Mémoires d’un cambrioleur retiré des affaires/Partie 1/Chapitre XIV

Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 130-137).

XIV

la première rencontre que je fis
sur le sol anglais

Le Good Star devait, je l’ai dit, partir à deux heures de l’après-midi. En causant avec quelques matelots, anglais comme moi, j’appris qu’il se rendait directement à Londres, après escale au Havre.

Décidément, j’étais servi à souhait.

J’attendais cependant avec une inquiétude que l’on devine le moment où on larguerait les amarres et, tout en m’employant à bord le plus activement possible, je jetais de temps à autre un regard vers le quai.

C’était là que pouvait surgir l’ennemi, sous forme d’un détective ou d’un agent de la police officielle. Par bonheur, la pluie s’était remise à tomber et les quais étaient absolument déserts.

Un peu avant midi, j’eus une vive émotion. Deux hommes d’apparence assez louche s’étaient présentés à bord et avaient demandé le capitaine. Enfin, ils quittèrent le bateau, et ce furent les deux seuls visiteurs que nous eûmes sur le Good Star.

Manzana, comme bien on pense, n’était pas tranquille. à fond de cale et il éprouva le besoin de passer la tête par une écoutille, afin de s’assurer que j’étais toujours sur le pont.

Le capitaine l’aperçut.

Il eut un geste de colère, puis appelant le maître d’équipage, lui donna rapidement quelques ordres. Bientôt, Manzana reparaissait en compagnie du second qui, sans un mot, le conduisait à la passerelle et l’invitait à quitter le bord.

Mon associé qui ne tenait pas à partir sans moi protestait avec la dernière énergie et m’appelait d’une voix désespérée, mais je me gardai bien de me montrer. Il fut enfin expulsé un peu brutalement par le maître d’équipage qui n’était rien moins que patient et, dès qu’il fut sur le quai, deux marins, sur un ordre, retirèrent la passerelle.

Caché derrière une des cheminées du bateau, je voyais Manzana s’agiter comme un fou. De temps à autre, il mettait ses deux mains en porte-voix devant sa bouche et hurlait à tue-tête :

— Pipe !… Edgar Pipe !… Vous savez bien que nous ne pouvons pas nous quitter ainsi… Rappelez-vous nos conventions… C’est mal ce que vous faites là !… Prenez garde !…

Déjà le Good Star se mettait en marche et le bruit de ses hélices frappant l’eau à coups saccadés couvrait les appels de mon associé… Je l’apercevais toujours gesticulant sous la pluie, mais peu à peu, il diminua, et ne fut bientôt plus qu’une petite silhouette noire trépignante et grotesque.

Le hasard, on le voit, me servait à souhait une fois encore.

Depuis près de cinq jours, je cherchais le moyen de me débarrasser d’un affreux rasta sans usages qui était de plus fort compromettant et voici que le capitaine du Good Star dénouait, d’un simple geste, une situation qui menaçait de tourner au tragique.

Ah ! on a bien raison de dire que la vie n’est qu’une boîte à surprises.

Tout ce que l’homme prépare, élabore avec soin en vue de cette chose insaisissable qu’on appelle le bonheur, tout cela s’écroule en un clin d’œil, au moindre souffle, et c’est presque toujours ce que l’on n’a pas prévu qui finit par s’imposer à nous en bouleversant tous nos projets.

Parfois, ce changement subit nous est funeste… Souvent aussi il nous est favorable, comme c’était le cas ici.

Un étranger s’était fait mon auxiliaire. Ah ! comme je le bénissais, ce brave capitaine du Good Star !…

Cependant, je finis, à la réflexion, par m’apercevoir que, pour s’être modifiée de façon assez satisfaisante, ma situation n’en restait pas moins dangereuse.

En effet, Manzana, qui sans être un aigle n’était pas tout à fait un imbécile, ne me lâcherait pas comme cela… et il y avait des chances pour qu’il me retrouvât, soit au Havre, notre première escale, soit en Angleterre, au moment de l’accostage du Good Star… S’il me manquait à cette dernière relâche, j’avais tout lieu de supposer qu’il ne me rejoindrait jamais.

D’ailleurs, où trouverait-il de l’argent pour payer son voyage ?

Le Good Star marchait bon train… C’était un superbe cargo, dernier modèle, qui pouvait, en pleine mer, filer ses quinze nœuds, mais en ce moment, il modérait son allure, afin de ne point soulever derrière lui trop de remous. Lorsque nous atteignîmes Villequier, un pilote monta à bord, et nous guida à travers les bancs de sable qui s’égrènent çà et là, sur la Seine, jusqu’à son embouchure.

Après avoir aidé à arrimer la cargaison dans la cale, je m’occupai de la cuisine de l’équipage. Je devais, aux termes de nos conventions avec le capitaine, remplacer momentanément le maître-coq. C’était la première fois de ma vie que je remplissais les délicates fonctions de cuisinier, et je dois dire que je ne m’en tirai pas trop mal. Au lieu de confectionner de ces plats classiques que les connaisseurs apprécient trop facilement, j’improvisai des ragoûts étranges qui échappaient à la critique, et les matelots, à quelques exceptions près, se déclarèrent satisfaits de mes salmigondis. Le maître d’équipage Cowardly daigna même me complimenter sur certaine blanquette sauce poivrade, que je croyais bien avoir affreusement ratée et qui mit le feu au gosier de tous les marins.

Ce que l’on but ce jour-là à bord du Good Star, on ne peut s’en faire une idée.

La manœuvre s’exécuta néanmoins sans trop d’à-coups. Les hommes furent plus gais que de coutume, voilà tout.

Quand nous atteignîmes la mer, nous commençâmes à danser fortement et je ne tardai pas, hélas ! à éprouver ce que mes compatriotes appellent le sea-sickness. Je fus horriblement malade et ne me rappelle rien de ma traversée… Je crois toutefois pouvoir affirmer que le capitaine et le maître d’équipage, furieux d’être privés de cuisinier, m’accablèrent d’injures et s’oublièrent même jusqu’à me frapper. Cependant, si abattu, si prostré que je fusse, je trouvais encore la force de palper de temps à autre la pochette qui contenait mon diamant…

Lorsque nous entrâmes enfin dans la Tamise, je retrouvai tous mes moyens, et crus devoir m’excuser auprès du capitaine, mais le charme était rompu ; je n’étais plus à ses yeux qu’un être ridicule, une sorte de fantoche encombrant, aussi m’annonça-t-il d’un ton bourru qu’il me retranchait une livre sur ma solde. J’eus l’air navré de cette diminution de salaire, mais au fond, je m’en moquais comme d’une guigne, puisque j’avais toujours en poche la bonne et solide bourse en cuir noir du Révérend Patterson.

Certes, je me retirais bien de l’association que j’avais été obligé d’accepter, le revolver sous la gorge, et j’estimais comme le nommé Pangloss que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Ah ! il devait en faire une tête, en ce moment, le Senor Manzana !

Je me le représentais courant à travers les rues de Rouen, comme un chien perdu, dans la boue, et ma foi, j’avoue qu’il ne m’inspirait nulle compassion.

Bien que je m’efforçasse de me rassurer complètement, une crainte finit cependant par me hanter et par s’incruster dans ma cervelle avec l’obstination d’une idée fixe.

Si Manzana s’était fait prendre !…

Qui sait si un agent de police ne l’avait point arrêté ! Si cela s’était produit, j’étais sûr de mon affaire. Le gredin me dénoncerait et peut-être serais-je « cueilli » en débarquant sur le sol anglais.

J’avais remarqué que le Good Star avait un poste de T. S. F., et que l’on avait reçu plusieurs radios depuis notre départ. Je ne serais vraiment tranquille que lorsque j’aurais franchi la passerelle du cargo et j’aspirais à cet heureux moment, avec une émotion que l’on comprendra.

Il arriva enfin !

Le Good Star s’amarra à quai, dans le bassin Sainte-Catherine, en amont de Tower-Bridge, et l’on procéda immédiatement au débarquement des marchandises.

Nul agent ne m’attendait au ponton d’accostage… Manzana, en admettant qu’il eût prévenu la police, s’y était pris trop tard… J’étais maintenant dans mon pays, libre de mes mouvements, libre de mes actes et avec de l’argent en poche… Rien ne m’empêchait plus de passer en Hollande pour y vendre mon diamant.

L’incident Manzana ne m’avait, en somme, retardé que de quelques jours.

Ah ! quelle riche idée j’avais eue de conserver le Régent sur moi après la petite expédition de l’hôtel d’Albion !

Je procédai au déchargement du Good Star avec un courage et un entrain extraordinaires… Jamais je n’avais eu tant de cœur au travail. Il me semblait qu’une vie nouvelle s’ouvrait devant moi. Tout en « coltinant » les caisses et les balles qu’un treuil à vapeur extrayait des flancs du cargo, je chantais éperdument et Cowardly dut, à deux reprises, me prier de mettre une sourdine à mon « gueuloir » > pour employer sa propre expression.

Le débarquement terminé, je touchai ce qui me revenait, puis je pris congé du capitaine et du maître d’équipage.

Je cessais d’être marin pour redevenir gentleman, mais quelques instants plus tard, en passant devant la glace d’une boutique, je m’aperçus que je ressemblais plutôt à un « beggar » qu’à un gentleman.

Mon linge n’était plus douteux, il était franchement sale. Quant à mes habits, ils auraient eu besoin d’un sérieux coup de fer.

Je ne pouvais songer, vêtu comme je l’étais, à me risquer dans un quartier trop fréquenté où j’eusse immédiatement attiré l’attention des promeneurs et peut-être aussi celle des gens de police. À Londres, je n’avais rien à craindre, n’ayant aucun méfait connu sur la conscience, mais il arrive fréquemment que les individus suspects sont « raflés », conduits au poste, interrogés, fouillés, puis remis ensuite en liberté, avec des excuses.

Ces sortes d’arrestations qui ne sont jamais maintenues, en Angleterre, sont, par un joyeux euphémisme, appelées « présentations ». Elles ne tirent pas à conséquence et constituent ce que l’on pourrait appeler une « mesure préventive », mais j’avais de sérieuses raisons pour ne point me laisser englober dans une de ces rafles dont l’issue eût été désastreuse pour moi. Un gentleman, de si bonne famille soit-il, n’a point pour habitude de se promener avec un diamant de cent trente-six carats dans sa poche…

Refrénant, pour l’instant, les idées de luxe et de confort qui ont toujours exercé sur moi une irrésistible attraction, je choisis, dans un quartier de troisième ordre, un hôtel assez misérable qui portait pour enseigne : « Au Poisson Bleu ». Il était situé dans Caledonian Road et fréquenté (je le constatai bientôt) par des gens assez louches aux professions multiples et à la mine plutôt inquiétante. Je ne fis, bien entendu, que poser le pied dans cet hôtel : juste le temps de passer une chemise neuve achetée dans un magasin des environs, de me donner un coup de brosse et de me faire cirer. Je me rendis ensuite chez le coiffeur, puis chez le chapelier et enfin chez un vieux tailleur juif qui consentit à donner sur l’heure un coup de fer à mes vêtements. Après ces diverses opérations, dont le lecteur appréciera la nécessité, je me risquai gaillardement dans le centre de Londres.

Quelques instants après, j’étais confortablement installé dans un restaurant de Leicester Square, et pour la première fois depuis la nuit de Noël, je pouvais enfin dîner tranquille.

Mon repas terminé, j’allumai un superbe « cubanola », sirotai quelques liqueurs, puis sortis après avoir réglé ma note qui se montait à deux livres six shillings. Je me traitais bien, comme on voit, mais j’avais droit, ce me semble, à ce petit « dédommagement » après les heures sinistres que j’avais passées en compagnie de Manzana.

Dehors, sur la place, des rampes électriques fulguraient dans la nuit, au-dessus des larges baies d’un music-hall…

— Tiens, me dis-je, pourquoi pas ?

Et le cigare à la bouche, le chapeau en arrière, la figure aussi rouge que la tunique d’un horse-guard, j’entrai à l’Alhambra.

La musique jouait, à ce moment, une scie en vogue que le public reprenait en chœur au refrain, et dont les paroles étaient celles-ci, à une légère variante près :

Tout va bien, tout est bien,
Nous avons, Symphorien,
Une veine… une veine,
Une veine de chien !

Cet air et ce couplet étaient pour moi de bon augure et, en m’acheminant vers le promenoir, je fredonnais tout guilleret « Une veine… une veine… une veine de chien », quand, brusquement, je demeurai cloué sur place, bouche bée, bras ballants.

Une femme en toilette tapageuse était là, devant moi, me regardant avec effarement, et cette femme, c’était Édith… cette petite dinde d’Édith, cause de tous les tourments que j’avais endurés depuis ma visite nocturne au musée du Louvre.

Elle s’attendait sans doute à un éclat de ma part, mais quand elle vit qu’au lieu de prendre une mine courroucée, j’avais le sourire aux lèvres, elle se jeta dans mes bras, en murmurant :

— Oh ! Edgar ! Edgar ! pardonnez-moi !…

Le public amusé par cette petite scène qui, en tout autre endroit eût paru scandaleuse, battait des mains, trépignait de joie et hurlait en me désignant :

Tout va bien, tout est bien,
Il a une veine de chien…

J’entraînai Édith au vestiaire, l’aidai à mettre son manteau et nous sortîmes.