Mémoires d’un cambrioleur retiré des affaires/Partie 1/Chapitre XIII

Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 122-129).

XIII

où manzana devient inquiet

Quelques instants après, nous nous recouchions et, pour la première fois depuis notre rencontre, nous dormîmes comme deux braves bourgeois qui n’ont rien à se reprocher.

Lorsque nous nous éveillâmes, il faisait grand jour. Après m’être tâté pour m’assurer que le diamant était toujours dans le gousset de ma chemise de flanelle, je commandai deux cafés au lait avec des petits pains. Dès que le gnome hydrocéphale qui remplissait à l’hôtel l’office de valet de chambre eut installé devant nous deux tasses ébréchées, nous nous assîmes et, tout en croquant des rôties de pain beurré, nous élaborâmes un plan de campagne.

Je dois dire toutefois que ce plan, ce fut moi qui le dressai, car Manzana qui semblait avoir maintenant pour moi une admiration sans bornes, approuvait tout ce que je proposais. Il comprenait qu’à présent j’étais l’âme de cette association qui avait si mal débuté, et menaçait peut-être de finir plus mal encore.

— Mon cher ami, dis-je enfin, si vous le voulez bien, nous allons quitter le plus vite possible cette bonne et hospitalière ville de Rouen, mais vous devez supposer que nous n’allons pas être assez naïfs pour prendre le train du Havre qui passe ici, matin et soir… Ce serait le plus sûr moyen de se faire pincer, car la police, à la suite du drame de l’hôtel d’Albion, a dû établir une surveillance dans les gares. Nous allons tout simplement, gagner une petite station que nous n’aurons pas de peine à trouver sur l’indicateur et là, nous nous embarquerons dans un modeste train omnibus.

— Vous pensez à tout, mon cher Pipe ! s’exclama mon associé… mais, dites donc, avez-vous songé à notre arrivée au Havre ? Il y aura de la police, là-bas, et pour peu que nous ayons été signalés…

— J’ai prévu cela, mon cher, aussi descendrons-nous à la première gare avant Le Havre… D’ailleurs, je réfléchis, il est possible que nous ne prenions pas le train…

— Ah !… vous songeriez à louer une auto ?

— Non… Je vous dirai cela tout à l’heure… j’ai besoin de me renseigner…

— Faites-le vite, alors, car je ne me sens pas en sûreté.

— Et moi donc ? J’ai hâte de filer, croyez-le… nous commençons à connaître trop de monde ici : le cocher, la débitante, le pasteur, le commissaire de police…

Nous nous apprêtions à sortir, quand je fis remarquer à Manzana qu’il serait peut-être prudent de lire un peu les journaux.

Il approuva cette idée et nous envoyâmes chercher, par le groom à grosse tête, le Fanal de Rouen. J’étais curieux de savoir si cette feuille parlait de notre petite expédition de la veille. Je ne tardai pas à être fixé, mais ce que je lus me plongea dans un abîme d’étonnement.

— Écoutez, dis-je à Manzana.

Sous le titre « Le Mystère de l’hôtel d’Albion », on racontait ce qui suit :

« Hier, dans notre ville d’ordinaire si paisible, depuis que les nombreux indésirables qui l’habitaient se sont réfugiés au Havre, un drame mystérieux s’est déroulé à l’Hôtel d’Albion, où l’on a découvert, dans la chambre no 34, un homme et une femme bâillonnés et ligotés, à n’en pas douter, par des mains expertes… »

Je regardai Manzana :

— Voilà, dis-je, un compliment à votre adresse…

— Oui… oui… continuez, fit mon associé d’un ton bourru.

« … par des mains expertes. Délivrés immédiatement et soignés par un médecin que l’on avait fait appeler, ils ont déclaré avoir été attaqués par deux individus dont ils ont donné un signalement détaillé et sur la piste desquels notre intelligent chef de la Sûreté s’est lancé aussitôt. Grâce aux renseignements précis qu’il n’a pas tardé à recueillir, nous avons tout lieu d’espérer que les deux bandits seront arrêtés aujourd’hui. »

Cet article inséré en première page, était suivi d’une petite note en italiques : Dernière heure.

Et voici ce que disait cette note : « L’affaire de l’hôtel d’Albion se complique étrangement. Les deux personnes qui avaient été victimes de l’agression dont nous parlons plus haut et que M. Feuardent, juge d’instruction, avait convoquées à son cabinet, ont disparu subitement et, malgré les recherches opérées par le service de la Sûreté, il a été jusqu’alors impossible de retrouver leur trace. »

— Parbleu !… m’écriai-je, ces gens-là ne tenaient pas plus que nous à dialoguer avec un juge d’instruction. Ils doivent avoir, eux aussi, la conscience terriblement chargée… Allons, tout cela est très bon pour nous…

— Ah ! vous croyez ? fit Manzana.

— Mais certainement, pendant que l’on recherchera les locataires de l’hôtel d’Albion, nous aurons le temps de filer… Cette affaire est trop compliquée pour des policiers de province… vous verrez qu’ils embrouilleront tout et n’aboutiront à rien… Profitons de leur affolement pour leur tirer notre révérence.

— Vous avez toujours l’intention de gagner Le Havre ?

— Bien sûr… n’a-t-il pas été décidé que nous passerions en Angleterre ?…

— Nous n’y sommes pas encore.

— Mais nous y serons bientôt…

— Je le souhaite, mais je suis loin d’être aussi optimiste que vous… Les gares doivent être surveillées…

— Mais puisque je vous ai déjà dit que nous ne prendrions pas le train… Combien faut-il vous le répéter de fois ?…

Manzana ne répliqua point, craignant sans doute de s’attirer quelqu’une de ces algarades que je ne lui ménageais guère depuis la veille.

Il hocha lentement la tête, d’un air résigné, puis répondit simplement :

— Je remets mon sort entre vos mains.

Un autre se fût peut-être laissé prendre aux airs doucereux de Manzana, mais moi qui connaissais le drôle, je ne croyais plus un mot de ce qu’il disait. La soumission qu’il montrait n’était point sincère et je le sentais toujours aussi hostile. Je lisais au fond de sa pensée comme dans un livre et il devait bien s’en apercevoir, car chaque fois que je le regardais fixement, il paraissait gêné. Son plan, je ne le devinais que trop !… Il espérait me supprimer purement et simplement et rester seul propriétaire du diamant, mais il avait affaire à forte partie et, d’ailleurs, j’étais bien décidé à ne plus lui confier le Régent.

Jusqu’alors j’avais échafaudé une foule de projets, tous plus insensés les uns que les autres, et, comme cela arrive généralement, au moment où je désespérais de tout, une inspiration m’était venue : J’avais trouvé le moyen de quitter Rouen, sans bourse délier… bien plus j’espérais, en cours de route, gagner quelque argent.

L’idée n’avait rien de génial, mais elle ne fût certainement pas venue à l’esprit de Manzana.

Après avoir réglé la note d’hôtel, je sortis avec mon associé. Il faisait un temps épouvantable. La pluie tombait à flots et il n’y avait pas un chat dans les rues.

Nous nous mîmes un instant à l’abri sous un porche, mais comme l’averse continuait, nous relevâmes le col de notre pardessus et nous nous remîmes en route, courbés en deux, ruisselants d’eau, à demi aveuglés.

Nous atteignîmes enfin les quais et là, nous pûmes nous mettre à l’abri dans un baraque en planches qui servait de bureau à une compagnie de navigation.

Manzana ignorait toujours ce que j’avais l’intention de faire, mais il n’osait m’interroger, de peur de se faire encore rembarrer.

De temps à autre, il me jetait un regard à la dérobée, mais je demeurais impassible, jugeant inutile de le mettre au courant de mes projets.

Enfin, comme la pluie avait cessé, je lui touchai légèrement le bras :

— Venez, lui dis-je.

— Où cela ?

— À deux pas d’ici.

Quelques minutes après, je m’arrêtais devant un grand cargo amarré à quai et dans lequel des hommes étaient en train d’empiler à fond de cale des balles de coton.

Ce cargo était anglais ; il s’appelait le Good Star, ce qui signifie Bonne Étoile.

Ce nom me plaisait car, on a pu le voir, je suis assez superstitieux et m’imagine à tort ou à raison que certains noms doivent avoir sur notre destinée une réelle influence.

M’approchant d’un gros homme à casquette galonnée, qui surveillait l’embarquement des marchandises, je lui dis en anglais :

— Pardon, capitaine, n’auriez-vous point besoin, par hasard, de deux hommes de peine ?…

Le capitaine me toisa pendant quelques secondes, puis après avoir tiré deux ou trois bouffées de sa courte pipe en merisier, répondit d’un ton brusque :

— Qu’est-ce que vous savez faire ?

— Oh ! beaucoup de choses, captain

— Savez-vous arrimer une cargaison ?

— Oui, captain

— Pouvez-vous aussi tenir convenablement la barre ?

— Je le crois.

— Savez-vous lover chaînes et filins ?

— Parfaitement, captain

— Vous pourriez, je le suppose, faire aussi un peu de cuisine ?

— Certes… captain.

— Bien… quelles sont vos prétentions ?

— Ma foi… j’estime que trois livres par semaine…

— Je vous en offre deux, pas un shilling de plus… c’est à prendre ou à laisser… Maintenant, je dois vous prévenir que je vous engage pour un voyage seulement… Une fois que nous serons arrivés à destination et que l’on aura procédé au déchargement, je n’aurai plus besoin de vos services… Acceptez-vous ?

— J’accepte, captain… mais à une condition.

— Laquelle ?

— C’est que vous preniez aussi mon camarade…

Et ce disant, je désignais Manzana qui se tenait près de nous…

Le capitaine dévisagea mon associé, puis fronçant le sourcil :

— Il a une sale tête, votre camarade… ce n’est sûrement pas un Anglais, cet oiseau-là…

— Non, captain

— Il a l’air solide… on pourrait tout de même l’employer à vider les escarbilles et à charger les foyers… C’est entendu, je le prends… mêmes conditions que pour vous, mais dites-lui que s’il ne fait pas mon affaire, je le débarque au Havre… je n’aime pas les flémards, moi…

Je transmis ces paroles à Manzana qui demeura tout interloqué.

— Eh quoi, dit-il, vous m’avez engagé à bord de ce bateau sans me consulter ?

— Mon cher, répondis-je, il n’y avait pas à hésiter… d’ailleurs, je vous eusse consulté que cela n’eût avancé à rien. Il y a des situations que l’on doit accepter coûte que coûte… Nous sommes menacés, traqués comme de mauvaises bêtes, il faut absolument quitter cette ville. Or, pouvions-nous trouver une meilleure solution que celle-là ?

Mon associé ne répondit point. L’argument était, en effet, sans réplique, mais Manzana, paresseux comme une couleuvre, se lamentait déjà à la pensée qu’il allait être obligé de travailler, chose qui ne lui était peut-être jamais arrivée, car cet être au passé nébuleux avait dû exercer tous les métiers, excepté ceux qui exigent un effort physique trop violent.

Je n’étais pas fâché de voir un peu la tête qu’il ferait quand le capitaine lui commanderait de porter des sacs de charbon ou de laver le pont à grande eau. L’épreuve serait dure, mais elle aurait sur mon triste compagnon un effet salutaire.

J’ignorais où allait le Good Star. Je savais seulement qu’il ferait escale au Havre pour, de là, se diriger vers quelque port d’Angleterre.

Il devait quitter Rouen à la marée descendante, c’est-à-dire à deux heures de l’après-midi, mais il n’était encore que dix heures du matin et qui sait si, avant le départ, quelque stupide policier ne viendrait pas nous rendre visite. Le Good Star, en sa qualité de navire marchand, était dispensé des formalités de police auxquelles sont soumis les vapeurs transportant des passagers, mais après la petite histoire de l’hôtel d’Albion, il était possible que le chef de la Sûreté de Rouen s’avisât de perquisitionner à bord des bateaux en partance.

J’insistai auprès du capitaine pour prendre immédiatement mon service. Il y consentit.

— Venez, dit-il.

Et il nous présenta immédiatement au maître d’équipage, un gros homme aussi large que haut qui répondait au nom de Cowardly.

On nous assigna immédiatement nos postes.

Here, me dit Cowardly, en me désignant le pont du bateau…

Et prenant Manzana par le bras, il le poussa vers une écoutille où se trouvait un petit escalier de bois conduisant à l’entrepont.

Comme mon associé demeurait immobile, ne sachant ce qu’il devait faire, Cowardly lui dit d’un ton brusque :

Downstairs !

Je m’approchai :

— Mon camarade, expliquai-je au maître d’équipage, ne comprend pas l’anglais.

Et je traduisis à Manzana l’ordre que l’on venait de lui donner :

— On vous dit de descendre.

— Où cela ?

— Mais dans la cale, parbleu !

— Et vous ?

— Moi, jusqu’à nouvel ordre, je reste ici, sur le pont…

— Ah ! non, par exemple. Je n’accepte pas cela… Le truc est bien combiné, mais ça ne prend pas avec moi… pendant que je serai à fond de cale, vous filerez avec le diamant… Vraiment, mon cher, vous me prenez pour un imbécile…

Le capitaine était derrière nous. Il ne comprenait rien à ce que nous disions, mais au ton de Manzana, il n’eut pas de peine à deviner que celui-ci faisait des difficultés pour descendre dans l’intérieur du navire. D’une violente poussée, il l’envoya rouler en bas de l’escalier et d’un coup de pied referma le panneau de l’écoutille…

— Retenez bien, me dit-il, que vous n’êtes pas ici pour tenir des conversations… Au travail, et vivement !… Tenez, joignez-vous à cet homme et aidez-lui à rouler cette balle de coton…

J’obéis, sans murmurer, et cette docilité me valut tout de suite la confiance du capitaine. Il faut savoir se plier aux exigences de la vie et accepter toutes les situations, quelles qu’elles soient, du moment que l’on travaille à son salut.

Quelle brute que ce Manzana ! Pourvu qu’il n’aille point, par quelque extravagance, attirer sur nous l’attention de la police !