Mémoires d’un cambrioleur retiré des affaires/Partie 1/Chapitre XX

Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 178-186).

XX

les amis de manzana

Ce fut Bill Sharper lui-même qui se chargea de me fouiller et je dois reconnaître qu’il le fit avec une habileté qui dénotait une longue pratique. Il s’appropria, sans même s’excuser, mon portefeuille, mon canif et mes clefs… puis, après avoir exploré une à une toutes mes poches, avoir soigneusement tâté la doublure de mon veston et celle de mon gilet, il promena ses énormes mains sur ma poitrine…

— Oh ! oh ! s’écria-t-il… je sens quelque chose là…

— C’est le diamant ! s’écria Manzana… Je vous disais bien qu’il l’avait encore sur lui…

Bill Sharper souleva délicatement la petite patte de ma chemise de flanelle et s’empara du sachet qui avait autrefois contenu le Régent, mais qui ne renfermait plus maintenant que la pierre de lune-fétiche dont j’avais donné un morceau à Édith.

Bill Sharper, d’une main fiévreuse, ouvrit immédiatement le petit sac, en tira la pierre et la présentant à Manzana :

— Est-ce là votre diamant ? demanda-t-il avec une affreuse grimace.

— Non !… Non !… répondit Manzana qui avait pâli subitement… Non… vous voyez bien que c’est un caillou.

— Alors ?

Il y eut un silence.

Mes deux ennemis — Manzana surtout — ne comprenaient rien à cette substitution…

Ils me regardaient fixement, attendant sans doute que je leur donnasse l’explication du mystère.

Ce fut Bill Sharper qui rompit le silence.

— Monsieur Edgar Pipe, dit-il, veuillez nous expliquer comment une pierre précieuse a pu, dans votre poche, se changer en caillou.

— C’est bien simple, répondis-je ; ceux qui m’ont dérobé le diamant ont mis cette pierre à la place…

— En manière de plaisanterie ?

— Probablement…

— Et vous conserviez cela ?

— Je n’avais pas songé à m’en défaire…

Bill Sharper demanda à Manzana, par l’intermédiaire de l’interprète :

— Quel est votre avis ?

— Parbleu, le gredin se moque de nous. Edgar Pipe, vous êtes un rusé compère, mais il faudra bien, coûte que coûte, que vous me disiez où vous avez caché le Régent.

— Je vous répète qu’on me l’a volé.

— Ah ! et d’où vient l’argent que vous avez en portefeuille ?…

— Cet argent n’est pas à moi… il est à madame…

— Oui… affirma Édith en saisissant la balle au bond… cet argent m’appartient et vous allez me le rendre, je suppose…

— Certainement, répondit Bill Sharper, mais à une condition… c’est que vous nous en indiquiez la source…

— Insolent !

— Ah ! vous voyez… vous ne pouvez répondre… Cet argent est bien à Edgar Pipe… cela ne fait aucun doute…

Se tournant alors vers moi, Bill Sharper me dit d’une voix grave :

— Monsieur Edgar Pipe, puisque vous ne voulez pas vous expliquer de bonne grâce, nous allons être obligés de vous emmener avec nous…

— M’emmener, m’écriai-je, et où cela ?

— Vous le verrez…

— Mais à quel titre vous substituez-vous à Manzana ? Si quelqu’un a des comptes à me demander, c’est lui… lui seul, entendez-vous !

Bill Sharper laissa d’un ton gouailleur tomber ces mots :

M. Manzana est aujourd’hui mon client !… n’est-il pas naturel que je prenne ses intérêts ? Je m’y entends assez en affaires litigieuses… j’ai été autrefois clerc chez un solicitor.

Je vis bien en quelles mains j’étais tombé. Ces gens ne me lâcheraient point que je n’eusse avoué où se trouvait le diamant, mais j’étais bien résolu à ne leur céder jamais. D’ailleurs, si étroitement surveillé que je fusse par ces bandits, il arriverait bien un moment où je leur glisserais entre les mains.

Ma situation était cependant des plus graves, et je devais m’attendre à toutes les surprises.

Bill Sharper et l’ignoble individu qui lui servait d’interprète se livrèrent dans notre domicile à une perquisition en règle, pendant que Manzana, appuyé contre la porte, me défiait du regard. Lorsqu’ils eurent tout bouleversé, puis ouvert nos malles, sans rien découvrir d’ailleurs, ils se consultèrent un instant et Bill Sharper, s’approchant d’Édith, lui dit d’une voix qu’il s’efforçait d’adoucir :

— Madame, il faut vous prêter à une petite formalité que nous jugeons nécessaire.

Et, comme Édith le regardait d’un air effaré, ne comprenant pas où il voulait en venir :

— Oui, une formalité… une toute petite formalité, expliqua le bandit… Je dois m’assurer que vous ne cachez pas sur vous le diamant, et si vous le permettez, je vais vous fouiller.

— Me fouiller !… me fouiller ! s’écria Édith avec indignation… mais je ne veux pas ! Je refuse… vous n’avez pas le droit de me toucher… Je vous préviens que si vous approchez, j’appelle…

Bill Sharper fit un signe à l’interprète et celui-ci, passant vivement derrière Édith, lui comprima la bouche au moyen d’un foulard sale.

La pauvrette eut beau se débattre, elle dut subir les odieux attouchements de Bill Sharper qui la dépouilla sans pudeur de tous ses vêtements.

Bien entendu, il ne trouva rien qu’un petit sachet de soie dans lequel Edith avait cousu le morceau de pierre de lune que je lui avais donné et qu’elle conservait comme fétiche.

Pendant que les trois misérables examinaient avec attention ce caillou qui les intriguait, d’un bond, Édith se précipita vers la fenêtre, l’ouvrit et, se penchant dans le vide, appela désespérément, d’une voix glapissante :

— À moi ! à moi !… à l’assassin !

En moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, Manzana et ses deux complices avaient disparu.

J’en étais débarrassé, mais je n’étais cependant pas au bout de mes peines, car maintenant, j’allais avoir affaire à la police, ce qui, pour moi, n’était pas sans danger.

Déjà, on entendait, en bas, un bruit de voix dans le vestibule.

— À moi ! à moi !… ne cessait de crier Édith tout en se rhabillant.

Guidé par ses cris, un énorme policeman accompagné d’un chauffeur de taxi, monta jusqu’à notre palier.

— Eh bien… qu’y a-t-il ? s’écria l’agent en se précipitant sur moi… vous voulez faire violence à madame ?…

J’eus toutes les peines du monde à lui faire entendre qu’il faisait erreur. Il fallut qu’Édith s’en mêlât, mais alors le policeman qui n’avait pas l’esprit très ouvert ne comprit plus rien du tout… Quand il commença à saisir quelque chose de cette histoire, le chauffeur embrouilla tout…

— Venez avec moi au poste, dit l’agent… nous allons voir à tirer cette affaire-là au clair.

J’essayai de persuader à ma maîtresse que ma présence était inutile et compliquerait tout, mais elle insista pour que je vinsse déposer avec elle.

Le poste se trouvait tout près de là, dans Wardour Street. Un constable grincheux reçut la déposition d’Édith, puis la mienne, et il avoua ne rien comprendre à cette affaire… Il finit par en déduire que je vivais en concubinage avec Édith et que le mari de cette dernière, me croyant riche, avait, en compagnie de deux malandrins, essayé de me faire chanter.

Pendant qu’il inscrivait mes réponses sur un registre placé devant lui, un gentleman des plus corrects, au visage rasé, aux habits d’une coupe impeccable, était entré dans la pièce et s’était assis sur une chaise, tout près de la porte. Il avait déplié un numéro du Times et demeurait immobile, la moitié du corps cachée par le journal. Il faut croire cependant que notre affaire le captivait plus que la lecture du Times, car lorsque nous nous apprêtâmes à sortir, Édith et moi, il se leva brusquement et, après nous avoir salués avec la plus exquise politesse, me dit en souriant :

— C’est très curieux cette aventure… oui, très curieux… elle m’intéresse énormément et je vais m’en occuper… Vous avez affaire, monsieur Pipe, à de rusés gredins dont le signalement correspond exactement à celui de deux malfaiteurs de ma connaissance… Quant au troisième, il me semble jouer, dans tout cela, un rôle assez singulier… Rentrez chez vous… Je vais vous suivre et si, comme je le crois, vos ennemis rôdent toujours autour de votre maison, je saurai bien les reconnaître. En tout cas, continuez à vaquer à vos affaires comme si de rien n’était… je veille sur vous.

Et l’inconnu, après avoir prononcé ces mots, s’inclina galamment devant ma maîtresse, me serra la main et sortit du poste.

— Vous connaissez ce gentleman ? demanda Édith, une fois que nous fûmes dans la rue.

— Non… pas le moins du monde, c’est la première fois que je le vois.

— Il est très bien, n’est-ce pas ?

— Oui, en effet.

— Et vous croyez qu’il va réellement s’occuper de nous ?…

— Je ne sais.

— Oh ! Edgar, quelle épouvantable scène ! Si elle devait se renouveler, je crois que j’en mourrais…

— Tranquillisez-vous… nous ne reverrons pas ces gens-là… Ils n’ont plus rien à faire chez nous.

— Avouez quand même que cette affaire est bien étrange.

— Je vous l’expliquerai en détail, Édith, et vous verrez qu’elle est des plus simples, au contraire.

Nous étions arrivés devant notre maison. Je m’effaçai pour laisser Édith pénétrer dans le vestibule. Elle était toute tremblante.

— Si nous allions, dit-elle, trouver encore dans notre chambre un de ces vilains hommes ?

— Ne craignez rien, répondis-je… d’ailleurs, je passe devant vous.

Au premier étage, une femme courroucée sortit d’un petit salon. C’était miss Mellis, notre logeuse.

— Vous comprenez, me dit-elle, c’est la première fois qu’un tel scandale se produit dans la maison… et comme je ne veux point qu’il se renouvelle, je vous serai obligée de partir le plus vite possible…

— C’est ce que nous allions faire, ce n’est pas notre faute s’il est venu ici des cambrioleurs… vous devriez vous estimer heureuse qu’ils aient choisi notre logement plutôt que le vôtre… Si votre maison était mieux gardée, pareille chose ne se serait pas produite…

La logeuse, sans répondre, rentra dans la pièce qui lui servait à la fois de salon et de bureau.

Dès que nous fûmes rentrés dans notre chambre, Édith, en voyant le désordre qui y régnait, se mit à pleurer à chaudes larmes et j’eus toutes les peines du monde à la consoler.

— Bah ! lui dis-je, en l’aidant à replacer dans l’armoire le linge que Bill Sharper et son acolyte avaient éparpillé sur le parquet… bah !… le mal n’est pas bien grand !… vos chemises et vos jupons sont un peu chiffonnés, mais avec un coup de fer, il n’y paraîtra plus… Le plus à plaindre dans toute cette affaire, c’est moi…

— Vraiment ?

— Mais oui… N’avez-vous pas remarqué que ces misérables m’ont pris mon portefeuille ?

— Et vous n’avez plus d’argent ?

— Plus un penny.

— Vous en serez quitte pour retourner chez votre oncle de Richmond.

— Cette fois, il ne voudra rien entendre.

— Vous lui direz que vous avez absolument besoin d’argent pour aller en Hollande.

— Oh ! si j’avais le malheur de prononcer devant lui le nom de mon oncle Chaff, il me mettrait immédiatement à la porte…

— Alors ?

— Alors, je vais voir… il vous reste bien quelques livres, Édith ?

— Oh ! une… tout juste…

— Ce sera suffisant pour aller jusqu’à demain soir… d’ici là, j’aviserai.

— Vous ont-ils pris aussi vos billets de chemin de fer ?

— Évidemment, puisqu’ils ont emporté mon portefeuille et que les tickets étaient dedans…

Édith s’était assise et demeurait songeuse, pendant que je replaçais soigneusement dans ma malle divers objets épars sur le tapis…

— Edgar, dit-elle au bout d’un instant, plus je réfléchis à cette aventure, plus je la trouve étrange… Comment se fait-il que ces vilains hommes vous connaissent ?… Quelles relations de tels bandits peuvent-ils avoir avec un gentleman comme vous ?

— C’est pourtant bien simple, Édith… oui, c’est tout ce qu’il y a de plus simple… Le nommé Manzana a été, comme je vous l’ai déjà dit, domestique chez mes parents et comme il avait dérobé dans la chambre de ma mère un superbe diamant, nous l’avons fait arrêter… Or, savez-vous ce que le drôle a dit devant le juge d’instruction ?… Il a prétendu que c’était moi qui étais le voleur… Faute de preuves, on l’a relâché, mais le misérable a juré de me faire chanter et, chaque fois qu’il me retrouve, il me réclame le diamant afin de le rendre à mon père, prétend-il… Vous saisissez la petite combinaison, n’est-ce pas ?

— Pas très bien… car Manzana sait parfaitement que l’on ne trouvera pas ce diamant sur vous…

— Bien sûr… mais il espère ainsi m’intimider et me tirer de l’argent… et vous voyez, son truc réussit, puisqu’il est parvenu aujourd’hui à me chiper mon portefeuille… Il joue du diamant comme d’un appât… c’est un prétexte, voilà tout… c’est de cette façon qu’il amorce la convoitise de ses complices. Chaque fois qu’il me retrouve dans une ville, il recrute quelques malfaiteurs et leur dit : « Je connais un homme qui a sur lui un diamant évalué à plusieurs millions… voulez-vous m’aider à le lui prendre ? » Bien entendu, il trouve toujours des amateurs et, à défaut de diamant, il me soulage des bank-notes que j’ai sur moi.

— Mais ce misérable peut vous poursuivre toute votre vie… Pourquoi n’avez-vous pas raconté cela au constable ?

— Parce qu’on eût commencé une enquête et que ces formalités judiciaires eussent retardé, sinon compromis, mon voyage en Hollande…

— Cependant, l’enquête se fera quand même ?

— Oui, mais elle ne nécessitera pas ma présence continuelle à Londres… On classera l’affaire dans la catégorie des cambriolages ordinaires… tandis que si je me prétendais victime d’une bande de maîtres chanteurs, les interrogatoires n’en finiraient plus.

— Cependant, le constable qui a reçu notre déposition a bien écrit sur son registre « Tentative de chantage »…

— Vous en êtes sûre ?…

— Oh ! oui… pendant qu’il écrivait, je lisais par dessus son épaule…

— Bah ! nous verrons… le principal c’est que je puisse passer en Hollande le plus tôt possible…

Avais-je convaincu Édith ? Cela était douteux, car je crois qu’en lui fournissant toutes ces explications, j’avais bafouillé quelque peu. J’étais, en ce moment, dans la situation d’un homme que se noie et se débat furieusement.

On reconnaîtra qu’il me fallait une jolie présence d’esprit, pour ne pas perdre la tête, au milieu de toutes ces tribulations… Jamais, peut-être, je n’avais été si menacé… Toutes les complications fondaient sur moi, dru comme grêle… J’étais pris dans un filet qui se resserrait peu à peu… D’un bond je pouvais encore me dégager, peut-être, mais qui sait si ce bond n’aurait pas pour résultat de me faire trébucher et tomber dans un nouveau piège ouvert sous mes pas !