Lettres de Fadette/Quatrième série/12

Imprimé au « Devoir » (Quatrième sériep. 33-36).

XII

Son Noël


Dans la chambre fraîche au papier clair, fleuri de bluets, la petite malade, presqu’assise dans ses oreillers, prête l’oreille aux bruits du dehors qui lui arrivent par la fenêtre entr’ouverte : c’est la sonnerie légère des attelages d’hiver, le crissement des traîneaux qui filent sur la neige froide, les voix des groupes joyeux qui se rendent à l’église pendant que du clocher pointu là-haut, les trois grosses cloches appellent les fidèles à la messe de minuit.

Ce Noël dans son lit ne ressemble guère à ceux qu’elle regarde en elle-même, et elle ferme les yeux pour les mieux voir.

Souvent, elle aussi a marché dans la neige molle qui enveloppait les choses grises et vieilles comme un grand manteau tombé du ciel, et la lune, aux lueurs caressantes, mettait des frissons et des étincelles sur le paysage blanc.

De loin, on apercevait l’église tout illuminée, et le givre qui argentait sa façade la faisait ressembler aux palais qu’elle n’avait vus qu’en images. Comme sur un théâtre lointain, elle voit se succéder beaucoup de petits tableaux. Tout au fond de l’église un peu sombre, se détache l’autel, où la clarté des cierges minces pique des étoiles roses ; à droite le rideau fermé cache le mystère de la crèche rustique et attire les curiosités chaque année renouvelées, malgré le décor toujours semblable.

Et voilà que l’église se remplit ; les bonnes sœurs, lentes et graves, précèdent les petites filles, qui, deux à deux, se prosternent en cadence au signal de la tapette de bois : les femmes tout emmitouflées, les enfants aux yeux gonflés de sommeil, les cavaliers et leurs blondes et enfin, tout juste avant l’entrée solennelle des enfants de chœur, les hommes, après avoir mis leurs chevaux à l’abri, apportent un parfum de fauve dans leurs gros capots de fourrures couverts de neige qui fond à la tiédeur de l’église, et dont la vapeur se mêle à la fumée bleue de l’encens. Derrière ses yeux fermés, passe et repasse le curé, affairé et hospitalier, et à la tribune, l’organiste essaie en sourdine les cantiques que chanteront à tue-tête, tout à l’heure, les petits garçons de l’école.

… Les dernières vibrations des cloches expirent dans l’espace, et le grand silence qui suit fait ouvrir les yeux de la petite rêveuse. Elle se sent très lasse comme si elle avait parcouru une longue, longue route, et elle se laisse glisser sur ses oreillers dans un demi-sommeil, où elle perçoit vaguement des pas furtifs et des chuchotements… peut-être les préparatifs du réveillon ?

Quand elle s’éveille, une table, dressée pour la communion, est près de son lit, et sa mère penchée sur elle lui dit tendrement : « Tu auras aussi ton Noël, ma mignonne, tout est prêt, dans quelques minutes le bon curé viendra… »

Quelque chose de brisé dans la voix basse, la surprise de ces préparatifs, l’étrange faiblesse qui l’engourdit, révèlent soudain à la jeune fille ce qu’on n’a pas encore osé lui dire, et c’est comme si elle avait toujours su qu’elle s’en irait ce soir. Elle regarde longuement sa mère et celle-ci devine que l’enfant a compris.

… Ainsi c’est fini, elle est presque de l’autre côté de la vie et elle a si peu connu celui-ci ! Ses jeux, ses études, ses rêves, la tendresse donnée et reçue, c’était donc toute la vie ? Elle a parfois entendu parler de la douleur, du mal, des difficultés qui remplissent l’existence, elle n’en a connu que la beauté et la joie. Le ciel si difficile à conquérir, disait-on, est là, à sa portée, on le lui donne, comme ça… pour rien.

L’heure grave n’a pour elle ni terreurs, ni angoisse, elle éprouve plutôt un étonnement que ce soit si simple de mourir, et cela la sort de sa torpeur ; son âme est attentive pendant que des mains invisibles et douces continuent à détacher les liens fragiles qui la retiennent encore. Et dans l’ombre de la mort, une grande lumière pénètre en elle, son visage pur rayonne, et quand le prêtre s’avance, elle tend les mains vers Jésus qu’elle entrevoit dans une extase.

La mère, à genoux, comprime en elle sa douleur afin d’en dérober toute l’amertume à la petite âme qui passe de la terre au ciel sans même soupçonner que la mort est un brisement et une douleur.