Mémoires d’un cambrioleur retiré des affaires/Partie 1/Chapitre XIX

Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 170-177).

XIX

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Peut-être le lecteur s’étonnera-t-il que j’aie pris brusquement la résolution d’emmener Édith en Hollande. Quelques mots d’explication me semblent nécessaires.

L’ignoble individu qui s’appelait Bill Sharper connaissait mon adresse… Si je laissais Édith à Londres, le bandit, furieux d’avoir été joué, trouverait certainement le moyen de s’introduire auprès de ma maîtresse.

De complicité avec Manzana, il la terroriserait, la menacerait et finirait par lui faire avouer que j’étais parti pour la Hollande, Bill Sharper ne comprendrait pas grand chose à cette disparition, mais Manzana comprendrait, lui.

Il songerait immédiatement au lapidaire d’Amsterdam dont je lui avais souvent parlé et il s’arrangerait pour venir me retrouver… Dans le cas où il lui serait impossible d’entreprendre ce voyage, il me dénoncerait à la police et je serais « cueilli » avant d’avoir pu vendre mon diamant… ce précieux diamant que je tenais toujours caché dans le talon droit de ma bottine…

En m’enfuyant avec Édith, j’enlevais à mes ennemis le seul témoin qui pût les renseigner. Le lendemain, quand Bill Sharper viendrait au rendez-vous que je lui avais assigné, il trouverait visage de bois.

Pendant qu’il me chercherait dans Londres, en compagnie de Manzana, je voguerais tranquillement vers la Hollande. Bien entendu, je ne reviendrais pas de sitôt en Angleterre. Lorsque j’aurais touché mes millions, je m’embarquerais pour l’Amérique et m’arrangerais là-bas, avec Édith, une jolie petite existence…

Pour l’instant, Londres était dangereux, il fallait fuir au plus vite.

Nous déjeunâmes tranquillement, Édith et moi, puis nous fîmes nos malles, ce qui ne nous prit pas beaucoup de temps car nous avions très peu de choses à mettre dedans.

Ma garde-robe, comme celle d’Édith, avait besoin d’être considérablement augmentée et je me promettais bien de le faire, dès que j’aurais enfin converti en bank-notes ce maudit diamant qui commençait à devenir terriblement embarrassant.

Pendant que nous procédions à nos préparatifs, Édith, aussi joyeuse qu’une petite pensionnaire qui part en vacances, me posait une foule de questions auxquelles je répondais parfois par quelque plaisanterie, car j’étais très gai, ce jour-là, et j’avoue que j’étais aussi impatient que ma maîtresse de quitter l’Angleterre.

Je dois dire aussi que la perspective de ne pas être séparé d’Édith m’était fort agréable… Je déteste la solitude. Quand je suis seul, j’ai souvent des idées noires ; avec une petite folle comme Édith, je n’aurais pas le temps de m’ennuyer.

J’avais d’abord décidé de l’emmener à Amsterdam, mais je me ravisai. Il était préférable de la laisser soit à La Haye, soit à Haarlem, car les femmes sont curieuses et je ne tenais pas à ce qu’elle me suivît et arrivât à découvrir l’adresse de mon lapidaire. J’avais inventé l’histoire de l’oncle Chaff, il fallait que, jusqu’au bout, Édith fût persuadée que c’était lui mon bailleur de fonds. Je pouvais donc jouer de l’oncle Chaff tant qu’il me plairait et le faire mourir au moment opportun.

Ah ! misérable Manzana, comme vous alliez être roulé !

Peut-être que si vous vous étiez mieux comporté envers moi, j’aurais fait votre fortune, mais maintenant, j’eusse mieux aimé jeter cent mille livres dans la Tamise que de vous donner un shilling. Édith aurait votre part, et il était plus naturel qu’il en fût ainsi.

Vers trois heures de l’après-midi, je réglai la note d’hôtel et priai notre logeuse d’envoyer chercher un taxi.

Quelques instants après, une maid vint nous avertir que le taxi était en bas, mais que le chauffeur refusait de monter pour prendre les bagages. Ils n’étaient pas bien lourds, à la vérité, mais j’hésitais à les charger sur mon dos ; on a beau ne pas être fier, il y a des cas où l’on tient à conserver sa réputation de gentleman, surtout devant une maîtresse qui vous croit fils de millionnaires.

— Trouvez-moi quelqu’un pour enlever cela, dis-je d’un ton bref… il ne manque pas de gens dans la rue qui ne demandent qu’à gagner une couronne…

La maid descendit immédiatement et, quelques instants après, elle remontait en disant :

— J’ai trouvé quelqu’un, sir.

Un pas lourd résonna dans l’escalier, puis une silhouette énorme s’encadra dans le chambranle de la porte.

— On a demandé un porteur, fit une affreuse voix grasseyante, me voilà !

Et l’homme qui venait de prononcer ces mots me regardait d’un œil narquois.

C’était Bill Sharper !

Il salua avec affectation, eut un petit rire qui ressemblait au bruit que fait une poulie mal graissée, puis s’avançant au milieu de la pièce, s’écria, au grand effarement d’Édith :

— Ah ! ah ! les amoureux, vous vous apprêtiez à nous quitter, à ce que je vois… Et les rendez-vous… les affaires importantes ?…

Voulant à tout prix éviter un scandale, je m’approchai de Bill Sharper et lui glissai à l’oreille :

— Pas un mot de plus… il y a cent livres pour vous…

— Cent livres. C’est bon à prendre, répondit la brute à haute voix, mais j’marche pas…

— Cependant…

— Oh !… y a pas de cependant… quand Bill Sharper dit qu’il ne marche pas… y a rien à faire… Faudrait tout d’même pas m’prendre pour un « cockney », monsieur Edgar Pipe !…

— Voyons, mon ami !

— Y a pas d’ami qui tienne… moi, j’aime pas qu’on s’paye ma tête… Ce matin, vous me donnez rendez-vous pour le lendemain, sous prétexte que vous avez une affaire à me proposer et pssst !… Monsieur s’apprêtait à me glisser entre les doigts… Voyons, monsieur Edgar Pipe, c’est-y des procédés honnêtes, ça ?… Moi, j’suis c’que j’suis, mais quand j’donne ma parole, ça vaut un écrit…

— Mais, insinuai-je… vous vous trompez… je ne quitte pas Londres… c’est madame qui s’en va et je l’accompagnais à la gare…

— Non… voyez-vous, on ne me fait pas prendre un bec de gaz pour la lune… Monsieur Pipe, cette malle est bien la vôtre, n’est-ce pas ? Et, d’ailleurs, la meilleure preuve que vous étiez près de filer, c’est que vous aviez pris deux billets à Charing Cross. Avouez que ma police est bien faite…

Je vis tout de suite que j’étais perdu… J’avais échappé à Manzana pour tomber sur une bande de maîtres chanteurs qui ne me lâcheraient pas facilement.

Édith que ne comprenait rien à cet imbroglio, commençait à se fâcher :

— C’est ridicule tout cela, s’écria-t-elle… attendez, je vais appeler un policeman.

— Allons, ma belle, dit Sharper, tâchez de vous tenir tranquille, ou sans cela…

Et il la repoussa au fond de la pièce.

— Edgar ! Edgar ! suppliait ma maîtresse, vous n’allez pas me laisser brutaliser par ce rustre… Il est ivre, vous le voyez bien…

Bill Sharper éclata de rire…

Les choses allaient se gâter, il fallait absolument que je sortisse de là, mais comment ?

M’attaquer à Bill Sharper, il n’y fallait pas songer. Cet homme était un hercule et il n’eût fait de moi qu’une bouchée.

Il ne me restait qu’une solution parlementer, mais cela était bien délicat, surtout devant Édith.

Je m’approchai du drôle et lui glissai rapidement ces mots :

— Descendons… nous nous expliquerons en bas.

— Mais pas du tout, répliqua-t-il… Nous sommes très bien ici pour causer… Ah ! oui, je comprends, vous ne voulez pas mettre madame au courant de vos petites histoires, mais bah ! elle les apprendra tôt ou tard. Elle doit bien se douter d’ailleurs que vous n’êtes pas le prince de Galles…

Édith, toute troublée, me regardait d’un air effaré.

Évidemment… tout cela devait lui sembler étrange. Ma rencontre avec Manzana pouvait, à la rigueur, s’expliquer mais comment lui faire admettre que Bill Sharper ne m’avait jamais vu ? D’ailleurs, le gredin avait plusieurs fois prononcé mon nom et maintenant, il devenait plus précis :

— Voyons, Edgar Pipe, disait-il (il ne m’appelait déjà plus monsieur), il s’agit de s’entendre. Votre ami Manzana prétend que vous l’avez volé et que vous détenez indûment un gage qui est sa propriété autant que la vôtre…

— C’est un affreux mensonge, m’écriai-je, Manzana veut me faire chanter…

Édith crut devoir prendre ma défense.

— Oui… oui… s’écria-t-elle, il y a là-dessous une vilaine affaire de chantage… M. Edgar Pipe, mon ami, est un honnête homme, incapable de conserver par devers lui ce qui ne lui appartient pas… Si ce M. Manzana a quelque chose à réclamer, pourquoi ne vient-il pas lui-même ?

Pauvre petite Édith ! si elle avait pu se douter !…

Bill Sharper, sans paraître entendre ce qu’elle disait continuait de discourir…

M. Manzana, dit-il, n’a aucune raison pour me tromper. Je le crois sincère… En tout cas, il a remis sa cause entre mes mains et je dois me renseigner… D’abord Edgard Pipe, puisque vous prétendez n’avoir rien à vous reprocher, pourquoi vous apprêtiez-vous à quitter Londres ?… Le temps n’est guère propice aux villégiatures… Vous ne pouvez donc pas invoquer l’excuse d’un petit voyage d’agrément…

M. Pipe, répondit vivement Édith, a un oncle qui est très malade, et il allait lui rendre visite… Voyons, Edgar, montrez donc à monsieur la lettre que vous avez reçue de Hollande…

— Mauvaise excuse, ricana Sharper… Puisque M. Pipe savait qu’il allait s’absenter, pourquoi m’a-t-il donné rendez-vous pour demain ?

J’expliquai à Sharper qu’au moment où je lui fixais ce rendez-vous, je n’avais pas encore reçu la lettre en question.

— Il fallait me faire prévenir, murmura-t-il.

— Et où cela ? fis-je en haussant les épaules… j’ignore votre adresse.

— Vous n’aviez qu’à déposer un mot à mon nom au bar du Soho où nous avons fait connaissance…

— C’est vrai, je n’y ai pas songé…

— Allons ! trêve de discours… nous perdons notre temps en ce moment…

— Certainement… et je dois vous prévenir, mon cher Sharper, que vous vous occupez là d’une affaire qui ne vous rapportera absolument rien…

— Vous croyez ?… Moi, je ne suis pas de cet avis…

— Vous verrez… et si j’ai un conseil à vous donner, vous feriez mieux d’accepter les cent livres que je vous ai offertes tout à l’heure…

— Non… je préfère attendre… Je suis sûr que ces cent livres-là feront des petits.

— Vous vous illusionnez.

— C’est possible… nous verrons… En attendant, il serait peut-être bon que nous consultions M. Manzana… Il est justement en bas… Je vais le prier de monter…

Édith en entendant ces mots se mit à pousser des cris terribles :

— Non ! non !… hurlait-elle, je ne veux pas voir cet homme, il me fait peur !… Je ne veux pas qu’il monte… Je suis ici chez moi !… Miss Mellis !… Miss Mellis ! allez chercher la police !…

— Vous… si vous appelez… dit Bill Sharper…

Et il fit avec ses énormes mains le geste d’étrangler quelqu’un.

Édith, plus morte que vive, s’était blottie contre moi.

— Rassurez-vous, lui dis-je, pendant que Bill Sharper descendait l’escalier… il ne vous arrivera rien… Je suis victime d’une bande de gredins qui, me sachant riche, ont inventé une affreuse histoire pour me perdre… Ne vous étonnez de rien… avant peu tous ces gens-là seront arrêtés et nous en apprendrons de belles sur leur compte… Faites-moi confiance, Édith… vous savez que je vous aime et que mon seul désir est de vous rendre heureuse.

Ma maîtresse me serra la main avec force et cette étreinte me redonna du courage.

Déjà Bill Sharper revenait, accompagné de Manzana et d’un autre individu à figure patibulaire, qu’il me présenta comme un interprète.

— Ah ! traître ! ah ! bandit ! s’écria Manzana dès qu’il m’aperçut… vous menez vie joyeuse… vous vous payez des femmes…

D’un geste, Bill Sharper l’invita à se taire, mais comme Manzana qui était fou de rage continuait de m’insulter, il lui imposa silence en lui envoyant un coup de coude dans les côtes.

Mon associé se calma.

— Messieurs, dit Bill Sharper, après avoir refermé la porte à double tour, il ne s’agit pas en ce moment de se disputer comme des portefaix… M. Manzana, ici présent, a porté contre M. Edgar Pipe une accusation grave… il faut que nous sachions si M. Manzana a raison… oui ou non. Interprète, traduisez mes paroles au plaignant.

Lorsque cet ordre eut été exécuté, Manzana commença de parler et, au fur et à mesure que les mots sortaient de ses lèvres, l’homme à figure patibulaire traduisait d’une voix enrouée.

Manzana prétendit que nous étions associés pour la vente d’un diamant, que ce diamant lui appartenait comme à moi, mais que je m’étais enfui subitement afin de garder pour moi seul l’objet qui était notre « commune propriété ».

J’arguai, pour ma défense, que l’on m’avait dérobé le diamant. Manzana soutint ou que je l’avais vendu à vil prix ou que je l’avais encore sur moi.

— Je vois, dit Bill Sharper, que ces messieurs ne pourront jamais s’entendre… Ce qu’il y a de certain (d’ailleurs personne ne le conteste) c’est qu’il y avait un diamant… Il semble peu probable que M. Edgar Pipe se le soit laissé prendre… Quand on porte sur soi un diamant de plusieurs millions on le cache soigneusement… Pour ma part, je ne crois pas un traître mot de ce que M. Pipe nous a raconté… De deux choses l’une : ou il a bazardé l’objet, ou il l’a encore sur lui… S’il l’a bazardé, il doit nous montrer l’argent… s’il l’a conservé, il doit nous présenter le gage.

Manzana s’écria :

— Il portait toujours le diamant dans la poche de côté de sa chemise… fouillez-le.

— C’est une excellente idée, en effet, approuva Bill Sharper.