Mémoires d’un cambrioleur retiré des affaires/Partie 1/Chapitre XVIII

Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 162-169).

XVIII

où le nommé Bill Sharper
commence à devenir gênant

Pendant près d’un quart d’heure, Manzana s’efforça de me faire avouer, mais avec une ténacité qui le mit, à certains moments, hors de lui, je maintins la version que j’avais adoptée et qui allait devenir mon suprême argument.

— C’est bien, dit-il à la fin, nous verrons demain… Pour l’instant, je tombe de fatigue… emmenez-moi coucher chez vous…

— Impossible, je n’ai qu’une pièce et qu’un lit…

— Vous mettrez un matelas par terre…

— N’y comptez pas…

— Et pourquoi cela ?

— Parce que je ne suis pas seul.

— Ah !… c’est vrai… vous n’êtes pas seul… à présent que vous êtes en fonds, vous vous payez des femmes… Monsieur mène la grande vie, il dîne dans les grands restaurants… Vous ne me ferez tout de même pas accroire que c’est avec les six cents francs du pasteur que vous pouvez mener ce train-là. Vous allez peut-être me dire que vous avez fait un bon petit cambriolage qui vous a remis à flot… Racontez cela à d’autres !… Vous vivez sur l’argent du diamant, voilà tout !…

— Je vous jure…

— Jurez tant que vous voudrez, je maintiens ce que j’ai dit… Vous êtes une canaille.

— Ah ! en voilà assez, n’est-ce pas ?

— Quoi ?

Nous nous regardions tous deux. Mon associé allait bondir sur moi, quand plusieurs consommateurs s’interposèrent… En leur qualité d’Anglais, ils étaient prêts à me défendre contre Manzana.

Je profitai très habilement de ce courant de sympathie et, m’adressant à eux :

— Délivrez-moi de cet ivrogne, m’écriai-je.

L’homme qui, l’instant d’avant, s’était présenté à moi sous le nom de Bill Sharper, me glissa à l’oreille :

— Une demi-livre et je vous débarrasse de cet oiseau-là…

— Entendu.

— Payez d’avance.

Je laissai négligemment tomber une petite pièce d’or de dix shillings.

Manzana qui ne comprenait pas un mot d’anglais, continuait de gesticuler. À un moment, au comble de la fureur, il bondit sur moi, mais le nommé Bill Sharper qui était un hercule, l’empoigna par le col de son pardessus, le fit pivoter comme un toton et le colla sur une table où il le maintint, en lui appliquant délicatement un genou sur la poitrine.

Je profitai de ce que mon ennemi était immobilisé pour m’esquiver en douce.

Une fois dans la rue, je hélai un taxi et me fis conduire chez Édith.

Ouf !… J’étais donc enfin débarrassé de ce bandit de Manzana, et je me promettais bien de ne plus retomber entre ses mains. D’ailleurs, j’étais résolu à tout…

Je n’hésiterais pas, au besoin, à faire supprimer Manzana par ce Bill Sharper, qui me faisait l’effet d’un garçon très expéditif en affaires.

Je trouvai Édith encore toute bouleversée par la scène à laquelle elle avait assisté.

— Ah ! vous voilà, s’écria-t-elle, en se jetant dans mes bras. Alors, vous êtes parvenu à faire entendre raison à ce vilain homme…

— Oui… je l’ai fait arrêter et son compte est bon…

— Il vous connaissait donc ?

— C’est un individu qui a été autrefois domestique chez mon père… un individu de sac et de corde que nous avions été obligés de livrer à la justice… Le hasard a voulu qu’il me retrouvât et il a essayé de m’intimider pour obtenir quelque argent. Je l’ai remis entre les mains d’un policeman et l’ai accompagné au poste… Il était justement recherché pour une affaire de vol avec effraction…

— Quelle affreuse figure il avait… il m’a fait une peur !…

— Tranquillisez-vous, ma chère, vous ne le reverrez pas de sitôt…

— Vous croyez ?

— J’en suis sûr.

— Ah ! tant mieux.

La conversation en resta là. Je ne sais si Édith ajouta foi à ce que je lui racontai. Elle parut, en tout cas, absolument rassurée.

Quant à moi, je l’étais moins, car je craignais de retomber encore sur ce brigand de Manzana. Il ignorait mon adresse, mais si vaste que soit la ville de Londres, on arrive toujours à s’y rencontrer. D’ailleurs, il était certain que mon ennemi ferait tout pour me retrouver. Il n’y avait qu’un moyen de lui échapper : c’était de passer vivement en Hollande et d’emmener Édith avec moi.

Le lendemain matin, je me levai de bonne heure avec l’intention de me rendre à la gare pour y prendre mes billets.

Au moment où je mettais le pied sur le trottoir, un homme, qui se tenait dissimulé derrière un kiosque à journaux, se dressa soudain devant moi.

C’était Bill Sharper !

— Pardon, m’sieu Pipe, me dit-il en portant la main à son chapeau graisseux, est-ce que je ne pourrais pas causer avec vous un instant ?…

— Mais comment donc, mon cher, répondis-je avec un sourire que je m’efforçai de rendre le plus aimable possible… Parlez… Qu’y a-t-il pour votre service ?

Et, tout en disant cela, je continuais mon chemin.

Bill Sharper m’emboîta le pas.

Lorsque nous fûmes arrivés au coin de Coventry et de Leicester Square, il se rapprocha et me dit :

— Ici, m’sieu Pipe, nous serons tranquilles pour causer… Nous pourrions bien entrer dans ce bar, mais je crois qu’il est préférable que nous restions dehors… les bars, c’est toujours plein de gens qui écoutent les conversations et en font souvent leur profit…

— Parlez, mon ami, fis-je en dissimulant à grand’peine l’inquiétude qui m’agitait.

— Eh bien, voici, m’sieu Pipe… Un service en vaut un autre, n’est-ce pas ? Or, je vous ai débarrassé hier d’un individu gênant…

— Et je vous en remercie infiniment…

— Je suis très sensible à vos remerciements, m’sieu Pipe, mais vous savez, les affaires sont les affaires et, moi, je suis un business-man… Hier soir, j’avais jugé que dix shillings étaient suffisants pour le service que je voulais bien vous rendre, mais depuis… j’ai réfléchi… je trouve que c’est un peu maigre…

— En effet, répondis-je, cela valait au moins une livre…

Bill Sharper me regarda en souriant, puis reprit d’une voix éraillée, après avoir balancé la tête de droite et de gauche :

— Vous êtes bien aimable, mais une livre c’est encore trop peu… Vous seriez un « purotin »… je ne dis pas… mais un homme qui est riche à millions…

— Vous plaisantez…

— Non… non… Je sais ce que je dis… Je suis renseigné…

— Celui qui vous a renseigné a menti…

— Nous verrons ça… En attendant, m’sieu Pipe, comme j’ai, ce matin, un effet de dix livres à payer, je vous serais obligé de vouloir bien m’ouvrir un crédit de pareille somme…

— Dix livres, m’écriai-je… dix livres ! mais je ne les ai pas sur moi…

En ce cas, m’sieu Pipe, remontez chez vous les chercher, je vous attendrai devant la porte…

Il n’y avait pas à discuter, je le comprenais bien. Manzana avait parlé… il s’entendait peut-être avec ce Bill Sharper… On voulait me faire chanter.

Un honnête homme, lorsqu’il tombe entre les mains de pareils aigrefins, n’a qu’à demander à la police aide et protection, mais moi, pour les raisons que le lecteur connaît, je ne pouvais user de ce moyen. Je devais donc « chanter », sans me faire prier, et c’est ce que je fis.

Je remontai mon escalier, mais comme il était inutile que je misse Édith au courant de cette nouvelle aventure, je m’arrêtai au deuxième étage, tirai mon portefeuille de ma poche, y pris deux bank-notes de cinq livres et redescendis lentement trouver Bill Sharper.

— Voici, dis-je, en lui glissant les billets dans la main…

Le drôle se confondit en remerciements.

— Merci, m’sieu Pipe !… M’sieu est bien bon… on voit qu’il comprend les affaires… Je suis tout à sa disposition, car moi, je sers fidèlement ceux qui me payent… Je déteste les gens qui lésinent et se font tirer l’oreille pour sortir leur argent… Si monsieur a encore besoin de moi, qu’il n’oublie pas que je suis à son entière disposition…

J’aurais pu congédier sur-le-champ ce répugnant personnage, mais je jugeai qu’il était plus habile de le ménager et de le mettre dans mon jeu, du moins pour quelque temps.

— Écoutez, dis-je, en lui posant familièrement la main sur l’épaule. Vous êtes un garçon intelligent… Je crois que nous pourrons nous entendre… La façon dont vous avez trouvé mon adresse prouve que vous ne manquez pas de « prévoyance »… Voyons, maintenant que nous sommes des amis, vous pouvez bien me dire ce qui s’est passé hier soir, dans le bar du Soho, après mon départ…

— Volontiers, m’sieu Pipe… du moment qu’vous payez vous avez bien le droit d’savoir, s’pas ? Donc, hier soir, votre associé…

— Mon associé ?

— Oui… celui dont je vous ai débarrassé… Il se prétend votre associé… Il affirme que vous êtes très riche… et que, lui, est ruiné par votre faute… Moi, vous comprenez, j’ai rien à voir là-dedans… S’il a été assez poire pour se laisser rouler, ça le regarde…

— Cet homme ment, affirmai-je avec une indignation qui devait paraître sincère… il ment effrontément… C’est lui qui m’a ruiné, au contraire, et aujourd’hui, il essaie de se raccrocher à moi pour se faire entretenir.

— Moi, vous savez, repartit Bill Sharper, je n’ai pas à entrer dans toutes ces histoires-là… ce que je cherche, c’est à gagner honnêtement ma vie, en rendant service à l’un et à l’autre… Votre associé n’a pas le sou, par conséquent, il ne m’intéresse pas…

— Méfiez-vous de cet homme… il est de la police…

— Vous croyez ?

— J’en suis sûr…

— Alors, on l’aura à l’œil, mais comme il ne comprend pas un mot d’anglais, il n’est pas bien dangereux… On peut sans crainte parler devant lui.

— Ne vous y fiez pas…

Nous étions arrivés devant Trafalgar Square.

— Excusez-moi, me dit Bill Sharper, mais je suis obligé de vous quitter… Si par hasard, j’apprenais du nouveau, je vous préviendrais immédiatement…

— Oui… c’est vrai… vous connaissez mon adresse… Mais, dites-moi, comment l’avez-vous découverte ?

— En vous faisant suivre, parbleu…

— Vous êtes très habile, monsieur Sharper…

— Non… Je connais mon métier, voilà tout…

— Vous auriez fait un excellent détective…

— On me l’a souvent dit.

— Vous m’avez l’air aussi d’un garçon décidé…

— Ça dépend comme vous l’entendez.

— Je veux dire que vous savez, quand il le faut, prendre une résolution énergique.

— Pour ça… oui !

— Voulez-vous gagner cent livres ?…

— Qui ne voudrait pas gagner cent livres ?

— Oh ! minute !… il faut d’abord savoir si vous acceptez ce que je vais vous proposer…

— Proposez toujours… allez ! Il y a de fortes chances pour que j’accepte… De quoi s’agit-il ?

J’eus l’air de réfléchir, puis je laissai, d’un ton grave, tomber ces mots :

— Je ne puis rien vous dire pour le moment… Voulez-vous que nous nous retrouvions demain matin ?

— Si vous voulez… Où cela ?

— Chez moi.

— Arundell street ?

— Oui.

— À quelle heure ?

— Vers onze heures du matin…

— Entendu… J’y serai.

Nous nous serrâmes la main et nous nous quittâmes devant le Guild Hall.

Lorsque Bill Sharper eut disparu au coin de King street, je me dirigeai rapidement vers la gare de Charing Cross.

Une fois là, au lieu de prendre un seul billet pour Douvres, j’en pris deux… puis je regagnai mon domicile — ou plutôt celui d’Édith.

Ma maîtresse n’était pas encore levée.

— Eh ! quoi, dit-elle en m’apercevant, vous voilà déjà ?

— Est-ce un reproche ?

— Non… mon cher, mais je ne vous attendais pas avant midi…

— J’ai terminé mes courses plus tôt que je ne pensais…

— Alors, nous déjeunons en ville ?

— Oui, Édith, si vous voulez… quoique j’eusse préféré que notre logeuse nous servît à déjeuner dans notre chambre… Vous allez avoir beaucoup d’ouvrage aujourd’hui, et peut-être ferions-nous bien de ne pas perdre de temps.

Édith s’était dressée sur sa couche et, la tête entre les mains, me regardait d’un air étonné.

— Beaucoup d’ouvrage… dites-vous ?…

— Oui… nos malles…

— La vôtre…

— Et la vôtre aussi, Édith, car je vous emmène…

— Vrai ?

— Ai-je l’air de quelqu’un qui plaisante ?…

Ma maîtresse se leva d’un bond et me jetant ses bras autour du cou, me couvrit de baisers, en sautant de joie, comme une petite fille à qui on promet une poupée…

— Oh ! Edgar !… ça, c’est bien ! vous êtes gentil comme tout… Alors, nous allons en Hollande ! Quel bonheur ! On dit que c’est si joli, la Hollande… J’ai reçu dernièrement une carte postale d’une de mes amies qui est à Rotterdam… une jolie carte postale où l’on voit des petits moulins et des boys avec des casquettes de fourrure, des culottes rouges et des sabots de bois… Oh ! vrai ! Je suis contente, Edgar, mon petit Edgar chéri ! oui, bien contente ! Pour une surprise, en voilà une !… et une belle !… Oui, oui, il faut déjeuner ici… Je vais sonner miss Mellis pour qu’elle nous prépare des côtelettes pendant que je vais m’habiller… C’est le moment d’étrenner ma robe beige et mon manteau de « cross-crew »…

Et elle disparut, riant aux éclats, dans le cabinet de toilette.