Mémoires d’un cambrioleur retiré des affaires/Partie 1/Chapitre XVI

Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 146-152).

XVI

où apparait un oncle qui me porte un vif
intérêt

Les idées sont ou géniales ou lumineuses ; elles sont géniales quand elles sortent du cerveau, après de longues et laborieuses méditations, mais quand elles vous sont suggérées par un incident imprévu, elles sont simplement lumineuses.

Celle que je venais d’avoir pouvait être rangée dans cette dernière catégorie… La chute d’une pomme orientait l’esprit de Newton vers les lois de la pesanteur… la simple vue d’un talon de bottine me fit pousser en anglais le mot qu’Archimède prononça en grec…

Oui… j’avais trouvé !…

La solution que je cherchais et qui me fuyait avec obstination se présentait à moi dans toute sa simplicité… et je me mis à rire comme un fou, tout en continuant d’aplatir mon clou avec le pied de la chaise.

Édith qui se trouvait dans le cabinet de toilette accourut, étonnée :

— Eh bien ! demanda-t-elle, qu’y a-t-il donc, Edgar, est-ce que vous avez perdu la raison ?

Et tout en parlant, elle regardait d’un air inquiet, la bouteille de whisky posée devant moi sur la table…

Quand elle eut constaté que le liquide était toujours au même niveau, elle parut plus inquiète encore, ne pouvant plus mettre sur le compte de l’ivresse l’étrangeté de ma conduite…

— Ah ! my darling, lui dis-je… Excusez-moi, mais je songe à une chose si drôle… Figurez-vous qu’hier… au moment où je traversais Fleet Street, une grosse dame a glissé sur la chaussée et est tombée d’une façon si comique que tout le monde s’est mis à rire… oui, tout le monde, même un austère Révérend qui était arrêté devant la station d’omnibus…

— Vraiment, Edgar, vous n’êtes guère généreux… ainsi, voilà ce qui vous fait rire… une femme qui tombe !

— Oh ! rassurez-vous… j’ai été le premier à la relever… et à la conduire chez un pharmacien, car elle s’était légèrement blessée en prenant un peu trop brutalement contact avec le sol…

— Vous êtes comme les paysans du Pays de Galles, mon cher, vous riez huit jours après d’un événement qui n’est pas bien comique, en somme.

Je me gardai de protester contre cette appréciation qui n’était rien moins que flatteuse… J’aimais mieux passer pour un lourdaud du Pays de Galles, que de livrer mon secret.

Le soir, quand Édith me proposa de sortir pour respirer un peu, je prétextai une terrible migraine. Elle sortit seule, ce qui lui arrivait quelquefois, et je profitai de son absence pour me livrer à un petit travail qui n’était pas des plus faciles. Je pris une de mes bottines la droite, je m’en souviens et commençai à enlever, avec la grosse lame de mon couteau, les plaques de cuir superposées qui formaient le talon. Je creusai ensuite dans la partie demeurée intacte une sorte de petite niche rectangulaire dans laquelle je logeai mon diamant, puis je replaçai par-dessus les lamelles de cuir que j’avais détachées, l’instant d’avant, et les assujettis solidement, au moyen de vis de cuivre et de petits clous à tête plate.

Maintenant, le Régent ne me quitterait plus… et personne n’aurait l’idée de venir le chercher dans mon talon.

Je recouvrais donc un peu de tranquillité… c’était tout ce que je désirais pour l’instant.

Je me laissai donc vivre, pendant une huitaine, puis je songeai sérieusement à mon voyage en Hollande. J’avais d’abord eu l’intention d’emmener Édith avec moi, mais je jugeai que cela serait non seulement maladroit, mais encore très imprudent. Il valait mieux que je partisse seul, mais quel prétexte invoquer pour prendre congé de ma maîtresse, sans la froisser, et aussi sans rompre définitivement avec elle ? Je tenais encore à Édith, malgré le petit tour qu’elle m’avait joué à Paris et qu’elle s’était d’ailleurs ingéniée à se faire pardonner… Certes, ce n’était plus de ma part un amour fou, mais enfin elle était bien la femme qu’il me fallait. J’avais déjà eu pas mal de maîtresses et, quand je comparais à Édith tous ces anciens « collages », je trouvais que, décidément, elle était bien supérieure, comme talents et comme esprit, à toutes les pécores qui avaient, pendant de longs jours et de plus longues nuits encore, empoisonné ma vie. Je tenais donc à conserver Édith… et j’étais prêt (ce qui est une preuve d’attachement) à lui passer bien des caprices et à excuser bien des fautes.

Je crois qu’elle m’aimait aussi, mais son amour était malheureusement subordonné à l’état de mes finances… Je ne me faisais aucune illusion sur ce chapitre et j’étais persuadé que, le jour où je ne pourrais plus l’entretenir convenablement, elle chercherait aussitôt un autre protecteur.

Les femmes ne sont des héroïnes que dans les romans, et il ne faut pas les soumettre à trop rude épreuve. L’amour dans un grenier, c’était bon en 1830. Aujourd’hui, la moindre maîtresse veut un petit salon, avec un piano et le rêve qu’elle poursuit, avec l’espoir de le réaliser un jour, c’est de trouver un bon gros capitaliste qui la couvre de bijoux et lui paye une auto. En général (et il y a heureusement des exceptions) la fidélité des femmes est en raison directe du bien-être qu’on leur procure et ceux qui s’imaginent être aimés pour eux-mêmes sont souvent des niais ou des outrecuidants.

L’homme qui n’apporte que sa personne dans une association amoureuse risque fort de se voir adjoindre à bref délai des collaborateurs plus « sérieux ».

Or, comme je ne puis souffrir la collaboration en amour, je m’efforçais de trouver une raison pour conserver Édith à moi seul et la persuader que, bientôt, j’allais rouler sur l’or. Je lui confiai notamment que j’avais, à Amsterdam, un vieil oncle, riche à millions, qui m’aimait comme si j’eusse été son fils et qui me laisserait en mourant son énorme fortune.

Ces discours avaient le don d’intéresser prodigieusement Édith et je suis convaincu qu’elle souhaitait in petto la mort rapide de l’oncle de Hollande. Je m’aperçus aussi que je grandissais dans son estime et qu’elle paraissait, chaque jour, m’aimer davantage.

Quand je l’eus bien préparée, je m’arrangeai pour que l’oncle imaginaire me donnât de ses nouvelles.

Rien n’était plus facile. Il existe, à Londres, dans Augustin’s street, une agence qui s’intitule « Tsit » et qui se charge, moyennant quelques shillings, de vous expédier, à volonté, une lettre timbrée de New-York, de Singapour ou de Nouka-Hiva.

Un mari veut-il filer tranquillement le parfait amour avec une petite poule, il s’adresse à l’agence « Tsit ».

Trois semaines après, l’épouse délaissée reçoit de son volage époux une lettre des plus tendres dans laquelle il lui dit qu’il vient d’arriver en Amérique où les affaires s’annoncent bien.

Un caissier qui a dévalisé son patron veut-il dépister la police, il envoie des îles Hawaï une longue lettre dans laquelle il fait son mea culpa et où il annonce qu’il se fera un devoir de rembourser un jour la somme qu’il a été obligé de prélever dans la caisse confiée à sa garde, afin de se livrer en grand à l’élevage des moutons mérinos.

Je connaissais depuis longtemps le directeur de l’agence « Tsit » ; je puis même dire qu’il était mon ami. Je lui remis donc une lettre qu’il se chargea de me faire parvenir, timbrée et datée d’Amsterdam.

Le soir même, en tête à tête avec ma maîtresse, je préparai mes batteries. Je parlai beaucoup de l’oncle Chaff (c’était le nom que j’avais donné à ce parent de fantaisie).

Il sait votre adresse, au moins ? demanda Édith.

— Oui… je lui ai écrit, il y a quelques jours…

— Vous avez bien fait… Voyez-vous qu’il meure et que personne ne vous avertisse ?

— Oh ! de toute façon, je serais prévenu !

Jusqu’alors Édith ne m’avait jamais interrogé sur ma famille, mais ce soir-là, elle me posa une foule de questions auxquelles je répondis de la meilleure grâce du monde. Je me confectionnai même une généalogie des plus huppées et m’apparentai sans vergogne aux plus grandes familles d’Angleterre.

Édith était éblouie.

— Je me suis bien doutée, dit-elle, la première fois que je vous ai vu, que vous deviez appartenir à la haute société… d’ailleurs, quand quelqu’un a de la race, cela se voit tout de suite… et vous, vous avez de la race…

Ce compliment ne me parut pas exagéré… J’ai de la race, en effet, et bien des gens se sont laissé prendre à mon grand air de distinction.

Cela prouve que bien que l’on soit issu du peuple, on peut néanmoins avoir de l’allure… Cela donne aussi un sérieux démenti aux affirmations de certains savants qui prétendent que l’aristocratie a sa marque spéciale et qu’un roturier ne peut point prétendre à cette élégance de manières, à cette distinction naturelle que possèdent seuls les gens bien nés.

Quelle erreur !

Mon père était valet de chambre et ma mère fille de taverne en Irlande.

Il est vrai que je suis un enfant de l’amour et l’on sait que ces enfants-là sont toujours bien faits de leur personne.

Bref, Édith était subjuguée… c’était tout ce que je désirais. J’étais sûr qu’elle ne se lancerait point, durant mon absence, dans quelque aventure galante… ou que, tout au moins, si elle le faisait, ce serait avec discrétion.

À quelques jours de là, je recevais d’Amsterdam la lettre suivante :

« Mon cher monsieur Edgar,

« Votre oncle est en ce moment dangereusement malade et les médecins qui le soignent se montrent fort inquiets… Il parle souvent de vous et je crois qu’il désirerait vous embrasser. Vous savez comme il vous aime, le cher homme, et combien il souffre de ne plus vous voir. Je n’ose affirmer que votre présence le guérira, mais elle adoucira au moins ses derniers moments, car il se pourrait qu’il n’en eût plus pour bien longtemps, si j’en crois ce que dit le docteur Oldenschnock, qui ne quitte pas son chevet. J’espère, mon cher monsieur Edgar, qu’au reçu de cette lettre, vous vous mettrez immédiatement en route, et que nous aurons le plaisir de vous voir cette semaine.

« Croyez à mon respectueux dévouement.

« Cornélie Fassmosch. »

En lisant cette lettre, je feignis une émotion qui n’échappa point à Édith.

Elle demanda d’un air apitoyé :

— Mauvaises nouvelles de votre oncle ?

— Hélas ! oui et je crains bien…

— Ne vous désolez pas d’avance… Quel âge a-t-il ?

— Soixante-treize ans…

— Ce n’est pas un âge exagéré !

Rien n’était plus comique que cet apitoiement qui n’était pas plus sincère de la part d’Édith que de la mienne, au sujet d’un bonhomme qui n’existait pas.

J’avais une envie folle de rire, mais comme ma maîtresse m’observait toujours, je fis le geste d’écraser une larme au coin de ma paupière.

Il fut convenu que je m’embarquerais le lendemain soir dans le train qui part de Charing-Cross pour Douvres à 9 h. 55. De Douvres, je gagnerais Ostende, et de là Amsterdam.

Édith semblait navrée à l’idée de ce départ précipité, mais, pour la consoler, je lui promis que si la maladie de mon oncle se prolongeait, je la ferais venir en Hollande et la perspective de ce voyage lui rendit toute sa gaieté.