Mémoires d’un cambrioleur retiré des affaires/Partie 1/Chapitre XII

Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 109-121).

XII

la facheuse nuit

Une large allée sablée, bordée de plantes exotiques, s’ouvrait devant nous et aboutissait à un grand bâtiment blanc flanqué à droite et à gauche d’énormes caisses peintes en vert où s’obstinaient à pousser des arbustes rachitiques. Un parc avec des parterres de fleurs d’hiver s’étendait à perte de vue, bordé dans le fond par une ligne d’arbres géants. Un bassin parsemé de nénuphars miroitait au soleil ; des enfants accompagnés de leurs nounous jouaient sur le sable devant une rotonde garnie de bancs et de chaises.

Un grand écriteau placé au coin d’une allée nous apprit que nous étions au Jardin des Plantes de Rouen.

— Je crois, murmura mon compagnon, que l’on ne viendra pas nous chercher ici…

— Je ne le pense pas… Asseyons-nous donc un peu au soleil pour nous reposer.

Un banc était libre : nous y prîmes place et, tout en laissant errer notre regard sur les pelouses et les massifs de fusains, nous envisageâmes froidement la situation.

— Nous ne pouvons retourner en ville, dis-je à Manzana.

— Bah ! et pourquoi ? Rouen est vaste et c’est encore là que nous serons le plus en sûreté. Que voulez-vous que nous fassions par ici ? Nous sommes en pleine campagne et nous ne tarderons pas à être remarqués. D’ailleurs, vous avez assez d’expérience pour savoir que c’est dans les villes que les gens comme nous arrivent le mieux à se débrouiller…

— Vous oubliez que nous avons plusieurs ennemis à nos trousses ; d’abord le cocher que nous avons si brusquement lâché, ensuite la débitante qui doit promener partout le faux billet de cinquante francs et enfin « nos victimes » de l’hôtel d’Albion… Vous supposez bien que cette dernière affaire a dû s’ébruiter…

— C’est vrai, mais personne ne nous a vus. Qui donc nous accusera ? Nos voleurs ?… Ils ne peuvent donner de nous qu’un vague signalement… Nous n’avons à craindre que le cocher et la marchande de vins, mais il y a quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent pour que nous ne les rencontrions pas…

— La marchande de vins, possible, mais le cocher ? Vous pensez bien qu’il doit traîner par toute la ville avec son affreuse guimbarde.

— Il est assez facile de l’éviter… D’ailleurs, s’il nous apercevait, nous aurions le temps de nous enfuir avant qu’il nous ait désignés à un agent…

— Vous devenez tout à fait optimiste, mon cher.

— Ma foi, cela ne vaut-il pas mieux que de voir tout en noir ?

— Certes, répliquai-je, et il est probable que je serais dans le même état d’esprit que vous, si j’avais seulement deux petits billets de cent francs en poche, mais ce qui m’inquiète, ce qui me désespère, c’est cette maudite question d’argent !…

— Il est vrai que c’est assez inquiétant… mais pour résoudre cette question-là, vous êtes sans contredit bien plus habile que moi…

Je ne relevai pas l’allusion.

Il y eut un assez long silence entre nous. Ce fut Manzana qui le rompit.

— Tout cela, dit-il, ne doit pas nous faire oublier nos conventions.

— Quelles conventions ?

— Comment !… vous ne vous en souvenez déjà plus ?

— Expliquez-vous.

— Eh bien, n’avait-il pas été entendu que si nous retrouvions le diamant nous en aurions la garde à tour de rôle… or, c’est vous qui l’avez en ce moment… Vous le garderez donc une semaine, mais moi, je dois avoir le revolver…

— Ah ! c’est vrai, je n’y pensais plus… Oui, vous avez raison, mon cher, ce qui est convenu est convenu… je ne me dédis jamais… Voyons, nous sommes aujourd’hui jeudi… je garderai donc le diamant jusqu’à jeudi prochain…

Et tout en parlant, je manipulais doucement le revolver qui était dans la poche de mon pardessus.

— Oui… oui, mon cher associé, vous avez parfaitement raison… il ne doit plus y avoir aucune contestation entre nous… vous avez droit au revolver… le voici !

Manzana prit l’arme que je lui passai d’un geste discret et l’enfouit précipitamment dans la poche gauche de sa jaquette.

Juste à ce moment, un vieux monsieur vint s’asseoir à ma droite sur le banc. Il était vêtu d’une longue redingote noire montante que recouvrait un ample pardessus et coiffé d’un chapeau de feutre aux bords rigides.

Je vis tout de suite que c’était un pasteur anglais et, sous un prétexte quelconque, j’engageai la conversation avec lui dans ma langue natale.

Comme tous les clergymen, il était très bavard et ne tarda pas à se lancer dans de longues dissertations sur la corruption des mœurs et la navrante mentalité de la jeunesse d’aujourd’hui.

Je l’écoutais d’un air recueilli et approuvais de la tête chaque fois qu’il s’interrompait pour me donner le temps de savourer toute la justesse de ses paroles.

Je lui servis d’auditeur pendant environ trois quarts d’heure, mais comme il devenait passablement rasoir, et que le froid commençait à pincer dur, depuis que le soleil avait disparu, je pris congé du brave Révérend avec une onctueuse politesse et entraînai Manzana vers la sortie du jardin.

— Qu’est-ce qu’il vous racontait donc, cet espèce d’English ? demanda mon associé en riant.

— Des choses très intéressantes, mon cher… Ah ! c’est un excellent cœur, je vous assure, et il serait à souhaiter que nous rencontrions tous les jours de braves gens comme lui… Tenez, il m’a donné sa carte… Il s’appelle le Révérend Patterson… Retenez bien ce nom, Manzana, car c’est celui d’un excellent et digne homme… Mais hâtons le pas, si vous le voulez bien… car j’ai de sérieuses raisons pour ne plus me rencontrer avec lui.

Nous étions sur une large avenue. Un tramway jaune arrêté à une station, devant nous, allait partir pour Rouen.

— Montez, dis-je à Manzana en le poussant sur la plate-forme du véhicule.

— Mais… fit-il en me regardant d’un air inquiet… avez-vous ?…

— Ne vous inquiétez pas de cela, montez vite.

Le tramway partit. Lorsque le receveur vint demander le prix des places, je tirai de ma poche un gros porte-monnaie en cuir noir, l’ouvris d’un geste solennel et en tirai une pièce blanche.

— Voyez, dis-je tout bas à Manzana, il est bien garni. Il y a de l’or et des billets… nous ferons le compte tout à l’heure. N’avais-je pas raison de vous dire que ce Révérend était un brave et digne homme ?

— Vous êtes un type épatant, murmura mon associé en me donnant une petite tape dans les côtes.

Brave pasteur Patterson !… Si ces lignes vous tombent par hasard sous les yeux, veuillez, je vous prie, vous rappeler ces belles paroles de l’Écriture : « Ce qu’on vous ravit, ne le réclamez point » et pardonnez à celui qui vous a, dans un moment de gêne, emprunté votre bourse. Elle me fut bien utile, je vous l’assure, et j’ai plus d’une fois remercié le ciel de vous avoir placé sur ma route.

Lorsque le tramway arriva à Rouen, il faisait déjà nuit. Les flammes des becs de gaz miroitaient dans le brouillard, comme des petites étoiles dans de l’eau trouble.

À l’endroit où nous descendîmes l’agitation était intense. C’est vraiment une ville très animée que la ville de Rouen… C’est aussi une bien belle ville et je regrette que le temps m’ait manqué pour en visiter les monuments, qui sont célèbres, paraît-il, dans le monde entier.

Nous nous mîmes en quête d’un hôtel et finîmes par en découvrir un qui, pour n’être point très luxueux, était du moins des plus pittoresques.

Il se trouvait dans un quartier assez misérable et une rivière aux eaux noires en léchait les fondations. Pour y parvenir il fallait, comme à Venise, traverser un petit pont en dos d’âne et l’on pénétrait alors sous une voûte étroite, décorée de sculptures anciennes et de peintures à demi rongées se craquelant par places et formant en plein cintre de petites stalactites que les courants d’air balançaient mollement.

Cet hôtel s’appelait — si j’ai bonne mémoire — l’hôtel de l’Eau-de-Robec.

La chambre qu’on nous donna était vaste et aérée — un peu trop aérée même — car, bien que la porte et les fenêtres fussent fermées, les rideaux, jadis blancs, mais à présent couleur isabelle, se gonflaient de temps à autre comme les voiles d’un navire. Quant à l’ameublement, il était d’une sobriété monastique et la table, de style Louis XIV, boiteuse comme Mlle de La Vallière.

Le lit, dissimulé au fond d’une alcôve, nous parut assez confortable, bien qu’environné de toiles d’araignée qui ressemblaient à des nids de salanganes.

Une odeur de cuisine mal tenue flottait dans la pièce.

— Pas très chic, notre logement, dit Manzana, lorsque le domestique, un gnome hydrocéphale qui nous avait accompagnés, eut pris congé de nous.

— Bah ! fis-je… le principal est que nous y soyons tranquilles et je ne pense pas que le Révérend Patterson vienne nous chercher ici… Mais, voyons, faisons un peu l’inventaire de la bourse que le plus heureux des hasards a fait tomber entre nos mains.

Je la vidai sur la table et constatai qu’elle contenait exactement six cent huit francs… une fortune !

Grâce à cet argent, nous allions pouvoir enfin gagner l’Angleterre, et peut-être la Hollande.

Décidément, la Providence veillait sur nous.

Après avoir absorbé, non sans répugnance, un horrible repas que nous fîmes monter dans notre chambre, nous nous disposâmes à nous mettre au lit.

À ce moment, mes inquiétudes me reprirent.

Devais-je partager le lit avec Manzana ?

J’hésitai longtemps, puis finalement, je trouvai une solution. Il y avait deux matelas, j’en mis un par terre, pris une couverture et m’installai le plus loin possible de la porte, sous laquelle passait un vent glacial.

Je m’étais couché tout habillé, Manzana aussi d’ailleurs, et nous avions laissé la lampe allumée.

Malgré les serments que nous avions échangés, nous continuions à nous regarder en ennemis.

J’avais le diamant, Manzana le revolver, mais j’avais eu soin, lorsque je lui avais rendu cette arme, de la rendre inoffensive.

— Dites donc, Pipe, me cria soudain mon associé, est-ce que vous avez chaud, vous ?

— Ma foi, non, pas précisément.

— Si nous faisions allumer du feu… nous allons attraper la crève ici…

— Du feu… du feu !… c’est facile à dire, mais n’avez-vous pas remarqué que la cheminée est condamnée…

— Quelle turne de malheur, bon Dieu !… pourquoi aussi sommes-nous venus ici… Il ne manque pas d’hôtels où nous aurions été mieux et tout aussi tranquilles…

— Bah ! une nuit est vite passée !

À une église voisine dix coups s’égrenèrent lentement.

— Dix heures ! dix heures seulement, grogna Manzana…

Il se tut cependant et je crus qu’il s’était endormi, mais m’étant soulevé sur ma couche, je vis ses deux yeux qui brillaient dans l’alcôve.

— Ah ! ah ! s’écria-t-il, vous regardiez si je dormais… Je parie que vous voulez encore me chiper le revolver.

— Vous êtes malade, mon ami…

— Alors, pourquoi me regardiez-vous ?

— Et vous ?… Je pourrais vous retourner la question… est-ce que vous ne chercheriez point, par hasard, à me reprendre le diamant ?

— Ah !… Dieu de Dieu ! cela devient énervant à la fin… Si nous continuons à nous méfier ainsi l’un de l’autre, nous finirons par devenir fous tous deux…

— Cette situation est ridicule, j’en conviens, aussi la combinaison que je vous proposais, hier, serait-elle de beaucoup préférable…

— Oui, le dépôt dans une banque… Ça, jamais !

— Vous serez cependant obligé d’en venir là, je vous assure.

— Non… je ne crois pas… D’ailleurs, j’espère que nous n’allons pas moisir en Angleterre. C’est un pays qui ne me dit rien… mais rien du tout.

— Vous y avez séjourné longtemps ?

— Oh ! une quinzaine, tout au plus.

— Alors, vous n’avez pas pu apprécier le charme de la vie anglaise… Là-bas, ce n’est point comme ici la vie bruyante, extérieure… c’est la bonne petite vie de famille dans un cottage bien clos, devant un feu de houille et une bouteille de whisky.

— Alors, quand nous… aurons réalisé notre fortune, c’est en Angleterre que vous vous retirerez ?

— Oui, si vous ne me tuez pas avant…

Manzana se dressa sur son lit :

— Non… mais à la fin, pour qui me prenez-vous ? Je commence à en avoir assez de ces plaisanteries-là…

— Calmez-vous… calmez-vous, ce n’était qu’une plaisanterie, comme vous dites ; je n’en pense pas un mot.

— À la bonne heure… car vous savez, moi, j’ai la tête près du bonnet.

— Allons, dormons, cela vaudra mieux…

— Dormir… dormir ! est-ce que c’est possible avec vous… Ah ! tenez, j’aimerais mieux perdre cinq cent mille francs sur notre affaire et avoir la paix tout de suite… Depuis que je vous connais, je n’ai pas fermé l’œil une minute…

— Je suis absolument dans le même cas…

— Si cela continue, nous tomberons malades…

— Mais non, mon cher, mais non !… Quand nous nous connaîtrons mieux, nous n’aurons plus de ces soupçons ridicules… il faut bien que nous nous habituions l’un à l’autre…

— Je crois que nous y mettrons le temps…

— Que voulez-vous, nos relations ont commencé de façon si… imprévue ! Avouez tout de même que vous avez eu une sacrée veine… car, somme toute, vous bénéficiez simplement d’une erreur… Si au lieu de me tromper d’étage comme je l’ai fait, j’étais allé chez M. Bénoni, aujourd’hui je serais probablement en Hollande et vous…

— Moi… mais je me serais débrouillé… j’ai des relations…

— En ce cas, vous auriez bien dû vous en servir au lieu de vendre les bibelots de votre propriétaire… Mais à propos, c’est demain qu’elle revient… Elle va en faire une tête quand elle va voir son appartement dévalisé…

— Ah ! en voilà assez, à la fin… Savez-vous que vous commencez à m’échauffer les oreilles… Depuis une heure, vous semblez prendre un malin plaisir à me tarabuster…

— Mais non… vous voyez bien que c’est pour rire… il faut bien s’amuser un peu, que diable ! Allons, bonne nuit, mon cher associé, je vous promets que je vais essayer de dormir… c’est là une preuve que j’ai confiance en vous.

— À la bonne heure ! j’aime mieux cela… eh bien, dormons ! mais c’est cette sacrée lumière aussi qui m’empêche de fermer l’œil…

— S’il ne faut que cela pour vous faire plaisir…

Et j’éteignis la lampe.

Avant de m’endormir, comme j’en avais réellement l’intention, je pris le diamant et le plaçai sur ma poitrine, dans la petite poche de ma chemise de flanelle…

J’étais à peu près rassuré sur le compte de Manzana, mais je jugeai que cette précaution n’était peut-être pas inutile. Si pendant mon sommeil, il s’avisait de vouloir fouiller dans mes poches, il en serait pour ses frais. Je ne supposais pas qu’il voulût me tuer cela l’eût entraîné trop loin mais il était bien capable de me voler et je devais me tenir sur mes gardes.

Déjà je commençais à sommeiller, quand un épouvantable vacarme se fit entendre dans l’hôtel. On ouvrait des portes, les marches craquaient sous des pas pesants et il y avait, par instants, comme un cliquetis de sabres.

— Que se passe-t-il donc ? demanda mon associé… est-ce que le feu serait à la maison, par hasard ? Il ne nous manquerait plus que ça.

Je n’eus pas le temps de répondre.

Un coup violent appliqué contre le panneau de la porte retentit soudain, en même temps qu’une voix dure, impérieuse, lançait ces mots effarants :

— Au nom de la loi, ouvrez !

Nous nous étions levés et, dans l’obscurité, nous nous interrogions, à voix basse.

À l’heure du danger, nous nous retrouvions unis. Fraternellement, nos deux mains s’étaient rencontrées.

— C’est pour l’affaire de l’hôtel d’Albion, me souffla mon associé… Nous sommes fichus !… Avalez le diamant !

Il en avait de bonnes, lui ! Est-ce qu’on avale comme un noyau de cerise un diamant de cent trente-six carats !

— Au nom de la loi, ouvrez !

Il fallait se décider.

— Nous aggravons notre cas, dis-je à Manzana. Ouvrons.

Mais déjà la porte, cédant sous une violente poussée, s’abattait avec fracas et quatre hommes, dont l’un tenait une lampe à la main, faisaient irruption dans notre chambre. Derrière eux, des sergents de ville aux mines sévères formaient un barrage sombre.

Un petit monsieur ceint d’une écharpe tricolore s’avança vers nous, menaçant :

— Ah ! ah !… dit-il, voici deux gaillards qui ne tenaient guère à faire notre connaissance. Je crois que nous avons eu la main heureuse… Éclairez-moi, Brindavoine, que je voie un peu leurs papiers !…

Comprenant que, cette fois, je jouais mon dernier atout, j’avais repris mon aplomb.

— Dieu ! messieurs, que vous êtes pressés ! m’écriai-je… Vous ne donnez même pas aux gens le temps de s’habiller… Alors, ce sont nos papiers que vous voulez… parfaitement ! nous allons vous les montrer…

Et, tirant de ma poche la carte d’agent de la Sûreté que l’on connaît, je la tendis froidement au commissaire, qui lut à haute voix :

Préfecture de Police… Casimir Bonneuil, inspecteur.

L’effet fut exactement celui que j’attendais.

Le commissaire partit d’un bruyant éclat de rire et, me frappant familièrement sur l’épaule :

— Monsieur Casimir Bonneuil, fit-il, vous êtes un joyeux vivant, je vois ça !… mais permettez-moi de vous dire que vous poussez tout de même la plaisanterie un peu loin… Était-il bien nécessaire de nous laisser enfoncer la porte ?

— Je vous assure, répondis-je, que nous n’avions pas entendu la première sommation… nous étions éreintés et nous dormions comme des loirs.

— Vous êtes probablement d’origine anglaise, monsieur Bonneuil… Je vois ça à votre accent…

— Moi ?… pas du tout… Je suis Français… ce qu’il y a de plus Français… mais j’ai vécu longtemps en Angleterre et, vous savez, l’accent anglais, ça se prend vite… C’est comme l’accent du Midi.

— En effet… Et vous êtes ici pour une affaire sérieuse ?

— Très sérieuse… un vol de plusieurs millions.

— Le vol de la Banque des Cotonniers Havrais, sans doute ?

— Non, mieux que cela…

— Seriez-vous sur une piste ?

— Oui… depuis hier… et, je crois bien que, demain, je tiendrai mes « types ».

— Ah ! ah !… et dans quel quartier pensez-vous les pincer ?

— Dans celui-ci, probablement…

— Cela tombe à merveille… c’est donc à mon bureau que vous amènerez vos gens. Je vais prévenir les journalistes… Ils se plaignent justement qu’il n’y ait jamais « d’affaires » chez moi… Je compte sur vous, hein ? Vous pourriez même me requérir, au besoin… Un coup de téléphone et j’accours… Mon commissariat est tout près d’ici, place Saint-Hilaire.

— Je vous le promets… quel est votre numéro de téléphone ?

— 5e canton, 123… Cela vous est bien égal, n’est-ce pas, que je vous aide dans cette opération ?… C’est vous, bien entendu, qui en aurez tout l’honneur, mais il en rejaillira quand même quelque chose sur moi et le Fanal de Rouen qui, depuis quelques mois, mène contre moi une odieuse campagne sous prétexte que je n’opère jamais d’arrestations, sera bien obligé de reconnaître que, le cas échéant, je n’hésite pas à payer de ma personne et à empoigner les malfaiteurs au collet.

Le commissaire avait prononcé ces derniers mots d’un ton confidentiel, et il y avait dans son regard une sorte de supplication.

Pour ce brave fonctionnaire en butte aux mesquines tracasseries de province, j’étais le Deus ex machina, celui sur qui il comptait pour relever son prestige aux yeux de ses chefs.

Avouez qu’il y a tout de même de curieuses coïncidences !

Il me remit sa carte, puis, après m’avoir serré la main :

— À bientôt, me dit-il… il faut que je continue ma petite visite domiciliaire… Je ne sais pourquoi, j’ai reçu brusquement l’ordre d’opérer une descente dans tous les hôtels borgnes de mon district et il paraît que mes collègues accomplissent, en ce moment, la même mission… Je crois savoir que l’on tient à pincer des escarpes dangereux qui ont fait, hier, un mauvais coup dans la ville… Voyez-vous que l’on aille justement arrêter vos « gredins » et vous couper l’herbe sous le pied… ça serait une sale blague, hein ?

— Non… il n’y a pas de danger, mes gredins ne logent pas dans un hôtel borgne.

— C’est juste… Des gens qui ont des millions en poche !… Allons, au revoir, mon cher monsieur Bonneuil !… N’oubliez pas la promesse que vous m’avez faite et… excusez-moi d’avoir si brusquement interrompu votre sommeil…

— Oh !… dans notre métier, ne sommes-nous pas habitués à ces petites surprises !

Le commissaire s’en alla, accompagné de son secrétaire Brindavoine.

Les agents le suivirent, indolents et maussades. Cependant, l’un de ces derniers qui était, à ce qu’il nous dit, menuisier de son état, revint quelques instants après, rafistoler notre porte. Il replaça le panneau qui était tombé et revissa tant bien que mal la gâche de la serrure.

Manzana avait rallumé la lampe.

Lorsque nous fûmes seuls, il me donna une petite tape sur le ventre et, pouffant de rire :

— Hein ? elle est bonne, celle-là ! fit-il. C’est égal, vous lui avez monté un joli bateau à ce gobeur de commissaire ! Bien joué, monsieur Bonneuil ! Bien joué !… Toutes mes félicitations ! vous êtes vraiment un type merveilleux…

J’acceptai avec modestie le compliment que voulait bien m’adresser Manzana…