Mémoires d’un cambrioleur retiré des affaires/Partie 1/Chapitre X

Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 86-97).

X

la jeune dame en deuil et les deux
vieux messieurs

Vingt minutes avant le départ du train, nous étions confortablement installés, l’un en face de l’autre, dans un wagon de première classe.

Le compartiment dans lequel nous nous trouvions était occupé par trois voyageurs seulement : deux vieux messieurs décorés et une jeune femme en deuil.

Ces trois personnes, je l’appris en cours de route, étaient ensemble et devaient descendre à Rouen.

Un peu après Mantes, à propos de je ne sais plus quoi, l’un des vieux messieurs adressa la parole à Manzana. Celui-ci répondit d’abord, par monosyllabes, et finit par donner libre cours à son habituelle faconde.

Il se présenta comme attaché d’ambassade, puis se mit à parler de la Colombie, du Venezuela, de l’Uruguay. À l’entendre, il avait là-bas d’immenses propriétés, employait plus de mille travailleurs et se proposait d’acheter prochainement plusieurs centaines d’hectares à la Guyane.

Les voyageurs l’écoutaient avec intérêt et l’un des vieux messieurs, qui était un peu sourd, s’était même rapproché pour mieux l’entendre.

Mis en verve par les exclamations admiratives de ses voisins. Manzana pérorait, pérorait, lançait de grandes phrases ronflantes et semblait prendre plaisir à s’écouter parler. Dans le but d’émerveiller ses auditeurs et surtout la jeune dame qui buvait ses paroles, il tira de sa poche plusieurs parchemins portant les en-têtes de diverses ambassades et exhiba des photos de personnages officiels sud-américains.

— Tiens, s’écria tout à coup l’un des vieux messieurs, voici un gentleman que je crois bien reconnaître…

C’est un de mes meilleurs amis, le senor José de Ravendoz, président de la République de San-Benito… répondit Manzana, tout heureux d’étaler ses relations… Nous avons été élevés ensemble au collège de Ricuerdo…

Le vieux monsieur prétendit connaître très bien ce Ravendoz et ce fut pendant près de vingt minutes, entre Manzana et lui, un étourdissant dialogue auquel finirent par se mêler la jeune dame et l’autre voyageur.

Je ne sais si vous êtes comme moi, mais lorsque je suis préoccupé, je ne puis entendre les gens bavarder autour de moi…

Bien que sollicité à plusieurs reprises, j’avais répondu évasivement à mes compagnons de voyage et, comme ils insistaient pour avoir mon avis tantôt sur une question, tantôt sur une autre, je pris le parti de me renfoncer dans mon coin et de faire semblant de dormir.

Manzana continuait de discourir, entassant mensonges sur mensonges, heureux de se voir admiré par des gens de distinction.

Il s’était accoudé sur la banquette, dans une pose nonchalante, et ne se souciait pas plus de moi que d’une datte. Il apparaissait bien là sous son vrai jour et je pouvais l’étudier à loisir.

C’était un être vide, prétentieux, adorant la flatterie, mais d’un esprit très borné et d’une éducation douteuse.

Quel triste compagnon j’avais là, et comme il me tardait d’en être débarrassé !

À Rouen, nos compagnons de voyage prirent congé de nous.

Ce fut entre eux et Manzana un échange de politesses outrées. Mon associé, qui tenait décidément à passer pour un hidalgo, baisa galamment la main de la jeune femme et remit sa carte aux deux messieurs, en leur donnant rendez-vous à Monte-Carlo pour le mois suivant.

— Quel bavard vous faites, lui dis-je, lorsque les gêneurs eurent disparu…

— Mon cher, répondit Manzana, un homme du monde comme moi éprouve toujours un véritable plaisir à se retrouver avec des gens de sa condition.

— Merci du compliment, mais permettez-moi de vous dire que ces gens m’ont tout l’air d’affreux rastas… Les deux vieux messieurs, malgré leurs grands airs et leurs gestes arrondis, n’ont rien d’aristocratique… Il suffit de regarder leurs mains et leurs pieds… Quant à la femme, c’est tout simplement une petite grue…

Manzana devint pourpre :

— Une grue ! s’écria-t-il… une grue la senora Mariquita de Rosario !… Vous êtes fou, mon cher… On voit bien que vous n’avez pas souvent fréquenté des femmes du monde…

— Possible ; mais je suis assez physionomiste pour voir tout de suite à qui j’ai affaire… vous vous êtes tout simplement laissé empaumer par des aigrefins… et…

Je n’achevai pas. Une idée m’était soudain venue à l’esprit.

— Et le diamant ? m’écriai-je… vous l’avez toujours, le diamant ?

Manzana eut un sourire méprisant, mais porta malgré tout la main à la poche de son gilet.

— Oh…oooh ! s’écria-t-il… c’est trop fort !… Ils…

Je m’étais précipité sur lui et le secouais par les épaules en hurlant :

— Ils vous l’ont pris, n’est-ce pas ?… Nous sommes refaits !… vous vous êtes peut-être entendu avec eux, misérable !… Vite ! vite ! lançons-nous à la poursuite de ces bandits et je vous promets bien que si nous ne les retrouvons pas vous aurez affaire à moi… triple idiot ! crétin ! rastaquouère !

Le train qui s’était arrêté pendant cinq minutes se remettait en marche. Nous bondîmes dans le couloir, bousculant les voyageurs, nous frayant un chemin à coups de coude.

J’avais poussé Manzana devant moi et m’en servais comme d’un bélier pour dégager le passage.

Enfin, au risque de nous rompre le cou, nous sautâmes sur le quai, au grand effroi des employés.

Comme nous étions descendus presque à l’entrée du tunnel qui se trouve au bout du débarcadère, nous fûmes obligés de revenir sur nos pas pour gagner la sortie.

Là, je questionnai à la hâte un employé qui me regarda d’un air niais.

— Voyons ! criai-je exaspéré… deux vieux messieurs… et une jeune femme… ils sont bien descendus ici… vous avez dû les voir ?…

— Sais pas !… répondit l’homme avec un accent traînant… adressez-vous au bureau de renseignements, moi j’suis là pour recevoir les billets… m’occupe pas d’la tête des gens !…

Comprenant que je ne tirerais rien de ce butor, j’entraînai Manzana. Il avait maintenant perdu de sa belle assurance et se laissait conduire comme un enfant…

Devant la gare, il y a une petite place qui va en montant vers la ville.

Des fiacres archaïques avec des cochers rubiconds et malpropres stationnaient là dans l’attente des voyageurs. Quelques taxis qui avaient déjà été retenus disparaissaient les uns après les autres, mettant sur le sol des étincellements rapides.

— Parbleu ! pensai-je, nos gredins ont pris un taxi… mais nous les retrouverons… dussions-nous bouleverser toute la ville…

Cependant, je restais là, planté devant la station de voitures, incapable d’une décision quelconque.

Pour une fois, Manzana eut une bonne idée.

— Nous n’avons qu’une chose à faire, dit-il, c’est de prendre une voiture et de nous faire conduire dans les principaux hôtels de Rouen… nous finirons bien par savoir où nos gens sont descendus…

La colère m’étouffait ! Je n’étais plus maître de moi et j’avais envie d’étrangler mon compagnon.

Ah ! si jamais je le retrouvais, le diamant, je me promettais bien de le garder pour moi seul et de faire ainsi payer à ce stupide Manzana les tortures que j’endurais à cause de lui…

Je le poussai dans un fiacre, après avoir jeté ces mots au cocher

— Nous cherchons quelqu’un, menez-nous dans les grands hôtels de la ville.

— Bien, monsieur, répondit l’homme…, mais c’est qu’il y a beaucoup d’hôtels ici…

— Commencez par ceux de premier ordre…

— Compris.

Le fiacre partit à petite allure. Il était tiré par un pauvre cheval boiteux qui buttait à chaque pas et s’arrêtait, par instants, pour souffler. Dans la descente de la rue Jeanne-d’Arc, il accéléra un peu son train, mais nous n’allions guère plus vite que si nous avions suivi un convoi funèbre.

À toute minute, je passais la tête par la portière et stimulais le zèle du cocher par la promesse d’un bon pourboire. Il avait beau cingler sa rosse, nous n’avancions pas.

Et, dans mon exaspération, je déchargeais ma bile sur Manzana qui, blotti dans un coin de la voiture, me regardait d’un air ahuri…

Je lui prodiguais toutes les injures que je savais et parfois, pris d’une rage subite, je lui empoignais les bras et lui enfonçais mes doigts dans la chair.

Il ne disait rien… ce n’était plus un homme, c’était une vraie loque. J’allai même jusqu’à l’accuser d’être de complicité avec les rastas du wagon, mais je compris bientôt que cette accusation était ridicule. II avait trop de raisons de tenir, lui aussi, au diamant, et il n’eût pas été assez naïf pour le partager avec trois personnes.

Il s’était laissé rouler, voilà tout !

Le fiacre s’arrêta enfin devant un hôtel situé au fond d’un jardin minuscule. Je me précipitai au bureau et interrogeai rapidement la caissière.

Les renseignements qu’elle me fournit furent des plus vagues. Elle avait vu beaucoup de monde dans la soirée, des jeunes gens, des vieillards, quelques femmes, mais aucun de ces voyageurs ne répondait au signalement que j’en donnais.

Nous visitâmes encore cinq hôtels. Partout ce furent les mêmes réponses ambiguës, jetées d’un ton sec, désagréable, et quand sonnèrent deux heures du matin, nous n’étions pas plus avancés qu’à notre sortie de la gare.

Comme nous ne pouvions garder le cocher toute la nuit, je le fis stopper sur la place de la Cathédrale et demandai ce que je lui devais.

— C’est dix-huit francs, répondit-il… et le pourboire en plus.

Je me fouillai, mais au moment où j’introduisais la main dans la poche de côté de ma jaquette, un petit frisson me courut le long des reins… Mon portefeuille avait disparu !

Ceux qui avaient dérobé le diamant à Manzana avaient aussi pris mon portefeuille !

J’eus la présence d’esprit de ne rien laisser paraître de mon trouble en présence du cocher. Tirant de ma poche un papier quelconque, je dis avec aplomb :

— Avez-vous la monnaie de cinq cents francs ?

Le bonhomme roula des yeux effarés.

— Non ?… fit-il… Vous croyez comme cela que l’on se promène avec la monnaie de cinq cents francs.

— Où pourrait-on en faire ?

— Nulle part… tout est fermé maintenant…

Et, comme je demeurais indécis :

— Votre ami a peut-être de la monnaie, lui ?…

— Non… répondit Manzana, je n’en ai pas…

Le cocher s’impatientait ;

— Oh ! vous savez, cria-t-il, faut pas m’la faire, j’connais l’coup. Vous m’devez dix-huit francs, plus le pourboire… payez-moi… ou venez avec moi au poste de police…

— C’est cela, dis-je… allons au poste… est-ce loin d’ici ?

— Non, là, à deux pas… place de l’Hôtel-de-Ville.

Nous remontâmes en voiture, Manzana et moi. Le cocher fouetta son cheval.

— Vraiment, questionna mon associé en se penchant à mon oreille, vous avez un billet de cinq cents francs ?

— Vous ne voyez donc pas que c’est de la frime ?… Mon billet de cinq cents francs est une simple feuille de papier… Je suis sans un sou… vos amis m’ont dévalisé. Comment ! vous aussi !… Mais alors, qu’allons-nous dire en arrivant au poste ?

— Vous pensez bien que nous n’allons pas être assez stupides pour y aller… Ouvrez doucement la portière de votre côté, moi je vais faire de même… La voiture va assez lentement pour que nous puissions sauter à terre sans danger… Attention !… y êtes-vous ?

Nous arrivions, à ce moment, au coin d’une rue obscure. Nous quittâmes le fiacre si prestement et avec une telle légèreté que le pauvre cocher ne s’aperçut point de notre disparition. Quand le brimbalement des portières que nous avions laissées ouvertes l’avertit enfin de notre fuite, il poussa un juron formidable, mais nous étions déjà loin.

Après avoir couru pendant environ un quart d’heure, en faisant le plus de détours possible, nous nous trouvâmes sur les quais. Il tombait une pluie glaciale et le vent qui soufflait par bourrasques faisait clignoter la flamme des réverbères.

Nous nous mimes à l’abri derrière un hangar et bientôt un douanier, qui nous prit sans doute pour des chapardeurs, nous chassa en nous accablant d’injures. Nous tentâmes de nous réfugier sous la porte d’un dock qui était demeurée entr’ouverte, mais un veilleur de nuit nous reçut comme des chiens errants.

Enfin, grâce à la complaisance d’un employé de chemin de fer, nous trouvâmes un refuge dans un wagon réformé que l’on avait commencé à démolir. Une partie de la toiture en avait été enlevée et il faisait dans cette roulotte un froid sibérien. Manzana et moi nous blottîmes dans la paille et attendîmes ainsi le jour…

Je ne sais à quoi songeait mon compagnon, mais moi, je sais que je fis, cette nuit-là, de bien tristes réflexions.

Lorsque l’on est malheureux, comme je l’étais, le moindre souvenir vous attriste et l’on a envie de pleurer en se rappelant les heures heureuses que l’on a vécues autrefois. Je me revoyais à Ramsgate, tranquille, la poche bien garnie, à la suite d’une opération fructueuse, flirtant avec Édith que j’avais rencontrée au « Royal Oak ». Puis nous partions pour Paris. C’était alors la lune de miel, de longues soirées d’amour devant un bon feu de bois, la vie joyeuse, les rêves sans fin que forment les amoureux… Je me souvenais aussi, avec une émotion délicieuse, de la nuit où je m’étais emparé du Régent et, je me mis à pleurer à chaudes larmes en songeant à ces deux disparus : Édith et le diamant…

Manzana essaya de me consoler, mais je le rembarrai si brutalement qu’il ne dit plus un mot.

Parfois, je l’injuriais sans mesure, puis, le voyant aussi malheureux que moi, je finissais par m’apitoyer sur son compte.

C’était là, je le reconnais, de la pitié bien mal placée, mais on a pu remarquer, au cours de ce récit, que je suis, à certaines heures, d’une sensibilité exagérée.

Quand parut le jour, un jour terne, maussade, mon compagnon et moi nous nous concertâmes. Nous allions rôder aux abords des hôtels ; peut-être aurions-nous la chance d’y rencontrer un de nos voleurs. Nous irions aussi dans les gares, à l’heure du départ des trains, mais nous nous écarterions avec prudence de tout véhicule conduit par un cocher rubicond et traîné par une rosse clopinante.

De dix heures du matin à midi, nous errâmes par les rues, l’estomac vide, les jambes molles, et je songeais déjà à vendre le revolver de Manzana, quand mon attention fut attirée soudain par un individu qui marchait devant nous… Il me semblait avoir déjà vu cette « charpente » -là quelque part…

J’allais devancer l’homme afin d’apercevoir son visage quand une occasion s’offrit qui me permit de l’examiner à loisir. Il entra chez un bijoutier et, dès qu’il se présenta de profil, je le reconnus.

C’était l’un des vieux messieurs de la veille.

Ah ! décidément, cette fois encore, le hasard faisait bien les choses !

Le drôle était probablement venu dans cette boutique pour s’assurer, auprès du marchand, que le diamant n’était pas en toc.

— Vite ! dis-je à Manzana… faites comme moi, baissez votre chapeau sur vos yeux… s’il nous reconnaît tout est perdu.

Postés tous deux au coin de la devanture, nous ne perdions pas un des gestes de notre voleur. Nous le vîmes tirer quelque chose de sa poche, le développer et le présenter au bijoutier qui eut une exclamation de surprise. Parbleu ! il n’avait pas souvent vu des diamants comme le Régent. Il le regarda à la loupe, puis le posa sur une petite balance de cuivre, hocha longuement la tête et finalement le rendit au vieux monsieur.

Celui-ci replaça le Régent dans le petit sac que l’on connaît, puis s’entretint un moment avec le bijoutier. Il cherchait évidemment à expliquer comment il se trouvait en possession d’une telle pierre précieuse…

J’eus à ce moment l’idée de faire irruption dans la boutique, en compagnie de Manzana, de me donner comme inspecteur de la Sûreté, d’arrêter l’homme et de saisir le diamant, mais je compris tout de suite que cette façon de procéder n’amènerait pas le résultat que j’en attendais. Le marchand nous accompagnerait pour servir de témoin et, au commissariat, on confisquerait l’objet. Nous ne serions pas plus avancés que devant.

— Attention ! dis-je à Manzana… ouvrez l’œil… nous allons filer cet individu-là quand il va sortir, mais n’oubliez pas que si nous le laissons échapper, si nous perdons sa piste, nous perdons aussi notre diamant.

— Soyez tranquille… il ne nous échappera pas…

Et mon compagnon traversa rapidement la rue.

L’homme était maintenant sur le pas de la porte. Il causait avec le bijoutier, et je remarquai que celui-ci semblait chercher quelqu’un, un agent probablement, afin de lui signaler le particulier, mais en province, comme à Paris, quand on a besoin d’eux, les agents ne sont jamais là.

Je m’étais tourné à demi pour que le vieux monsieur ne pût me reconnaître. Quand enfin il quitta le bijoutier, je fis à Manzana un signe d’intelligence et me lançai sur les traces de notre voleur.

Le filou marchait d’un bon pas et il me parut que, pour un vieillard, il avait le jarret joliment élastique. Il descendit la rue Grand-Pont, tourna à droite, s’arrêta un instant pour acheter des journaux, puis s’installa sur le quai de la Bourse, à la terrasse d’un café.

Manzana et moi, nous nous dissimulâmes derrière un kiosque.

— Je crois que nous le tenons, dis-je.

— Oui, répondit mon associé, mais nous ne pouvons nous jeter sur lui, en plein jour. Si encore nous savions à quel hôtel il est descendu.

— Nous le saurons bientôt, soyez tranquille.

Un quart d’heure s’écoula. Notre gredin lisait toujours son journal, mais il devait certainement attendre quelqu’un, car, de temps à autre, il jetait un rapide coup d’œil dans la direction de la Bourse.

Déjà, cela était visible, il commençait à s’impatienter, quand une femme s’approcha vivement de lui.

— Voici votre senora, dis-je à Manzana.

— Oui… oui, je l’ai bien reconnue… la garce !…

Dès que la jeune femme se fut assise, notre individu se mit à lui expliquer quelque chose, en lui parlant à l’oreille. Il lui racontait évidemment la visite qu’il venait de faire au bijoutier et ce que celui-ci lui avait dit.

Je m’étonnai cependant de ne pas voir arriver l’autre vieux monsieur, celui qui, la veille, avait entamé la conversation avec Manzana. Sans doute était-il parti en expédition, car ces gens que je considérais maintenant comme des bandits étaient des confrères… des cambrioleurs comme moi.

Je devais même reconnaître qu’ils étaient très habiles et, en toute autre circonstance, j’aurais eu pour eux de l’admiration. Leur façon de travailler, quoique différant sensiblement de la mienne, n’en était pas moins très ingénieuse. Ils exerçaient probablement depuis longtemps, bien qu’ils ne fussent pas aussi vieux qu’ils s’efforçaient de le paraître. Ils avaient dû, pour inspirer plus de confiance, se coller une perruque et une barbe blanches, car rien n’impose le respect comme un vieillard à la chevelure de neige, décoré de la Légion d’honneur, même lorsqu’il s’est, de son propre chef, décerné cette haute distinction.

La foule est gobeuse, elle aime ce qui est vénérable et ne se méfie presque jamais d’un vieux monsieur décoré.

Quant à moi, ma façon de travailler est tout autre, je crois l’avoir déjà dit. Au lieu d’arborer des complets extravagants et des cravates multicolores, je préfère une mise simple et modeste qui permet de passer partout sans être remarqué.

Ne pas être remarqué, c’est aussi une force, et je crois l’avoir suffisamment prouvé.

Tout en me livrant à ces réflexions cambriolo-philosophiques, je ne quittais pas de l’œil mon voleur et la jeune femme qui était assise à côté de lui. Cet homme portait ma fortune sur lui et j’étais prêt à tout tenter pour la lui reprendre… à tout, même au crime… Il est vrai que je pourrais, pour ce qui était de cette dernière solution, avoir recours à Manzana qui ne devait pas être un novice en la matière, si je m’en référais à l’opinion de la dame au manteau de loutre, entrevue aux Champs-Élysées.