Mémoires d’un cambrioleur retiré des affaires/Partie 1/Chapitre III

Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 20-25).

III

quelques traits de lumière sur le mystère

Oui, on avait volé le Régent !

Et j’en puis ici fournir la certitude avec quelques preuves à l’appui, puisque le voleur… c’était Moi !

Bien qu’assez réservé de ma nature, j’estime que le moment est peut-être venu de me présenter.

Je me nomme George-Edgar Pipe, sujet anglais, cambrioleur professionnel, et jouissant, en la matière, de quelque autorité. Certes, mon nom n’a point d’éclat ; il n’a figuré sur aucune manchette de journal, bien que mes « exploits » aient, durant cinq années, défrayé les chroniques des Deux-Mondes.

La raison de cette obscurité ?… elle est bien simple ; jamais je ne me suis laissé prendre.

Le cas me paraît assez exceptionnel pour que j’en fasse ici mention ; il explique, au surplus, comment, si mes actions sont devenues célèbres, mon nom est demeuré parfaitement ignoré.

Je ne taxerai pas à ce propos le Destin d’injustice, à l’exemple de certains auteurs de mémoires. Cette obscurité me plaît… Je suis modeste.

Toutefois, l’heure est venue de sortir de ma tour d’ivoire, d’abord parce que, retiré des affaires, j’ai désormais quelques loisirs et, ensuite, parce que la prescription m’est acquise et que ma liberté n’aura pas à souffrir des aveux que je pourrai faire.

Donc, on s’est beaucoup occupé de moi sans me nommer jamais. Néanmoins, mes « exploits » offrent tous un trait caractéristique auquel il est aisé de les reconnaître.

Ce trait est justement leur anonymat.

Tous les grands vols, cambriolages et autres coups d’audace dont l’auteur est demeuré inconnu, tous ceux-là sont de moi.

Je peux bien le dire aujourd’hui, puisque la justice ne me fera plus l’honneur de s’occuper de mon humble personne.

Je me ferai cependant un devoir d’exposer par le détail mes façons de procéder.

Cette relation sera, je l’espère, de grand enseignement, car ne s’improvise pas cambrioleur qui en a fantaisie.

C’est mieux qu’un métier, c’est un sacerdoce. Ses fidèles sont de grands méconnus. Le cambrioleur n’est-il point, comme l’a si bien dit Stevenson, le seul aventurier qui nous reste ici-bas ?… Songez donc à la lutte incessante qu’il livre, un contre tous, seul contre la société civilisée tout entière. Et le courage donc ? Avouez qu’il en faut une jolie dose pour s’introduire la nuit dans une maison, crocheter une serrure, forcer une porte sans savoir ce que l’on trouvera derrière… Ah ! on paye souvent bien cher, vous pouvez me croire, les quelques bénéfices que l’on retire de telles expéditions.

La suite de ce récit me donnera raison ou tort, mais j’ai conscience d’accomplir une œuvre de justice en réhabilitant un art que trop de maladroits ont compromis et que l’aveuglement des masses a taxé stupidement d’infamie.

Mais, m’objectera-t-on, pourquoi vous, un sujet anglais, êtes-vous venu vous faire la main en France ?

L’explication est des plus simples.

J’avais, depuis longtemps, formé le projet d’enlever, non point de ces objets de pacotille que tous les bourgeois ont chez eux, mais une pièce rare, unique, qui eût un nom, une histoire et représentât une fortune. Les pierreries célèbres, celles qu’ont portées les rois, me semblaient répondre à mon dessein.

Pour quelle raison, alors, suis-je venu en France ?

Sans doute, nous avons des diamants, de célèbres diamants comme ceux de la couronne d’Angleterre, par exemple ; mais, je le déclarerai tout net : ils sont mieux gardés que chez vous. La France apparaît aux étrangers comme un vrai pays de cocagne, et cela est particulièrement vrai pour les gentlemen qui s’adonnent au cambriolage.

Ici, point de ces promiscuités fâcheuses avec des surveillants d’éducation précaire… on n’est jamais obligé de se colleter avec des malappris… Tout vous est largement ouvert… On est chez soi… Il n’y a qu’à se baisser pour prendre, si le cœur vous en dit.

La France est, avant tout, le pays du savoir-vivre.

Autre motif : si l’on est pris — car il faut tout prévoir — si l’on est pris, cela devient sérieux en Angleterre et désobligeant au possible : dix ans de hard labour pour la moindre des peccadilles, autant dire la mort civile et naturelle par surcroît.

Inversement, que risque-t-on chez vous ? Cinq ans, dix ans de villégiature qu’on n’aurait jamais songé à s’offrir ; un voyage au long cours dans des régions clémentes, au climat sain et tempéré, sous des cieux toujours bleus, au milieu de décors féeriques.

On s’évade facilement de ces régions-là… et l’on peut, au retour, se refaire une situation. On a acquis de l’expérience et la considération qui entoure généralement les voyageurs.

Voilà pourquoi j’ai choisi la France… Résolu à commettre un vol qui en valût la peine, je décidai de m’emparer du Régent.

Pour mener mon projet à bien, je choisis le jour de Noël, qui est d’heureux augure en Angleterre et, dans l’après-midi du 24 décembre, je me mêlai aux nombreux curieux qui s’écrasaient dans les galeries du Louvre.

Après un examen attentif des locaux, mon plan fut vite arrêté ; je devais attendre la nuit, sans trahir ma présence, dans les salles du musée même.

Cela m’évitait d’avoir recours au procédé de l’escalade et s’accordait mieux avec mon caractère qui ne désire qu’une chose passer inaperçu.

Après avoir inspecté les diverses salles du Louvre, j’optai pour celle des Antiquités égyptiennes, où sont exposées les momies, salle assez peu fréquentée du public et, profitant d’un moment où il n’y avait personne, je me glissai rapidement dans une haute boîte, sorte de gaine oblongue qui — je m’en étais assuré quelques minutes auparavant — était vide et pouvait contenir un locataire de ma modeste corpulence.

Je ne sais s’il vous est arrivé d’habiter quelque temps dans l’intérieur d’un sarcophage… Ceux qui l’auront tenté me comprendront. À vrai dire, on y est très mal ; on y respire à grand’peine, et cela sent affreusement le moisi.

Mais la situation s’aggrave lorsqu’on y doit rester des heures comme c’était mon cas.

La nuit vint ; j’entendis fermer les portes… Les minutes s’écoulaient, lentes, lentes ! et j’avais l’impression, à la longue, de revivre les millénaires qui nous séparent de la première dynastie.

J’étais fort indécis en somme… Comment sortirais-je de là ? Je n’avais encore rien trouvé lorsque, vers minuit, j’entendis les gardiens pénétrer dans la salle. Ils s’arrêtèrent, se mirent à causer et, n’ayant rien de mieux à faire, j’écoutai.

On sait quels étaient leurs propos. La contemplation prolongée de la reine Tia, les considérations funèbres qui s’ensuivirent, la nuit, la solitude et le naturel superstitieux de l’un d’eux les mettaient dans un état d’infériorité certaine.

Ce me fut une inspiration. Plutôt que de compter sur le hasard qui pourrait bien ne point se manifester, je résolus de mettre à profit l’énervement de mes deux gêneurs et de frapper un grand coup.

C’est alors que je commençai à remuer doucement dans mon sarcophage.

L’effet fut prompt et rassurant… Les gardiens avaient peur… Ils n’étaient plus à craindre. Je graduai mes effets de terreur en souriant de leur épouvante… Alors, bien sûr de moi, je poussai l’audace jusqu’à m’évader de mon coffre, je ne dirai pas à leur nez, car ils fuyaient déjà à toutes jambes. J’étais libre de mes mouvements et seul dans cette salle tout à l’heure trop bien surveillée.

N’avais-je pas raison de proclamer plus haut ma foi dans l’influence que peut avoir le Merveilleux ?

Cependant je n’étais pas au bout de mes peines. Il me fallait gagner la galerie d’Apollon, où je savais qu’était exposé le Régent, mais que je savais aussi spécialement gardée par un veilleur de nuit.

Je me lançai provisoirement sur les traces de mes deux nigauds, de ce pas subreptice et silencieux qui convient au fantôme d’un Pharaon.

Je vis bien, en traversant une salle, que mon apparition faisait quelque impression sur un gardien probablement dérangé dans son sommeil… L’alarme allait être donnée ; je ne pouvais songer d’ailleurs à me risquer à l’aveuglette dans la galerie d’Apollon, et comme je venais d’arriver en haut de l’escalier de la Victoire, je m’aperçus que l’on avait là, fort à propos, reconstitué certain portique orné de deux cariatides provenant, je crois, des ruines de Delphes.

Ce détail a peu d’importance ; ce qui en avait plus pour moi, c’est qu’on avait, au fond de ce portique, tendu un rideau à la grecque dans le dos des deux cariatides.

Je me cachai derrière ce rideau et attendis.

J’assistai dans cet incognito qui me sied au conciliabule d’un homme à grosse voix et de mes deux gardiens de la salle des Antiquités Égyptiennes, puis je compris que le veilleur des diamants était appelé et convié à se joindre à la ronde.

Alors je sortis doucement de ma cachette et revins à pas de loup vers la Rotonde.

Tout le monde était occupé à discuter dans la salle des momies.

Moi, le plus doucement possible, je gagnai la galerie d’Apollon… Elle était vide, comme je m’en doutais.

Vite, ma petite lampe de poche, mon diamant de vitrier ! Les feux du Régent guident ma main à travers la vitrine… Zzz !… Zzz !… Zzz !… Zzz !… quatre coups de diamant en rectangle… Je colle un paquet de mastic sur la partie délimitée… Je tire à moi, la vitrine est ouverte !… Je recueille le Régent, le mets dans mon gousset, puis j’ouvre sans bruit une fenêtre à laquelle j’attache la cordelette de soie qui ne me quitte jamais, et je me lance dans le vide.

Il était temps ; des pas se rapprochaient.

Que l’on se figure, si l’on peut, la joie d’un heureux cambrioleur arrivant sans accroc, au pied du mur du Louvre, avec le Régent dans sa poche !…