Lettres de Fadette/Quatrième série/11

Imprimé au « Devoir » (Quatrième sériep. 31-33).

XI

Les ailes inutiles


J’allai hier chez un marchand d’oiseaux, un vieux monsieur qui me fit les honneurs de ses volières comme s’il m’eût reçu chez lui. Parmi les plantes vertes des deux salles inondées de soleil, toutes les cages, alignées de chaque côté des allées, ressemblaient aux maisons d’un village minuscule où les pignons dorés voisinaient avec d’humbles petites cabanes à barreaux de bois. Et tout cela était rempli d’oiseaux de toutes les couleurs, gracieux, vifs, jolis comme des bijoux.

L’impression était-elle en moi, ou me vint-elle d’eux ? Ils me parurent tristes… tristes comme tout ce qui est emprisonné. Avoir des ailes et vivre entre des barreaux, voilà une angoisse que comprennent beaucoup d’humains.

En plaignant les oiseaux, j’ai pensé à toutes les choses prisonnières dans les âmes. Pensées captives, sentiments cachés, confidences retenues, émotions déguisées, tout ce qui palpite dans une âme, la fait vivante et qu’on y enferme par prudence, convention, timidité ou fierté ! Pauvres choses prisonnières, oiseaux ou pensées, vous repliez vos ailes devant les espaces inaccessibles où il vous est interdit de vous élancer, et les passants distraits ne se doutent pas de la tristesse de vos silences !

Ce qui doit vous consoler, ô vous qui vous taisez, c’est que les pensées qui vivent en vous ne sont pas perdues, même pour les autres, même si elles ne sont jamais exprimées. Plus elles sont nombreuses, plus elles vous sont chères, et plus elles font votre âme grande et profonde, et votre vie ne sera-t-elle pas le reflet de ce qui vit invisible mais vivant dans votre cœur ?

Comme il arrive souvent, mes réflexions sérieuses aboutirent à une question puérile dont je savais d’avance la réponse : « Ne sont-ils pas malheureux, ces pauvres petits oiseaux, d’être privés de leur liberté ? — Malheureux ! mes oiseaux ! cria le bonhomme indigné… mais ils mourraient de froid et de faim si je les lâchais ! »

Ne soyons pas tristes quand il faut nous taire, nos pensées aussi mourraient peut-être de froid et de faim devant l’incompréhension et l’hostilité de ceux qui mangent et qui boivent et qui trouvent la vie bonne pourvu qu’ils y soient installés confortablement. Engourdis dans le bien-être matériel, ils ne sentent que faiblement la vie intellectuelle, pas du tout la vie de l’âme. Ils trouvent exagéré ce qu’ils ne peuvent comprendre, et privés de bon sens ceux qui ne sont pas intéressés et égoïstes comme eux. Saluez-les, ils se disent les Heureux de ce monde.