Mémoires d’un cambrioleur retiré des affaires/Partie 1/Chapitre IX

Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 75-85).

IX

une explication orageuse

J’ai toujours eu pour habitude de ne jamais désespérer de la Fortune, même quand elle semble devoir m’abandonner tout à fait. Le lecteur a déjà dû s’en apercevoir, et j’ose espérer qu’il n’a pas suivi, sans éprouver à mon endroit quelque inquiétude, les diverses péripéties de ce récit ou plutôt de cette confession. Il a dû remarquer aussi que, jusqu’à présent, le personnage sympathique dans toute cette histoire, c’est moi… moi, Edgar Pipe… un cambrioleur !

Puissé-je jusqu’au bout mériter cette sympathie !

Mon seul crime a été de vouloir m’enrichir aux dépens d’autrui et j’attends que celui qui n’a pas eu cette intention, au moins une fois dans sa vie, me jette la première pierre. Certes, je ne me fais pas meilleur que je ne suis, mais quand je me compare à certaines gens, je ne me trouve guère plus méprisable qu’eux. Seulement, voilà, il y a la manière… Le vol a ses degrés… Celui qui prend carrément dans la poche ou le domicile d’autrui, au risque de se faire tuer d’un coup de revolver, celui-là est considéré comme un bandit. Par contre, l’homme qui vole avec élégance, en y mettant des formes et, sans exposer sa peau, se trouve, au bout d’un certain temps, absous par l’opinion.

Drôle de société tout de même que celle où nous vivons ! Enfin !

Que l’on me pardonne cette digression… mais j’estime que, lorsqu’on écrit ses mémoires, il ne faut rien celer de ses sentiments… On doit livrer au public toute sa vie, quitte à froisser certains puritains qui prêchent très haut la morale et sont pourtant, dans le privé, de bien tristes personnages.

J’ai dit qu’après l’acte de violence auquel il s’était livré sur moi, Manzana s’était radouci. Il me remit même les deux cent cinquante francs que nous devions à la complaisance du marchand.

— Vous êtes, dès maintenant, me dit-il, le caissier de notre association.

— Et vous le principal actionnaire, n’est-ce pas ?

Un vilain sourire plissa sa face jaune et il me frappa sur l’épaule en s’extasiant sur mon esprit de repartie.

Peut-être espérait-il par la flatterie se concilier mes bonnes grâces, mais la façon plutôt rude dont avaient commencé nos relations m’interdisait toute familiarité avec ce rasta colombien.

Comme nous passions au coin de la rue d’Orchampt et de la rue Lepic, je lui dis à brûle-pourpoint :

— Accompagnez-moi donc chez moi où j’ai besoin de prendre quelques papiers…

— Vous habitez par ici ? fit-il interloqué.

— Oui, à deux pas… au 37 de la rue d’Orchampt.

— Soit, allons-y, dit-il… il n’y a personne chez vous ?

— Pas que je sache, à moins qu’un cambrioleur n’ait eu l’idée de venir explorer mon appartement.

Le concierge était sur le pas de la porte.

— Tiens ! monsieur Pipe ! s’écria-t-il… alors, vous êtes revenu de voyage ?

— Oui, vous le voyez… mais je vais repartir pour quelques jours. S’il vient des lettres pour moi, vous les garderez…

Nous montâmes. J’avais voulu faire passer Manzana devant, mais il s’y refusa obstinément.

Une fois chez moi, je mis dans ma valise un complet, des bottines et quelques chemises, puis après avoir jeté un coup d’œil sur ce home assez misérable où j’avais cependant vécu avec ma maîtresse des heures délicieuses, j’entraînai Manzana.

— Vous êtes un malin, vous, me dit-il. Vous me faites vendre les objets qui garnissaient mon appartement, mais vous conservez précieusement les vôtres.

— Mon cher, répliquai-je assez sèchement, si vous aviez un peu de flair, vous auriez deviné tout de suite que je suis comme vous, en meublé !… Vous supposez bien que si je m’étais arrangé un intérieur, je l’eusse fait avec un peu plus de goût…

— En effet, accorda-t-il… ce n’est guère luxueux…

Et il ajouta, narquois :

— Vous viviez ici avec une petite femme, hein ?… J’ai vu sur le lit un gracieux kimono… Alors, vous la plaquez comme cela, sans remords… Pourquoi ne l’emmenez-vous pas ?… Une femme, c’est souvent utile… dans votre profession… Elle peut servir de rabatteuse et… dans les moments difficiles…

Je lui décochai un tel regard qu’il n’ose pas achever.

Décidément, ce gaillard-là était encore plus méprisable que je ne le supposais.

— Voyons, lui dis-je… où allez-vous ? rentrons-nous boulevard de Courcelles ou filons-nous directement à la gare.

— J’ai besoin, répondit-il, de rentrer chez moi… mais ne croyez-vous pas que nous pourrions déjeuner ?…

— C’est une idée…

Nous entrâmes dans un restaurant de la place Clichy et choisîmes une petite table placée tout au fond de la salle. Avant d’accrocher mon pardessus, je glissai sournoisement le revolver qui s’y trouvait dans la poche de derrière de ma jaquette. Manzana voulut évidemment faire comme moi, mais soudain je le vis pâlir et rouler des yeux en boules de loto…

— Vous avez perdu quelque chose ? demandai-je vivement.

— Oui… répondit-il d’un ton bourru.

— Serait-ce le diamant, grands dieux ?

Cette question éveillant en lui un nouveau soupçon, il porta aussitôt la main à son gilet.

— Non, grogna-t-il… j’ai toujours l’objet…

— Ah ! tant mieux !… vous m’avez fait une de ces peurs…

Durant tout le repas, Manzana ne dit pas un mot. Il était furieux, cela se voyait à sa figure, mais il était aussi fort inquiet. Il n’osa point me parler du revolver, bien qu’il fût à peu près sûr que c’était moi qui l’avais pris.

Quand nous en fûmes au café, il alluma une cigarette et me dit d’un ton mi-plaisant, mi-sérieux :

— Croyez-vous, Pipe, qu’il soit bien utile de retourner boulevard de Courcelles ?

— Ma foi, ce sera comme vous voudrez… Ne m’avez-vous pas dit tout à l’heure que vous aviez besoin de passer chez vous ?

— Oui, mais j’ai réfléchi… Il est préférable que nous ne remettions pas les pieds dans cet appartement…

— Cependant, vous avez besoin de votre valise… Vous ne pouvez pas vous embarquer sans linge de rechange.

— J’achèterai en route ce qui me sera nécessaire.

— Acheter… acheter !… et avec quoi ?… Vous semblez oublier que lorsque nous aurons payé notre déjeuner, il nous restera environ deux cent trente francs sur lesquels il faudra prélever nos frais de voyage. À notre arrivée à Londres, nous aurons à peine une vingtaine de francs… avec cela, nous n’irons pas loin.

— Ne m’avez-vous pas dit que vous aviez des amis là bas ?

— Oui, mais je ne puis aller comme cela, tout de go, leur emprunter de l’argent, le revolver sur la gorge.

À ce mot de revolver, Manzana pâlit et une lueur mauvaise passa dans ses yeux.

— Je croyais… balbutia-t-il.

— Avouez, lui dis-je en riant, que dans notre association, je joue un rôle plutôt ridicule… Je vous « procure » un diamant qui doit vous assurer la fortune et je suis encore obligé de subvenir à tous les frais. Vous ne trouverez pas souvent, cher ami, un garçon aussi complaisant que moi…

— N’était-ce pas convenu ainsi ?

— Oui, je ne dis pas, mais permettez-moi de m’étonner que vous ayez encore la prétention de renouveler votre garde-robe avec l’argent de notre voyage… Pourquoi ne voulez-vous pas rentrer chez vous pour y prendre ce qui vous est nécessaire ?…

— Je ne veux pas rentrer chez moi parce que je crains de me faire arrêter…

— Mauvaise excuse, mon cher Manzana, mauvaise excuse !… Si l’on doit vous arrêter, vous le serez plutôt à la gare que boulevard de Courcelles.

— C’est possible… mais je vous le répète, je ne retournerai pas à mon appartement.

— Libre à vous, mais, en ce cas, ne comptez point sur moi pour vous acheter même une chemise…

— Tant pis ! je m’arrangerai comme je pourrai.

Je vis bien qu’il était inutile d’insister. Manzana refusait de remettre les pieds boulevard de Courcelles, parce qu’il voulait éviter un petit drame dans lequel, cette fois, il n’aurait pas le premier rôle. Il se doutait bien que c’était moi qui avais pris son browning et il craignait que je ne me fisse rendre le diamant, en usant de l’argument péremptoire qu’il avait employé avec moi.

Je réglai la note qui se montait à dix-neuf francs cinquante et demandai au garçon l’indicateur des chemins de fer.

À ce moment, Manzana voulut s’absenter.

— Un instant, dit-il, et je reviens…

— Pas du tout, lui dis-je… je vous accompagne…

— Mais, puisque je laisse ici mon chapeau et mon pardessus…

— Ils ne valent pas le Régent, mon cher… je serais refait…

Il n’insista pas, mais je vis bien qu’il était de plus en plus furieux.

Avait-il réellement l’intention de « filer à l’anglaise » comme Édith ? Je ne le crois point, mais je n’étais pas fâché de lui donner une petite leçon.

Pour l’instant, je le tenais… c’était moi qui avais l’avantage, mais il fallait que je le conservasse, et jusqu’au bout.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il était environ trois heures quand nous quittâmes le restaurant.

Que faire jusqu’au départ du train de Londres ?

Manzana qui ne tenait guère, et pour cause, à se promener dans la rue, parlait déjà de se réfugier dans une brasserie… J’eus toutes les peines du monde à l’entraîner sur les boulevards extérieurs… sous prétexte de lui faire prendre l’air.

Tout en cheminant, nous causions, ou plutôt non, c’est moi qui causais, car Manzana n’était guère loquace.

Il était devenu morose et mâchonnait un cigare éteint. Il songeait évidemment à son revolver, à ce bon petit browning avec lequel il espérait me diriger à sa guise.

— Tiens, lui dis-je tout à coup, nous sommes à deux pas de votre domicile… Pourquoi n’attendrions-nous pas dans votre appartement l’heure du dîner… Il fait un froid de canard dans la rue et cette valise que je porte me coupe le bras.

— Je vous ai déjà dit, répliqua-t-il sèchement, que j’avais des raisons sérieuses pour ne pas retourner chez moi…

— Oui… vous avez peur…

— C’est possible…

— Auriez-vous peur de moi, par hasard ?

Cette question lancée à brûle-pourpoint — un peu imprudemment, je l’avoue — amena sur le visage de Manzana un petit tressaillement.

Il me regarda fixement, les dents serrées, l’œil luisant et d’une voix grinçante, laissa tomber ces mots :

— Vous ne réussirez pas, mon cher, à m’attirer dans un guet-apens.

— Est-ce que vous devenez fou ?

— Oui… oui… je sais ce que je dis.

— Je ne vous comprends pas…

— Moi… je me comprends, cela suffit…

Il jeta son cigare, bredouilla quelques mots que je n’entendis point, puis fit brusquement demi-tour.

— Ah ! bien, dis-je, la vie va être gaie avec vous, si vous continuez ainsi à faire la tête… Vous n’avez pourtant aucune raison d’être mécontent. Il y a deux jours, vous étiez dans une purée noire et songiez peut-être au suicide, quand je suis apparu… pour vous offrir un diamant…

— Un diamant que nous ne placerons peut-être jamais !

— Certes, s’il n’y avait que vous pour le placer, nous aurions le temps de crever de misère. Heureusement que je suis là.

Mon associé eut un geste vague.

— Alors, dis-je, vous croyez que vous allez vous promener éternellement avec le Régent dans votre poche ?

— J’en ai peur.

— Manzana, vous n’êtes pas raisonnable… car dans toute cette affaire, si quelqu’un a le droit de se plaindre, c’est moi. Comment, je vous apporte la fortune, je consens à partager avec vous le produit de mon travail et, au lieu de me remercier, de sauter dans mes bras, vous avez l’air de me traiter en ennemi. Ah ! on a bien raison de dire que cette maudite question d’argent amène toujours la brouille entre les meilleurs camarades.

— Ne faites donc pas le bon apôtre… Est-ce que vous croyez que je n’ai pas deviné le fond de votre pensée ?… Voyons… me prenez-vous pour un idiot ?

— Mon cher, vous me prêtez là des sentiments qui me froissent, je vous l’assure… J’ai fait un pacte avec vous et je suis toujours prêt à tenir mes engagements…

— Oui, grogna Manzana… le revolver à la main…

— Que voulez-vous dire ?

— Vous le savez aussi bien que moi.

— Mon cher, vous divaguez…

— Vraiment…

La conversation en resta là.

Nous étions arrivés en haut de la rue d’Amsterdam. La nuit tombait ; un petit vent du nord soufflait sans interruption. Nous pressâmes le pas. Comme les passants étaient fort nombreux, à cette heure, et que nous risquions de nous trouver séparés, je repris le bras de Manzana.

— Ah ! encore, fit-il d’un ton brutal… Vous avez donc peur que je m’envole ?

— On ne peut pas savoir, mon cher…

— Alors, prenez-moi le bras gauche… pas le droit…

— Ah !…

— Oui, j’ai mes raisons pour cela.

— Comme vous voudrez, cher ami… un bras ou l’autre, cela n’a pas d’importance…

Manzana haussa les épaules et je remarquai, qu’à partir de ce moment, il tint obstinément sa main droite collée contre sa poitrine.

Il craignait évidemment que je ne cherchasse à lui subtiliser notre diamant. J’y avais déjà songé, mais je n’avais pas tardé à reconnaître que cette tentative serait impossible.

Ceux qui nous voyaient passer bras dessus, bras dessous, ne se doutaient certes pas que ces deux hommes, qui avaient l’air si fraternellement unis, n’attendaient qu’une occasion pour se jeter l’un sur l’autre.

Je jouissais intérieurement de la colère de Manzana et j’envisageais déjà l’avenir avec moins d’inquiétude. Manzana était maintenant mon prisonnier et c’est ce qui le mettait en rage.

Avouez que cet homme était réellement trop exigeant.

Heureusement que le hasard se charge toujours d’arranger les choses.

Comme nous longions la rue de Londres, Manzana me dit tout à coup :

— Au fait, pourquoi me conduisez-vous à la gare Saint-Lazare… c’est généralement par la gare du Nord que l’on se rend en Angleterre… Par Calais, le voyage est bien plus court…

— Évidemment, mais il est aussi moins sûr… Tous les malfaiteurs qui s’enfuient en Angleterre passent généralement par Calais, aussi cette ligne est-elle étroitement surveillée… Si j’étais seul, comme je n’ai rien à redouter, je partirais par le Nord, mais avec vous…

— Oui… vous êtes un petit Saint Jean et moi une affreuse canaille…

— Je ne vous l’aurais pas dit…

— Mais vous le pensez… c’est tout comme…

— Franchement, mon cher, que voulez-vous que je pense de vous après la petite scène des Champs-Élysées ?… Et puis, ne m’avez-vous pas dit que vous vous attendiez à être arrêté ?… Si vous croyez que cela m’amuse de voyager en compagnie d’un individu aussi compromettant que vous…

Manzana ne releva pas cette dernière phrase. Il se contenta de marmonner quelques injures. Je compris cependant que j’avais été un peu loin, aussi cherchai-je immédiatement à atténuer le mauvais effet produit par mes blessantes allusions :

— C’est votre faute, mon cher, si nous arrivons à nous dire des choses désagréables. Vous êtes, depuis quelques heures, d’une humeur de dogue…

— Ah ! vous trouvez ?

— Certes… et j’avoue que je ne m’explique pas ce brusque revirement de votre part. Je ne vous ai rien fait, en somme. Hier, vous disiez que j’étais votre Providence, et maintenant vous me traitez en ennemi…

Manzana fixa dans les miens ses yeux luisants :

— Je vous traite en ennemi, prononça-t-il lentement… parce que vous en êtes un et que vous cherchez à vous débarrasser de moi.

— Oh ! quelle idée !…

— Je sais ce que je dis… mais, prenez garde… tâchez de ne pas me manquer, car moi, je vous préviens, je ne vous raterai pas… Vous m’avez chipé mon revolver, mais j’ai fort heureusement pour moi deux poings… et deux poings solides, je vous assure.

— Il ne tient qu’à vous de ne pas en venir à cette pénible extrémité… Oui, je vous ai pris votre revolver, je le confesse, mais si vous voulez raisonner un peu, mon cher, vous serez obligé de reconnaître qu’il n’était pas juste que l’un eût à lui seul tous les atouts dans son jeu. Vous aviez le diamant… Vous aviez aussi le revolver, c’était vraiment trop, vous en conviendrez. J’ai voulu tout simplement égaliser les chances. Tant que vous respecterez vos engagements, vous n’aurez rien à craindre, mais si, par malheur, vous tentiez de vous enfuir, ma foi, tant pis pour vous !… je vous brûlerais la cervelle sans hésiter.

— Et qui me prouve que vous n’avez pas l’intention de le faire, même si je respecte mes engagements ?

— Oh ! mon cher, je crois que vous me prêtez là vos propres sentiments… Vous ne me supposez tout de même pas assez bête pour risquer un coup pareil sans y être forcé. Le malheur a voulu que je tombe entre vos mains, mais je ne songe même plus à cela. Mon but est de me débarrasser du diamant le plus vite possible et de vous tirer ma révérence. Je ne suis pas gourmand, un petit million me suffira, et ne supposez pas que je convoite votre part… Vous, au contraire, et j’ai tout lieu de le croire, vous voudriez vous attribuer la totalité de la vente, mais cela ne sera pas… Je m’y opposerai par tous les moyens, même quand je devrais sacrifier ma liberté.

Manzana parut troublé par ce raisonnement et m’affirma la pureté de ses intentions, mais avec un gredin pareil, il fallait s’attendre à tout.

C’était maintenant la paix… la paix armée, à vrai dire, et j’avais lieu d’espérer que cette trêve se prolongerait assez longtemps pour me permettre de mener à bien — c’est-à-dire au mieux de mes intérêts — cette triste aventure.

Nous allâmes retenir deux places de coin pour le train du Havre qui partait à cinq heures ; il était quatre heures un quart, nous avions donc quarante-cinq minutes devant nous. Nous en profitâmes pour aller manger un morceau sur le pouce, aux environs de la gare Saint-Lazare, car nous n’étions pas assez riches pour nous payer le luxe du wagon-restaurant.