme qui voulait, avant de mourir, remettre toute son immense fortune entre mes mains. Des oncles comme ceux-là ne se douteront jamais combien ils sont chéris non seulement de leurs neveux mais encore des maîtresses de ces derniers.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La nuit était maintenant complète. Je tournai le commutateur et une éblouissante clarté emplit notre chambre.

— Je crois, dis-je à Édith, qu’il serait temps de dîner…

— C’est aussi mon avis, Edgar, mais je n’oserai jamais, après ce qui s’est passé, descendre commander notre repas à miss Mellis.

— Et pourquoi cela ?… Ne l’avons-nous pas payée ce matin ? Attendez, je vais aller la trouver, moi, et vous allez voir qu’elle fera absolument ce que nous voudrons. Nous ne lui devons rien, en somme ; je ne vois pas pourquoi nous hésiterions à lui demander quelque chose.

Édith ne paraissait pas convaincue.

Quant à moi, je n’étais rien moins que rassuré, car je m’étais déjà aperçu que miss Mellis, notre logeuse, était plutôt froide avec moi. Je serais obligé de déployer tous mes talents de séduction pour l’amadouer.

Réussirais-je ?

Je trouvai miss Mellis dans son petit salon. Elle était assise devant un bureau d’acajou et serrait dans un petit sac de toile des pièces et des bank-notes.

En m’apercevant, elle glissa vivement le sac dans un tiroir et me regarda par-dessus ses lunettes.

Miss Mellis était une petite femme au teint fade, aux cheveux très blonds bien qu’elle approchât de la soixantaine. Son unique œil bleu — elle était borgne — avait la fixité inquiétante d’un œil de serpent.

— Que désirez-vous ? demanda-t-elle d’un ton sec.

— Madame, fis-je en m’inclinant de quarante-cinq degrés, je tenais à vous présenter mes excuses, bien que je ne sois pour rien dans le pénible incident que vous savez… Il a pu m’échapper, tantôt, quelques mots un peu vifs, et croyez que je le regrette sincèrement. Néanmoins, comme cela était décidé, nous quitterons demain notre logement.

— J’y compte bien, répondit la désagréable petite femme… si c’est tout ce que vous aviez à me dire…

— Je voulais vous dire aussi que nous avons l’intention de dîner dans notre chambre.

— C’est bien, quand Mary sera rentrée, je vous ferai monter à dîner… Il y a ce soir du fillet-steak et des cauli-flowers

Miss Mellis, qui ne tenait point sans doute à prolonger la conversation, remit ses lunettes qu’elle avait posées à côté d’elle sur un tabouret et se plongea dans la lecture d’un livre de religion.

— Et alors ? fit Édith lorsque je reparus…

— Tout s’est bien passé, répondis-je… nous aurons notre dîner…

Et je me laissai tomber dans un fauteuil, pendant qu’Édith attachait avec des faveurs les pièces de lingerie que les grosses mains de Bill Sharper avaient quelque peu froissées.

Nous demeurâmes longtemps silencieux ; ma maîtresse eût bien voulu causer, mais moi j’avais besoin de me recueillir un peu.

L’idée dont j’ai parlé plus haut m’obsédait de plus en plus.

La bonne apporta le dîner. Je remarquai que miss Mellis nous avait réduits à la portion congrue. Décidément, il était temps que nous quittions sa pension.

Pendant tout le repas, Édith ne me parla que du diamant. À présent qu’elle était plus calme, elle commençait à raisonner et ses questions ne laissaient pas que de m’embarrasser un peu. Quand les femmes se mettent à vous interroger, elles deviennent insupportables. Je répondis comme je pus, mais je vis bien qu’un doute subsistait dans l’esprit de ma maîtresse.

À la fin, elle laissa tomber ces mots :

— Vous êtes, mon cher, un être bien énigmatique…

— Ah ! fis-je en m’efforçant de rire, vous vous en apercevez aujourd’hui…

— Oui, aujourd’hui seulement.

— Cela prouve alors que vous êtes peu perspicace…

La discussion s’envenima. Édith me décocha une épithète qui me déplut ; je ripostai par une autre. Alors, elle se monta :

— C’est bien, dit-elle, je vous connais maintenant… Vous cachiez votre jeu, mais votre mauvais naturel a quand même repris le dessus… Je sais ce qui me reste à faire.

Elle prit son chapeau, l’épingla dans sa chevelure d’une main nerveuse, jeta son manteau sur ses épaules et me dit en me regardant fixement :

— Inutile de m’attendre, vous savez !

— Voyons, Édith, insistai-je, cherchant à la retenir… Si je vous ai dit quelque chose de blessant, je le regrette sincèrement et je vous fais toutes mes excuses…

— Non !… non ! laissez-moi !

— Allons ! soyez raisonnable… Vous avez dit tout à l’heure que j’étais un être énigmatique… c’est possible, mais vous voudrez bien reconnaître cependant que je ne suis pas un mauvais diable… et si l’un de nous deux a des raisons pour se plaindre de l’autre, il me semble que c’est moi…

— Que voulez-vous dire ?

— Voyons… vous le savez bien…

— Non… je ne saisis pas…

— Vous oubliez vite…

Édith avait certainement compris à quoi je faisais allusion, car elle devint toute rouge et ne répondit pas.

— Allons, fis-je en l’embrassant, soyez raisonnable… j’ai tout oublié…

Elle résistait encore, mais mollement et je me montrai si tendre, si câlin, si caressant qu’elle finit par jeter son manteau sur une chaise et par ôter son chapeau.

La paix était faite et nous la scellâmes d’un long baiser…

Je n’étais plus maintenant un être énigmatique mais un amour d’homme… un petit Edgar chéri… le plus parfait des amants.

La soirée s’acheva en délicieuses causeries, en projets, en espoirs. Je promis à Édith de l’emmener le lendemain à Douvres, puis de là en Hollande et je lui jurai que sur le premier argent provenant de l’héritage de l’oncle Chaff, je lui paierais un joli collier de perles et une superbe aigrette en diamants… Bref, je l’éblouis, et la pauvre petite, fascinée par l’éclat des cadeaux que je faisais miroiter, je ne dirai pas à ses yeux, mais à son esprit, tomba dans mes bras en murmurant :

— Oh ! Edgar ! Edgar ! que vous êtes gentil et comme je vous aime !…

J’étais à peu près sûr de mon effet, car je sais par expérience que les femmes ne résistent jamais à l’appât d’un bijou… Édith était vaincue… du moins je l’avais reconquise… C’est tout ce que je désirais. Il n’eût plus manqué qu’elle devînt une ennemie, elle aussi !

Manzana, Bill Sharper et Édith, c’eût été trop vraiment et j’eusse fatalement succombé sous le poids de tant d’inimitiés.

Je la déshabillai et la mis au lit comme un petit enfant. Elle ne tarda pas à s’assoupir et à rêver sans doute de colliers de perles et d’aigrettes de diamants…

Quand j’eus acquis la certitude qu’elle était bien endormie, je pris mon canif et, tout doucement, fis une profonde entaille dans le fauteuil d’où je retirai une grosse poignée de crin noir. Passant ensuite dans le cabinet de toilette, je procédai, sans bruit, à un camouflage des plus habiles.

Au moyen des diverses pâtes dont Édith se servait pour sa toilette, je me teignis la peau en rouge, dessinai un cercle noir autour de mes yeux, puis éparpillant le crin sur ma tête, je me fis une perruque frisée (une vraie perruque de Papou). Je me confectionnai ensuite une barbe et une moustache que je collai sur mon visage avec un peu de seccotine.

Afin que ma tignasse de crin ne pût tomber, je coiffai une casquette de voyage, puis, après avoir retourné mon veston qui était doublé d’une étoffe à carreaux verts et rouges, et l’avoir endossé à l’envers, je relevai mon pantalon jusqu’aux genoux, ôtai mes bottines et mis des pantoufles de feutre.

Ainsi camouflé, j’étais horrible, tellement horrible qu’en me regardant dans la glace je me fis peur… oui, là, sérieusement.

Le lecteur se demandera sans doute ce que signifiait cette mascarade…

On va voir qu’elle avait un but… un but utile.

Édith dormait toujours ; j’entendais à travers le rideau du cabinet de toilette sa respiration régulière et douce.

J’éteignis alors l’électricité, revins dans la chambre, gagnai la porte à pas de loup, et m’engageai dans l’escalier, mon étui de pipe à la main.

Arrivé sur le palier où se trouvait le salon de miss Mellis, je m’arrêtai. Par la baie vitrée, j’aperçus la logeuse. Elle était assise devant son bureau et je crus tout d’abord qu’elle lisait, mais l’ayant observée plus attentivement, je remarquai que, de temps à autre, sa tête s’inclinait brusquement, puis se relevait de même comme si elle saluait quelqu’un.

Miss Mellis dormait.

J’ouvris la porte du salon et m’avançai vers la logeuse, le bras tendu, comme prêt à faire feu sur elle… avec mon étui de pipe.

Elle se réveilla en sursaut, m’aperçut, voulut crier, mais les mots s’étranglèrent dans sa gorge ; elle se dressa, battit l’air de ses mains et tomba évanouie.

Sans perdre une seconde, j’ouvris le tiroir de son bureau, y pris le sac de toile dans lequel je l’avais vue serrer son argent, quelques heures auparavant, puis d’un pas léger, je regagnai ma chambre.

Édith ne s’était pas réveillée.

Passant dans le cabinet de toilette, j’ouvris la fenêtre, lançai dans le vide ma perruque et ma barbe de crin, me débarbouillai à grande eau, puis quand j’eus fait disparaître les dernières traces de mon horrible maquillage et remis un peu d’ordre dans ma tenue, j’ouvris doucement le sac de miss Mellis et fis l’inventaire de ce qui s’y trouvait…

Il contenait quatre-vingts livres en bank-notes, dix couronnes et vingt-cinq shillings…

On voit que ma petite expédition n’avait pas été inutile.

J’eus un moment l’idée de jeter par la fenêtre le sac de toile, mais je jugeai plus prudent de le brûler dans la cheminée où flambait un bon feu de houille.

— Que faites-vous donc, Edgar, bredouilla Édith qui s’était à demi réveillée, vous ne vous couchez donc pas ?

Elle n’entendit probablement point la réponse que je lui fis, car elle se rendormit presque aussitôt.

Je venais de passer mon pyjama et je m’apprêtais à boire un peu de whisky, quand des cris affreux retentirent dans l’escalier…

Cette fois, Édith se dressa d’un bond sur son lit.

— Mon Dieu !… s’écria-t-elle… qu’y a-t-il donc ?… Le feu est-il à la maison ?

Courageusement, je m’étais précipité vers la porte.

— Oh ! Edgar ! Edgar ! où allez-vous ?

— Mais porter secours à la personne qui appelle… il me semble reconnaître la voix de miss Mellis… Si elle est menacée, puis-je la laisser assassiner ?

Et malgré les supplications de ma maîtresse, je me lançai dans l’escalier.

Je trouvai miss Mellis sur le palier du premier étage. Sa bonne Mary se tenait à côté d’elle. Toutes deux tremblaient affreusement et poussaient des cris perçants.

Dès qu’elles m’aperçurent, elles se précipitèrent dans mes bras.

Pour elles, j’étais le sauveur, et il fallait voir comme elles me serraient.

Ce fut miss Mellis qui recouvra la première l’usage de la parole :

— Oh ! monsieur ! s’écria-t-elle… oh ! monsieur ! si vous saviez ! c’est affreux… je… je…

Elle s’arrêta, suffoquant, puis reprit, en proie à une terreur folle :

— Je suis sûre qu’il est encore ici… oui… j’en suis sûre… j’ai entendu marcher dans la cuisine…

Pour la rassurer, j’allai explorer l’office, la cuisine et une petite lingerie qui donnait sur le palier, mais comme on doit s’y attendre, je ne découvris point le malfaiteur…

— Il faudrait prévenir la police, bégaya la maid… allez-y vous… Monsieur.

Une voix venant du rez-de-chaussée prononça ces mots :

— La police est prévenue, rassurez-vous.

Et un homme qui montait lentement l’escalier s’arrêta bientôt devant nous.