Mémoires d’un cambrioleur retiré des affaires/Partie 1/Chapitre XVII

Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 153-161).

XVII

une ombre sur le paysage

Ce soir-là, nous fîmes ce que les Français appellent la « bombe », mot qui vient de bombance, très probablement. J’emmenai Édith dîner à l’« Alexandra », Saint-George’s Place, et là, je lui payai un souper qu’un lord ne lui eût certainement pas offert : oysters, anchory, salmon, trout, filled steak, minced lamb, vegetables marrow, water cress, apple turnover, vanilla ice, le tout arrosé de champagne, de claret et de porto… La note se montait à cinq livres six pence exactement. Édith et moi nous étions très gais et nous décidâmes d’aller finir notre soirée à l’Olympia.

Je sifflai un taxi qui vint immédiatement se ranger le long du trottoir. Un mendiant dont la figure était aussi noire que celle d’un nègre se précipita pour ouvrir la portière. J’aidai galamment Édith à monter dans le cab et j’allais prendre place à côté d’elle, quand soudain, mes yeux rencontrèrent ceux du mendiant qui se tenait toujours là, semblant attendre un pourboire…

Le drôle me regardait avec un mauvais sourire.

Au moment où j’allais mettre le pied dans la voiture, il m’empoigna par le bras, me fit brusquement décrire un demi-tour et me dit, en approchant sa figure sale de la mienne :

— Non, monsieur Pipe…, non, vous ne m’échapperez pas… une fois passe, mais deux, jamais !

Manzana !… c’était Manzana !…

Je ne l’avais pas reconnu tout d’abord, sous la couche de crasse qui recouvrait son visage, mais je le reconnaissais maintenant à sa vilaine voix métallique.

J’essayai de payer d’audace :

— Monsieur, répondis-je, en prenant un accent étranger, vous vous trompez certainement… Veuillez me lâcher… ou j’appelle un policeman…

— Eh bien, appelez, dit mon terrible associé, je ne demande pas mieux… nous irons au poste et, là, je dirai qui vous êtes…

Dans l’intérieur du taxi, Édith s’affolait :

— Oh ! Edgar ! Edgar !… criait-elle appelez un agent… qu’on nous débarrasse de ce vilain homme !

— Rassurez-vous, ma chère, dis-je en m’efforçant de paraître calme… ce monsieur fait certainement erreur… je vais m’expliquer avec lui… rentrez à la maison, je vous rejoins dans un instant…

Et, à voix basse, je glissai notre adresse au chauffeur qui partit sur-le-champ.

Quand il eut disparu, je donnai à Manzana une petite tape sur l’épaule et lui dis d’un ton conciliant :

— Voyons, mon ami, à quoi bon faire du scandale… et affoler une femme… Je vous croyais plus galant, ma parole…

— Il s’agit bien de galanterie… je voudrais vous voir à ma place… Ah ! c’est ainsi que vous m’avez plaqué !

— Pardon, mon cher, s’il y en a un des deux qui a plaqué l’autre, c’est vous ce me semble…

— Oh ! n’essayez pas de jouer sur les mots… je ne suis pas un imbécile… Vous croyez donc que je n’ai pas deviné votre manège ?… Vous vous êtes tout simplement entendu avec cette canaille de capitaine pour me faire expulser du bateau…

— Vous dites des bêtises, Manzana… la fureur vous égare… Vous vous êtes conduit comme un niais.

— Soyez poli, n’est-ce pas ? Je ne suis point d’humeur à me laisser insulter par un gredin de votre espèce…

— Calmez-vous, je vous prie, et raisonnez un peu… Grâce à moi, vous étiez embarqué sur un bateau qui nous emmenait en Angleterre… or, vous vous rappelez à quelles conditions on nous avait acceptés, vous et moi. Nous n’étions pas des passagers, mais de simples matelots… bien moins, des manœuvres, des domestiques… Vous, vous étiez affecté au service de la cale, moi, à celui du pont.

— Oui, bien entendu, vous m’aviez fait reléguer à fond de cale, afin de pouvoir vous enfuir plus facilement, au premier arrêt…

— Vous dites des stupidités, Manzana… Si j’avais eu vraiment l’intention de fuir, je me serais esquivé après notre séparation… au lieu de cela, je me suis aussitôt mis au travail… Il fallait faire comme moi, mais non, méfiant comme vous êtes, vous n’avez pas pu demeurer au poste qui vous avait été assigné, il a fallu que vous remontiez pour voir un peu ce qui se passait sur le pont… le capitaine vous a aperçu et vous a immédiatement signifié votre congé… que pouvez-vous me reprocher ?

— En quittant le bateau, je vous ai appelé, vous ne m’avez pas répondu.

— Je n’ai rien entendu, je vous l’assure, sans quoi je me fusse fait un devoir de partir avec vous… Nous étions associés, vous aviez ma parole et vous avez pu constater que, jusqu’alors, j’avais respecté mes engagements.

— Mots que tout cela !… Je sais que vous n’êtes jamais embarrassé pour trouver de bonnes raisons… Bientôt, c’est moi qui vais avoir tous les torts…

— Mais voyons, sérieusement, que me reprochez-vous ?… Est-ce moi qui vous ai lâché, oui ou non ?

— Vous étiez quand même bien content d’être séparé de moi ?

— Qu’en savez-vous ?

— Vous vous disiez : cet idiot de Manzana ne me retrouvera jamais…

— J’étais, au contraire, certain de vous revoir… Vous saviez que le Good Star allait à Londres… si j’avais voulu vous plaquer, comme vous dites, je ne serais pas venu en Angleterre…

Manzana ne trouva rien à répondre à ce dernier argument. Je voyais qu’il était furieux.

Tout à coup il éclata :

— Oui… oui… hurla-t-il, tout cela c’est très joli… c’est moi qui ai tort, c’est entendu… En attendant, vous vous payez des dîners de plusieurs livres dans les plus grands hôtels, vous avez des maîtresses, vous ne vous déplacez plus qu’en taxi… Et moi… moi, votre associé, j’en suis réduit à ouvrir les portières pour gagner quelques pence… Tel que vous me voyez, voilà deux jours que je me nourris de croûtes de pain…

— Si une livre peut vous obliger…

— Je ne demande pas l’aumône, répliqua Manzana d’un air digne… J’entends que vous respectiez nos conventions… Jusqu’à ce que nous ayons pu vendre notre diamant (et le drôle appuya sur ce mot) nous devons faire bourse commune… Tout ce qui est à vous m’appartient…

— Même ma maîtresse ?

— Pourquoi pas ?

— Vraiment, mon cher, vous allez un peu fort… D’ailleurs, je vais vous apprendre une chose qui va singulièrement vous refroidir… Je n’ai plus le diamant…

— Quoi ?… qu’est-ce que vous dites ?… Vous n’avez plus le diamant ?… Vous… n’avez plus le diamant. Alors vous l’avez vendu, vendu à vil prix ! Eh ! parbleu, ça n’est pas étonnant… J’aurais dû m’en douter du premier coup… vous êtes un gredin… un ignoble individu… un…

Manzana n’acheva pas.

Un policeman s’était approché, attiré par le bruit de la dispute.

Comme nous passions à ce moment sous un bec de gaz, il nous dévisagea tous deux et parut fort étonné de voir un gentleman comme moi en compagnie d’un individu d’aspect aussi minable que Manzana…

— Voyez, dis-je, quand l’agent se fut éloigné, un peu plus, vous vous faisiez arrêter…

— Possible… Je m’en moque, mais j’espère bien que l’on vous eût arrêté avec moi… et alors…

— Alors ?…

— J’aurais dit…

— Vous n’auriez rien dit du tout, car si vous croyez me tenir, je vous tiens aussi… Je ne suis pas un assassin, moi.

— Un assassin !… un assassin !… il faudrait le prouver…

— Ce sera très facile.

— Ah ! vraiment ? fit Manzana, d’une voix sourde.

— Oui… très facile… vous savez la dame de l’avenue des Champs-Élysées… eh bien, elle est ici… je l’ai rencontrée hier…

— Vous cherchez à m’intimider, mais ça ne prend pas, mon cher.

— Voulez-vous que je vous conduise chez elle ?

Manzana me regarda fixement. Nous étions arrivés à Regent’s Street. Les candélabres électriques placés au milieu de la chaussée nous inondaient de leur clarté bleue.

— Eh bien, oui, articula mon associé d’un ton sec… oui… j’accepte… conduisez-moi chez elle…

— Vous le voulez ?

— Je l’exige… même.

— C’est bien, suivez-moi… quoiqu’il soit déjà tard, je suis sûr que son secrétaire ne demandera pas mieux que de vous recevoir…

— Son… secrétaire ?

— Oui…

Manzana semblait avoir perdu de son assurance.

Il faut croire que, tout en bluffant, j’avais touché juste.

Il reprit cependant un peu d’aplomb et s’efforça de railler :

— Je suis dans une tenue bien négligée, dit-il, pour me présenter devant cette dame… Nous irons la voir demain, si cela ne vous fait rien… En attendant, entrez donc avec moi dans ce grill-room… Je suis mort de faim.

J’acquiesçai à son désir.

Le drôle, évidemment, n’était pas rassuré ; j’avais donc été bien inspiré en évoquant à brûle-pourpoint le souvenir de la dame des Champs-Élysées.

Cependant, l’apparition de Manzana dans le grill-room avait soulevé un tollé général.

Deux gentlemen s’écrièrent, en s’adressant au gérant :

— Vous n’allez pas, je suppose, recevoir cet affreux « beggar »…

— Nous ne sommes pas à Whitechapel ici !

Le gérant s’approcha de mon triste compagnon :

— Sortez !… Sortez ! lui dit-il.

Manzana voulut protester, mais deux garçons l’empoignèrent et le jetèrent hors de l’établissement.

J’aurais pu profiter de cet incident pour m’esquiver, mais je reconnus que cela eût été maladroit. Il valait mieux en finir une fois pour toutes avec ce gredin.

Je l’entraînai dans un bouge des environs de Soho Square.

L’établissement dans lequel nous nous trouvions était rempli de vagabonds et de miséreux, de sorte que, maintenant, c’était moi qui me trouvais déplacé dans ce milieu. On me regardait avec méfiance et un farceur qui s’était approché me dit d’une affreuse voix canaille :

— Vous savez… si vous cherchez quelqu’un pour faire un coup, je suis à votre disposition… avec moi, jamais d’ennuis… J’opère en douceur et à des prix modérés… Quand vous aurez besoin de mes services, vous n’aurez qu’à demander Bill Sharper… tout le monde me connaît ici…

Lorsque je fus parvenu à me débarrasser de ce gêneur, je m’assis à côté de Manzana à qui je fis servir une ample portion de « minced lamb » et une pinte de stout.

Tout en mangeant, il parlait et ne cessait de m’accabler de reproches… Il en revenait toujours à son expulsion du Good Star et cherchait à rejeter sur moi toutes les responsabilités.

— Comme je ne parle pas anglais, dit-il, vous en avez profité pour raconter sur mon compte quelque vilaine histoire au capitaine et c’est pour cela qu’il m’a débarqué, Enfin, n’en parlons plus. Je vous ai retrouvé, c’est le principal… causons un peu de choses sérieuses… Et notre diamant ?

— Je vous ai déjà dit que je ne l’avais plus.

Les yeux de Manzana eurent un éclat sinistre.

— Vous mentez, dit-il.

— Je vous jure que je dis la vérité.

— Racontez ça à d’autres, mais pas à moi…

— Je ne l’ai plus, répétai-je avec force.

— Alors, vous l’avez vendu ?

— Non… on me l’a pris…

— On vous l’a pris… on vous l’a pris… et qui donc ?

J’eus un geste vague.

— Et vous croyez, fit Manzana d’une voix grinçante, que vous allez vous en tirer comme ça ?… Vous croyez qu’il suffit de dire « on me l’a pris » pour que tout soit fini entre nous… Ah ! vous ne me connaissez pas, Edgar Pipe… Si demain, vous ne me montrez pas le diamant, je vais à l’ambassade de France et je dis que c’est vous qui avez volé le Régent.

— Et moi, répondis-je d’un ton calme, je vais à Scotland Yard avec la dame que vous connaissez…

Manzana s’efforça de rire, mais je vis bien qu’il était quand même troublé…

Il avala une large lampée de stout et dit, après s’être essuyé les lèvres avec sa manche :

— Vous ferez ce que vous voudrez, mais croyez bien que moi aussi je saurai agir… Tant pis pour vous !… Je vous avais prévenu. Dans toute cette affaire, j’ai été un imbécile… je n’aurais pas dû vous laisser le diamant… Vous êtes une affreuse petite canaille et je suis sûr maintenant que si vous aviez pu me supprimer, vous n’auriez pas hésité un instant.

— Vous me prêtez là vos propres intentions…

— Oui… oui, c’est bon, je suis fixé… Je me suis laissé rouler, mais ne supposez pas que vous aurez le dernier mot…

— Bah ! fis-je d’un air indifférent, dénoncez-moi, je m’en moque… J’attraperai cinq ans, voilà tout… mais vous…

Manzana avait pâli.

Le drôle avait peur, je le voyais bien… Il s’agissait de le dominer… de le tenir sous la menace d’une dénonciation…

Il reprit, au bout d’un instant :

— Allons, parlez-moi nettement… Vous prétendez que l’on vous a pris le diamant… Qui vous l’a pris ?

— Je l’ignore.

— Ainsi, on est venu comme cela vous le chiper pendant que vous dormiez ?…

— Pendant que j’étais évanoui…

— Ah ! vraiment !… Vous ne m’aviez jamais dit que vous étiez sujet aux évanouissements…

— J’aurais voulu vous voir à ma place.

— Expliquez-vous, si vous le pouvez…

— À quoi bon ? Vous ne me croirez pas.

— Dites toujours… Nous allons voir.

— Eh bien ! voici… À bord du Good Star, j’étais chargé du nettoyage… Je devais laver le pont, les bancs, les panneaux et je vous prie de croire que j’avais de l’ouvrage… Quand nous fûmes en mer, le capitaine voulut absolument me faire nettoyer l’extérieur de la lisse. Pour effectuer ce travail, j’étais obligé de me cramponner à tout ce que je trouvais sous ma main. Tout à coup, j’ai perdu l’équilibre et suis tombé à la mer… Je me suis débattu un instant, puis j’ai perdu connaissance… Quand je suis revenu à moi, j’étais à Gravesend, dans un hôpital… Je demandai aussitôt où se trouvaient mes effets, et l’on me répondit qu’on me les rendrait à ma sortie…

— Et on vous les a rendus ?

— Oui, mais le diamant que je croyais retrouver dans la petite poche de mon gilet… le diamant avait disparu !

Manzana me regarda fixement :

— Comme roman, dit-il, c’est assez bien imaginé, mais ça ne prend pas avec moi… D’ailleurs, le diamant n’était pas du tout, comme vous le prétendez, dans la poche de votre gilet… il était dans le gousset de votre chemise de flanelle… Je ne crois pas un mot de ce que vous venez de me raconter… pas un traître mot… Vous avez tout simplement vendu notre diamant à quelque marchand sans scrupules… Vous l’avez vendu au rabais, bien entendu, mais vous pouviez consentir à ce sacrifice, puisque vous n’aviez plus à partager avec moi… Allons, Edgar Pipe, parlez franchement : « Combien l’avez-vous vendu ?… »