Mémoires d’un cambrioleur retiré des affaires/Partie 1/Chapitre II

Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 14-19).

II

l’alerte

Logarec et Bartissol traversèrent en courant la salle où grimacent dans les vitrines les innombrables divinités égyptiennes, la salle des Colonnes, la salle des Bijoux Anciens… Ils franchirent la Rotonde d’Apollon et se jetèrent comme des fous dans l’escalier que domine la Victoire de Samothrace.

Là, Logarec osa se retourner.

Rien !…

Rien que les immenses ailes éployées de la colossale déesse décapitée.

Bartissol se devait de paraître audacieux jusqu’au bout.

— Il faut prévenir le chef, dit-il résolument.

— Vas-y… toi… fit Logarec…

— Non… suis-moi… il nous croira mieux si nous sommes deux.

Logarec se rendit d’autant plus volontiers à cette excellente raison que ce vaste escalier sonore et vide le glaçait d’épouvante.

Ils montèrent.

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Quelques minutes après, trois hommes arrivaient devant la Victoire de Samothrace, puis grimpaient les marches qui précèdent la Rotonde d’Apollon.

— C’est là, chef, indiqua Logarec en tendant une main qui tremblait dans la direction des salles obscures.

Ils allaient poser le pied sur le seuil de la première galerie, lorsqu’un autre veilleur, affolé, fit soudain irruption en bousculant le gardien-chef qui fut projeté contre le mur.

— Quoi ?… qu’est-ce qu’il y a encore ? s’écria une grosse voix enrouée.

Logarec et Bartissol se tenaient prudemment l’un derrière l’autre.

L’homme, bouche bée, regardait son chef sans parvenir à articuler un mot.

— Expliquez-vous à la fin, ordonna le supérieur… Vous avez vu quelqu’un ?…

— Eux… chef, bredouilla le veilleur… en désignant Logarec et Bartissol… Je les ai aperçus… ils couraient… et puis, derrière eux, un moment après… quelque chose est apparu… on aurait dit un homme, mais je ne suis pas bien sûr… cela ne faisait pas de bruit… on aurait juré…

— Où étiez-vous ?

— Là, dans la salle des Bijoux Anciens…

— Et ce… que vous avez vu, venait d’où ?

— De là-bas, répondit le veilleur, en montrant l’enfilade des salles…

— Mais, il fallait appeler, couper la retraite à cet homme, si homme il y a… où est-il allé ?

Le fonctionnaire eut un geste vague…

— Je crois qu’il est descendu, dit-il.

— Alors, les veilleurs d’en bas l’auront vu sortir…, qu’on aille les chercher… ou plutôt non… je vais les faire monter.

Et il appela :

— Heurtebize !… Papillon !…

Deux gardiens somnolents montèrent pesamment l’escalier. Ils n’avaient rien vu et considéraient, ahuris, un peu narquois, ce groupe de quatre hommes dont trois étaient livides.

— Alors, par ici, s’écria le chef en se frappant le front…

Il fit quelques pas et, s’arrêtant devant la porte d’Apollon, il dit à Bartissol :

— Allez me chercher Caraton.

Celui-ci arriva bientôt. C’était le préposé à la garde des Diamants de la Couronne.

— Vous savez bien quelque chose ? lui demanda le chef.

— Je sais qu’il y a alerte, mais j’ignore de quoi il s’agit.

— Alors vous n’avez rien vu ?

— Rien, chef.

— Mais enfin, s’écria le gradé, cet homme n’a pourtant pas pu s’envoler ?…

— C’est que ce n’était pas un homme, murmura Logarec… du moins, un homme vivant…

— Qu’est-ce que vous me chantez là ? espèce de serin.

— Demandez à Bartissol, chef.

— C’est sorti d’un sarcophage, affirma le Méridional.

— Ah ! pour le coup, c’est trop fort…

— Oui… le sarcophage s’est ouvert, ça… je l’ai vu… je ne rêvais pas…

Le chef haussa les épaules, puis il dit brusquement :

— C’est bien… allons voir… suivez-moi tous et attention, hein ? que l’on referme les portes, après que nous serons passés.

Logarec, Bartissol, leur camarade de la salle des Bijoux Anciens, les deux gardiens du grand escalier et celui de la galerie d’Apollon, emboîtèrent le pas à leur supérieur.

On arriva dans la salle où avait eu lieu la scène fantastique, cause de tout ce branle-bas.

Les deux gardiens, témoins de l’étrange aventure, poussèrent une exclamation en désignant le sarcophage placé à gauche de la porte vitrée… Le couvercle s’était refermé et la figure noire du Ramsès fixait sur la petite troupe son immuable sourire énigmatique.

— Il était ouvert, pourtant, haleta Logarec…

— Quoi ? fit le chef ?… ce sarcophage ?

— Oui, chef, il s’est ouvert devant nous.

Le supérieur incrédule fit pivoter le couvercle…

— Vous voyez, il n’y a rien, dit-il.

— C’est que la momie s’en est allée, alors.

— La momie ?… quelle momie ? vous savez bien que ce sarcophage-là est toujours vide…

— Pourtant… la forme que nous avons vue…

— Moi aussi, j’ai vu quelque chose, intervint le gardien de la salle des Bijoux Anciens.

— Eh ! parbleu oui, fit le chef, vous avez vu passer ces deux poltrons-là…

— Oui, mais derrière eux…

— Derrière eux ?… vous avez aperçu leur ombre au clair de lune… C’est stupide… toute cette histoire ne tient pas debout… que chacun retourne à son poste et que cela soit fini.

Les gardiens se dispersèrent ; on rouvrit les portes et les veilleurs allèrent reprendre leur faction.

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Le gardien-chef venait de s’engager dans l’escalier qui conduit à son logement, situé sous les combles, lorsqu’un cri le cloua au sol.

Au même instant, il vit une masse débouler à ses pieds, trébucher et se retenir au mur. Un bicorne roula sur les marches de l’escalier.

Le chef reconnut le gardien des Diamants de la Couronne.

— Parlez, qu’y a-t-il, mais parlez donc, animal !

Le pauvre garçon ne parvenait qu’à proférer un son rauque qui sortait de sa gorge, continûment :

— Ô…ô…ô… oh !

Et son doigt tendu montrait la galerie d’Apollon…

Interloqué, le gardien-chef vint à ce malheureux qui tremblait et le secoua rudement par les épaules.

— Mais parlez donc, s’écria-t-il, qu’est-ce qu’il y a ?… qu’avez-vous vu ?

L’autre regardait le supérieur de ses grands yeux hagards…, ses lèvres remuaient, mais il n’en sortait que des sons inintelligibles !…

À la fin, cependant, des mots se précisèrent :

— Il y a… il y a… balbutia-t-il.

— Quoi donc ?… bon Dieu !

— Il y a… chef… qu’on a volé…

— On a volé !… Qu’est-ce qu’on a volé ?

— Le… le… « Régent », chef…, oui… le… Régent !…

Et le gardien s’effondra sous le poids de cet aveu.

La face déjà congestionnée du chef devint pourpre… la surprise, l’émotion, la colère le suffoquaient.

Il se mit à crier à tue-tête :

— Vous êtes fou !… volé !… volé !… le Régent !… vous êtes fou !… fou, vous dis-je.

Mais tout en se rassurant de la sorte, il n’en prenait pas moins le subalterne par le bras, le poussait devant lui, et, son falot dans la main droite, se ruait vers la galerie d’Apollon.

Alors, le malheureux gardien montra la vitrine où sont exposés les Diamants de la Couronne :

— Là !… là !…, fit-il.

Il n’en dit pas davantage, mais le spectacle qui se présentait en ce moment aux yeux du supérieur en disait plus long que tous les commentaires.

Il rugit, serra les poings :

— Ah ! vingt Dieux de vingt Dieux !… les misérables !…

Un rectangle, juste assez grand pour livrer passage à une main, était nettement découpé dans la glace de la vitrine. Le morceau enlevé était posé tout à côté ; un petit amas de mastic où se voyaient encore des empreintes de doigts, occupait le milieu de ce carré de verre. Et, à la hauteur de l’ouverture béante, le fin support d’argent sur lequel le célèbre joyau se présentait naguère, libre de tout contact, en pleine lumière, ce support se courbait à sa place habituelle comme un point d’interrogation, tendant ironiquement sa griffe vide !

C’était fou, en effet, invraisemblable, inadmissible !…

Et pourtant, le fait était là…

On avait volé le Régent, en plein musée du Louvre, à la barbe de son gardien !