Mémoires d’un cambrioleur retiré des affaires/Partie 1/Chapitre IV

Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 26-34).

IV

où il est prouvé une fois de plus que l’homme n’est qu’un jouet entre les mains du destin

Je vois d’ici le lecteur sourire et je devine la pensée qui lui est venue à l’esprit.

Il se dit évidemment : « Quel être naïf que ce cambrioleur qui se figure pouvoir convertir en espèces un diamant connu de tous… Mais le premier marchand auquel il l’offrira le fera tout de suite arrêter, c’est certain. »

Non, ce n’est pas si certain que cela. Voyons, vous supposez bien qu’un homme de mon acabit, un professionnel du cambriolage ne se serait pas risqué à tenter un coup comme celui-là, s’il n’avait su d’avance où placer le produit de son travail ». Je ne suis plus un novice et la discrétion que j’observe en toutes choses m’a valu la confiance, je dirai plus, l’amitié de certain négociant d’Amsterdam qui s’entend, comme pas un, à tailler le diamant.

C’est à lui que je m’adresserai. Il partagera le Régent en plusieurs morceaux et le vendra ainsi au détail, en prélevant, comme il est juste, pour sa part, une sérieuse commission. Tout compte fait, il me reviendra de cette vente quelques petits millions que je saurai employer, je vous prie de le croire.

Édith, d’ailleurs, m’aidera de son mieux, car pour gaspiller l’argent, elle n’a pas sa pareille.

Puisque je viens de prononcer le nom d’Édith, je crois que je ne dois plus tarder à vous la présenter. Édith est ma maîtresse, une maîtresse ravissante, exquise, jolie, comme le sont les Anglaises quand elles se mettent à être jolies. Je l’ai connue à Ramsgate où j’étais allé me reposer un peu des fatigues du métier, il y a de cela un an, et j’avoue que, depuis notre première rencontre, elle a toujours fait preuve d’une fidélité vraiment exemplaire. De plus, et cela est aussi très appréciable, aucun nuage n’est venu ternir notre lune de miel.

Bien entendu, je n’ai jamais révélé ma profession à Édith, car les femmes, si parfaites qu’elles soient, ont toujours une tendance à trop bavarder et, bien que je m’honore de pratiquer le cambriolage, j’ai craint qu’elle n’éprouvât quelque répugnance pour cette sorte d’art que réprouve une morale trop étroite. Elle me croit, sinon riche, du moins fort à l’aise et ignore, la pauvre chatte, que les deux billets de mille francs qui se trouvent dans mon secrétaire constituent pour l’instant toute ma fortune.

C’est, vous le devinez, à Édith que je songeais en regagnant pédestrement mon domicile, là-haut, sur la butte Montmartre.

La période de morte-saison que je venais de traverser ne m’avait pas permis de m’installer, comme je le souhaitais, dans un quartier aristocratique, mais bientôt ce désir se trouverait exaucé, grâce au Régent, et George-Edgar Pipe, au lieu d’habiter un petit logement meublé de deux cents francs par mois, aurait son hôtel à lui, ses domestiques, son auto.

Alors, les gens qui aujourd’hui le regardaient avec mépris, ambitionneraient l’honneur de lui être présentés, car à Paris, comme à Londres, cela est un fait constant, on ne s’inquiète guère de savoir comment les gens se sont enrichis. Les moyens employés pour parvenir importent peu, c’est le résultat qui est tout.

Or, le « résultat », je l’avais là, dans la poche de mon gilet, sous la forme d’un petit polyèdre que je palpais amoureusement, de temps à autre, entre le pouce et l’index.

Au moment où j’arrivais devant ma porte, une crainte me saisit. Depuis que je vivais avec Édith, c’était la première fois que je découchais…

Comment allait-elle prendre la chose ?

Bah ! me dis-je, je trouverai bien un prétexte pour m’excuser… Et tout en montant l’escalier, je préparais ma défense, mais, chose curieuse, moi qui d’ordinaire ne manque pas d’imagination, j’avais beau me torturer la cervelle, je ne trouvais rien… mais là, absolument rien.

En désespoir de cause, je me résolus à invoquer l’excuse de l’attaque nocturne… Cela réussit toujours et a l’avantage d’exciter terriblement les nerfs des femmes… C’est cela… Je dirais que l’on m’avait attaqué, que fort heureusement des agents étaient accourus à mon appel, que l’on avait arrêté mes agresseurs, et que j’avais dû aller au poste pour y décliner mes nom et qualité, subir la confrontation de rigueur et signer une plainte en bonne et due forme…

Édith, à n’en pas douter, se laisserait facilement convaincre… Peut-être ferait-elle un peu la moue, mais j’ai un moyen infaillible pour dérider mon adorable maîtresse et la rendre plus aimante que jamais.

J’introduisis doucement ma clef dans la serrure, ouvris la porte et la refermai sans bruit, puis, après m’être débarrassé dans le vestibule de mon chapeau et de mon pardessus, je me dirigeai vers la chambre d’Édith la nôtre par conséquent, car vous supposez bien que nous ne faisions pas lit à part. D’ordinaire, une petite lampe d’albâtre brûlait, toute la nuit, sur la cheminée, aussi fus-je assez surpris de trouver la pièce obscure… J’avançai de quelques pas, cherchai en tâtonnant le commutateur. Une clarté brusque jaillit et je constatai, avec une émotion que l’on s’imagine sans peine, que le lit était vide.

Édith, elle aussi, avait découché !

Je ne pus croire, tout d’abord, à une telle audace de sa part. Édith était plutôt d’une nature timide et il me semblait impossible qu’elle eût pris, en ne me voyant pas rentrer, une si brutale décision. Sans doute était-elle allée à ma rencontre… et je la verrais bientôt reparaître… Peut-être aussi, comme elle était très peureuse, s’était-elle réfugiée chez une voisine qui habitait sur le même palier et nous rendait, de temps à autre, quelques menus services.

J’errais dans la chambre, comme une âme en peine, inquiet et furieux tout à la fois, quand un billet placé sur la table de nuit frappa mes regards. Je m’approchai vivement, m’emparai de ce papier et ne pus retenir un cri de rage.

Édith était partie… elle avait, c’est le cas de le dire, filé à l’anglaise !

« Mon cher Edgar, m’expliquait-elle, l’air de Paris ne me vaut rien et je sens bien que je ne m’habituerai jamais à la vie française… Excusez-moi de vous quitter si brusquement, mais je ne pouvais plus y tenir… J’ai ce que nous appelons là-bas le homesickness[1] et j’ai besoin de me retremper un peu dans l’atmosphère du Strand et de Piccadilly. J’ose espérer que vous vous consolerez vite, et que vous m’excuserez aussi de vous avoir « emprunté » quelque argent pour couvrir mes frais de voyage et me permettre de vivre tranquille, en attendant que je trouve une situation. J’ai pris les deux mille francs qui étaient dans le secrétaire et je vous les renverrai peut-être un jour. Dans le cas où vous déménageriez, prévenez-moi poste restante, bureau de Charing Cross. Je ne vous dis pas adieu, Edgar, car j’espère bien vous revoir. Je vous aime encore, croyez-le, mais décidément, je m’ennuyais trop à Paris… »

Bien que je sois, depuis longtemps, cuirassé contre les coups du sort, j’avoue que celui-là me sembla plutôt dur et que, dans ma rage, je prodiguai à Édith tous les noms que le slang de Whitechapel réserve d’ordinaire aux affreuses créatures d’Aldgate ou de Drury-Lane… Il y avait sur la cheminée un portrait de ma maîtresse, je le jetai sur le parquet, le piétinai avec frénésie et lacérai furieusement le kimono de soie bleue qu’elle avait oublié sur un fauteuil.

Ainsi, elle avait fui, la petite hypocrite, fui en emportant toutes mes économies : ces deux mille francs sur lesquels je comptais pour passer en Hollande !… Elle avait, au moyen d’une pince, forcé la serrure de mon secrétaire…

Moi, Edgar Pipe, le « roi des cambrioleurs », j’avais été refait par une femme ! et cela, au moment où je venais d’accomplir une expédition qui m’assurait la fortune.

J’explorai quand même les tiroirs de mon secrétaire, espérant qu’Édith, prise de remords au moment de partir, m’aurait au moins laissé un ou deux billets… Mais non… elle avait tout pris, la misérable, et je me trouvais maintenant avec quarante francs en poche !!

Je me jetai tout habillé sur mon lit et ne tardai pas à m’endormir profondément, car les émotions, chose bizarre, exercent sur moi une singulière influence. Au lieu de m’énerver et de m’horripiler jusqu’à l’exaspération, elles finissent par m’anéantir et je goûte alors un sommeil de brute.

Plus je suis ennuyé, plus je dors et je dois à cette heureuse disposition physique de supporter sans trop de tourments les épreuves de la vie. En général, l’homme est mal armé contre l’adversité ; dès qu’un événement fâcheux vient déranger ses projets ou détruire ses espérances, il se laisse aller au désespoir, crie, se lamente et souhaite même la mort. Moi, j’éprouve d’abord une secousse des plus violentes, mes nerfs se tendent à se briser, mais cet état de surexcitation n’est que passager et ne tarde pas à faire place à un profond abattement… Une sorte de torpeur s’empare de moi, paralyse mes membres, jetant sur ma douleur comme un baume bienfaisant, et pendant douze heures, et même davantage, je jouis d’un sommeil de plomb que ne hante aucun rêve, que ne trouble aucun cauchemar. Quand je me réveille, je suis calme, reposé, lucide et, de nouveau, prêt à la lutte. La catastrophe qui s’est, la veille, abattue sur moi me semble lointaine… lointaine, et je me demande même comment elle a pu un instant troubler mon esprit.

Le lendemain du jour où j’avais appris en même temps, et la brusque disparition d’Édith, et celle de mes deux mille francs, j’étais plus calme que jamais.

Je m’habillai avec soin, me fis du thé, puis je m’assis dans un fauteuil, ma Bible entre les mains.

Cela vous étonne peut-être qu’un cambrioleur lise la Bible ?

Et pourquoi ne la lirait-il pas ? Est-il défendu à un homme, à quelque catégorie qu’il appartienne, de chercher des conseils dans les livres saints ?

J’en connais qui font de la Bible leur livre de chevet et ne valent pas mieux que moi, bien qu’ils jouissent dans notre trompeuse société d’une réputation inattaquable…

En somme, tout n’est-il pas convention en ce monde ?

L’homme de loi qui passe sa vie à spolier des héritiers, le financier qui ruine des centaines de petits rentiers, le marchand qui vend ses denrées le triple de ce qu’il les a payées et trompe encore sur le poids, l’individu taré qui épouse une femme pour sa fortune, le député qui trafique de son mandat pour patronner de louches entreprises et toucher des pots-de-vin en secret, ces gens-là sont-ils moins méprisables que le cambrioleur qui dérobe au Louvre un des Diamants de la Couronne ?

Puisque l’argent est le but de la vie et que l’on n’est pas encore arrivé à le supprimer, ne faut-il pas que l’on s’en procure ? Et tenez, puisque je vous parlais de la Bible… écoutez le conseil sur lequel je viens justement de tomber :

« La fortune est pour le riche une ville forte ; la ruine des misérables, c’est leur pauvreté[2]. »

Est-il rien de plus juste ?

Grâce au Régent que j’ai là, dans ma poche, je pourrai bientôt me réfugier dans cette « ville forte » dont parle l’Écriture et devenir l’égal des individus peu recommandables auxquels je faisais allusion plus haut. Quel sera mon crime ? Je n’aurai fait, en somme, que priver le public parisien de la vue d’un diamant précieux, mais je suis sûr que l’administration prévoyante ne manquera pas de remplacer la pierre absente par une autre en toc qui fera absolument le même effet.

Il paraît d’ailleurs que, dans les musées, lorsqu’un vol se produit, c’est toujours ainsi que l’on procède.

Qui pourra se plaindre ? À qui aurai-je porté préjudice ? à l’État… Bah !… il est assez riche pour supporter cela.

Le Régent avait changé de main et il allait enfin être utile à quelqu’un… Je m’étais laissé dire que ce diamant pesait 136 carats — environ vingt-huit grammes — et qu’il était estimé de douze à quinze millions. Il faudrait vraiment que la fatalité s’en mêlât pour que je n’en retirasse pas au moins deux millions… Je ne suis pas ambitieux… deux modestes millions me suffiraient…

Quelle petite dinde que cette Édith ! et comme elle regretterait son coup de tête, quand elle apprendrait que je mène à Londres un train de vie sinon fastueux, du moins assez enviable…

Elle chercherait sûrement à se rapprocher de moi et (je me connais) elle aurait peu de chose à faire pour obtenir son pardon. Un homme comme moi excuse facilement les fautes d’autrui et le petit cambriolage auquel s’était livré Édith n’était, à mes yeux, qu’une peccadille. L’acte en lui-même ne m’indignait nullement… ce que je reprochais à la petite sotte, c’était de l’avoir accompli à l’heure où j’avais besoin de toutes mes disponibilités pour établir définitivement ma fortune.

J’allais être obligé, moi qui avais des millions en poche, de me livrer, pour me procurer quelque argent, à un de ces menus cambriolages qui sont parfois plus dangereux que les grands.

Je risquais non seulement de me faire arrêter, mais encore de perdre à jamais le diamant que j’avais eu tant de peine à acquérir.

Tout en roulant dans mon esprit ces peu rassurantes pensées, je consultais un petit carnet sur lequel j’avais noté, depuis mon arrivée à Paris, les différents « coups » qui pouvaient être tentés, soit chez des industriels, soit chez des rentiers, et offraient à l’ « opérateur » le moins de risques possible.

Nous autres, cambrioleurs, nous sommes généralement mieux renseignés qu’on ne le croit. Un bavardage, une note parue dans les journaux, un petit entrefilet de rien du tout, nous sont parfois de précieuses indications. Un exemple entre cent. J’avais lu, quelques jours auparavant, dans un grand journal du matin, qu’un sieur Bénoni, rentier, demeurant 210, boulevard de Courcelles, avait oublié dans un taxi une sacoche contenant soixante-douze mille francs en billets de banque et que le chauffeur, un honnête Auvergnat, était venu lui rapporter cette sacoche.

Ce simple fait divers avait retenu mon attention. Je l’avais découpé et collé dans mon « diary  ». Je ne pensais pas, à cette minute, utiliser le renseignement, car j’avais un autre projet en tête et ne m’embarrassais point de semblables vétilles, mais aujourd’hui que la petite canaillerie d’Édith me forçait à « remettre la main à la pâte » et à travailler de nouveau dans le « demi-gros », je me mis à étudier l’affaire Bénoni.

Il me parut que ce rentier qui se promenait avec une sacoche contenant soixante-douze mille francs devait être pour un cambrioleur un excellent gibier, et en procédant par déduction, j’en arrivai à établir assez exactement — du moins à mon avis — le cas psychologique du sieur Bénoni. C’était à coup sûr un homme qui brassait de grosses affaires, achetait comptant et vendait de même, puisqu’il avait sur lui de l’argent liquide. Il devait faire le commerce des objets d’art ; c’était un amateur ou un marchand, mais je le supposais plutôt amateur, car un marchand est en général un homme prudent et méfiant, qui n’oublierait pas dans un taxi un sac bourré de billets de banque. Il n’y a qu’un amateur qui puisse avoir de ces distractions.

  1. Mal du pays
  2. Proverbes, X, 15.